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ŒUVRES
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MACROBE.
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IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
BUB JACOB, n^ a4.
OEUVRES
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DÉ
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MACROBE,
TRADUITES
Par Ch. DE ROSOY,
AFCIIir CIUSBUR-ADJOIirT AU PKTTAZTBB DH 8AIlfT-CYR.
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TOME PREMJEB.
A PARIS,
CHEZ FIRMIN DÏDOT, LIBRAIRE ,
RUE lACOB, »° 24-
MDCCCXXVn.
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PUBLIC LIBRARY
240 201]
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PRÉFACE.
J^loiis; offroi^s au public instruit la première
traductioi:! • d'un auteur assez généralement re-
gardé comme intraduisible; puisse-t-elle récon-
cilier avec Macrobe beaucoup d'amateurs de la
littérature , qui , trop facilement rebutés par sou
style, se sont privés du plaisir de fouiller une
mine fécpnde en débris de l'antiquité ! C'est un
tort que n'ont pas eu les savants qui se sont em-
pressés d'exploiter les riches et nombreux frag-
ments qu'il nous a conservés. Aussi, dans leur
reconnaissance, l'ont -ils proclamé le plus docte
écrivain des derniers temps de Rome.
Mais si les savants de choses ont rendu justice
à Macrobe, il n'en a pas été de même des savants
VI PRÉFACE.
de mots; plusieurs commentateurs du XVV et
du XVII® siècle , classe d'hommes fort utile aux
lettres, mais dont le zèle est quelquefois brutal
et le goût peu sûr, Font cité à leur tribunal pé-
dantesque, comme coupable de trois graves délits :
ils Font accusé de mal parler latin, d'être pla-
giaire, et de chercher à atténuer la gloire de
Virgile.
Pour faire sentir le ridicule du premier chef
d'accusation , il su£St de mettre sous les yeux du
lecteur la réclamation fondée de l'accusé : Je suis
né, dit-il, sous un autre ciel; s* il arrive donc que
quelqdun ait le loisir et la volonté de parcourir
cet ouvrage^ je réclame son indulgence dans le cas
oii mon style n aurait pas cette élégance à laquelle
on recormatt V écrivain né Romain, (Introduction
aux Saturnales. )
Et si l'on se dit qu'une demande aussi juste est
celle d'un père qui , voulant of&ir à son fils des
moyens de comparaison entre Homère et Platon
d'une part, et Cicéron et Virgile de l'autre, fait
à son amour-propre le sacrifice d'écrire dans une
PRÉFACE. VII
langue étrangère , et qui , de plus , était déjà fort
altérée de son temps, on appréciera mieux encore
la valeur des reproches , et la délicatesse des cri-
tiques, qui ne montrent, relativement au second
grief, celui de plagiat, ni plus de bonne foi, ni
plus de jugement.
En efifet, si Érasme, Yossius, Muret et quelques
autres accusent Macrobe de piller les écrits des
grands écrivains , et le comparent au geai de la fa-
ble , c'est qu'ils n'ont pas vu , ou n'ont pas voulu voir
la différence qu'il y a entre l'écrivain méprisable
qui reproduit impudemment comme siennes les
pensées des autres, et le littérateur estimable
qui , formant avec goût une collection de ce que
lui ont offert de plus intéressant des auteurs ac-
crédités, la donne pour ce qu'elle est en effet
Ce dernier cas est bien celui de l'illustre philo-
sophe platonicien que nous allons laisser parler
un instant : J* ai formé pour vous, écrit- il à son
fils, un répertoire j une sorte de dépôt littéraire^
dans lequel il vous sera facile de trouver au be-
soin, soit des morceaux historiques exhumés de
viii PRÉFACE.
libres ignores du vulgaire , soit des dits et faits
mémorables. J'espère que vous ne me blâmerez
point d'as^ir souvent consen^é^ dans mes dipers
emprunts y les expressions même des auteurs qui
me les ont fournis; car mon but ici n'est pas de
faire preuve (T éloquence , mais de vous offrir* un
recueil de choses dignes détre connues. ( Intro-
duction aux Saturnales.)
Cette franche déclaration répond victorieuse-
ment, nous le croyons du moins, à l'inculpation
de plagiat ; et si Macrobe a beaucoup pris à Se*
nèque, à Valère-Maxime , à Aulu-Gelle, à Plu*
tarque et à d'autres sans les nommer, c*est pro*
bablement parce qu'il pensait comme Montaigne.
Je veux y dit Tami de la Boéftie , miisser ma fai-
blesse sous ces grands crédits , et f aimerai quel'-
qu'un qui me saura déplumer. ^
Une partie de l'ouvrage que nous avons tra-
duit est donc une compilation; mais quels remer-
ciments ne devons-nous pas au savant compilateur
qui nous a conservé le Songe de Scipion, qui
nous offre les moyens de suivre les Romains au
PRÉFACE. IX
forum, à'tabte, au théâtre ^ qui nous donne de$
renseignements précieux sur les doctrines se*
crêtes de l'antiquité ^ et dans lequel on trouve des
sénaluSKxmsultes , des citations de lois et de cou-
tumes anciennes, ainsi qu'une foule de pièces
historiques et de fragments d'auteurs qixi , sans
lui , nous seraient inconnus ?
Le premier livre des Saturnales nous montre
Rome préludant, sous ses rois, k sa grandeur fu-
ture, au moyen de ses institutions civileis, poli*
tiques et religieuses ; et les derniers chapitres de
ce même livre sont, non pas une compilation,
mais une dissertation à l'appui du' système qiû
rapportait tops les dieux au soleil. Ce traité suc-
cinct , dans lequel Macrobe déploie une immense
érudition, nous fait conjecturer que, parmi les
I
païens, la classe instruite se divisait en spiritua*
listes qui voyaient dans Tastre du jour l'emblème
de la Divinité, et en matérialistes qui le regar-
datent comme la Divinité même.
Le second livre est un choix d'anecdotes et de i
bons mots, dont la plupart seront nouveaux pour
X PRÉFACE.
ceux à qui notre auteur est inconnu. Il est ter-
miné par des détails curieux sur les mœurs do-
mestiques des Romains, sur leur cuisine, ainsi
que sur les mets qui couvraient leur table.
Les quatre livres qui suivent ont le mérite de
présenter l'explication d'un grand nombre de
passages des auteurs classiques. Ce n'est qu'après
les avoir lus qu'on peut se flatter de bien con-
naître Virgile qui, dans le cinquième, est mis en
parallèle avec Homère.
Le septième et dernier livre est une discussion
sur plusieurs questions de physique, de littérature
et de physiologie.
Le Commentaire du Songe de Scipion , qui pré-
cède les Saturnales , et qui appartient tout entier
à Macrobe, est l'ouvrage d'un élève de beaucoup
de mérite qui travaille d'après les esquisses d'un
grand maître. Ce songe n'est, en effet, qu'une
pensée de Cicéron relative aux sentiments des
anciens sur le système du monde, sur la célèbre
trinité de Platon, et sur l'indestructibilité de la
matière. Le commentateur développe cette pensée
PRÉFACE. XI
avec beaucoup de sagacité , et £siit preuve de pro-
fondes connaissances astronomiques.
Ces deux ouvrages sont suivis d'un petit Traité
sur la concordance et sur la différence des verbes
grecs et latins.
Ce précis rapide des ouvrages de Macrobe ne
nous a pas fait oublier qu'il a encore à se purger
du crime d'avoir attenté à la gloire du prince des
poètes latins. Pour savoir s'il a réellement en-
couru le reproche amer]que lui a fait à ce sujet le
fougueux Scaliger ( Jul. Ces.), et qu'a renouvelé de
nos jours un académicien très-distingué , qui ho-
nore l'humanité comme homme , et la littérature
comme écrivain, nous allons le faire comparaître
devant son dernier accusateur. «J'aime à penser, lui
dirait probablement Macrobe, que lorsque vous
m'aurez entendu, vous reviendrez de l'opinion un
peu précipitée que vous avez émise de moi dans
vos remarques sur un poète qui nous est bien cher
à tous deux. Je ne vous citerai pas une foule de
passages, soit dans mon Songe de Scipion, soit
dans mes Saturnales, qui prouvent mon admira-
m PREFACE;
tion passionnée pour Iç cygne de Mantoue; je me
contenterai de vous rappeler ce que je &îs dire à
Symtadaque, ruh deis interlocuteurs de mon ban-
quiet 1 Telle est .la, gloire de Firgile qii aucune
louange ne peut V accroître y ni aucune critique
TaffàibHrl Voyez , je vous pirie , naon XP et XIF
chapitre du Y^ livre . de . œ même banqiket ; j'y
«prouve, qne le chantre d'Énée a quelquefois sur^
passé et sbuvBit égalé le chantre d^Adiille (j>ar
utiiiisque splendor ) : cç n'est pas aipsi qu'aurait
parlé Zoïle. J'ai dit, il est vrai, dans d'autres en-
droits, qu'il est parfois au-dessous de son modèle^
et dans d'autres encore j'ai rassemblé les em-
prunts tacites ou avoués qu'il a £aits chez plu-
sieurs poètes, ses prédécesseurs, et j'ai montré
le parti qu'il en a su tirer. Suis -je donc, k cet
égard, plus coupable que les critiques éclairés et
enthousiastes de votre Boil6au,de votre Racine,
de votre La Fontaine , de votre Molière , eta ? Et
;devais-je faire de mon fils, pour qui j'écrivais, un
' zélateur fanatique du plus beau génie de Rome,
au lieu de le lui faire aimer en connaissance
* .
préface; xm
de caâs'e?^ jiihicus FHrgiUuSy sed mdgis' amiciù
• * * ■ . •
' Oe j^ëtit plliaiidbyer termina, que ferait le jngô
'inlègi^ ê0At W éSt qùesdèh? Nous ne -dotitons
fpas qu'après' ajvôk^ frànèhéiii<Hit avôiié' que sa
téïidre vénération poiii' Virgile Itiî avait suggéré
<)é]s ^éventions d^iit il e^ entièrement twenu',
M. Michaud embrasserait cordialement Macrobes
annuUeraEJt son pr^niier jugement ^^t que tous
«Veux se» quitteraient pénétrés il'^stime l'un pour
%9 .* ^ ». .. • I' "1 * 1 ' ' ' • • * ') /••• ,
A«x notions que nous v^no^ns' de "^ïoiitier ^âùt"
• . » • ' ' ' ^
les éerità de notre auteur, nous ajouterions quel-
9 • I r • •
•qnes lij^rteis sur sbn'payset sareligionf, sï Yiin et
Tautre nous étaient pafrfiitehiènt* dcttinuSç 'iiiàîé,
comme' wous* -né* pourrions offrir à* ce suj;ét que
dêS' cbAjéctùréi» ♦ fort hasat^éés , nous Aous ' en
tiendrons' à dlréqu'ort présume qu'il occupait,
à la cour d*Hom)rius ou k celle de Théodose^ le
Jeune^ une dbargte qui Tépond à celle de gl^rié-
cbambellan dans lès coiiiï*s de l'Europe moderne*
Qu'il no.uÀ soit pérnjis' mailitenant d'ajoutek*
V
►
XIV PRÉFACE.
quelques mots purement relatifs à notre traduc-
tion. M. Mottet, jeune homme plein construc-
tion, nous ayant offert une version du petit
traité mentionné ci -dessus de la concordance
et de la différence des verbes grecs et latins,
nous l'avons acceptée avec une reconnaissance
d'autant plus vive que nous n'aurions pu mieux
faire.
Dociles aux conseils de plusieurs habiles lit-
térateurs qui ont bien voulu entendre la lecture
d'une grande partie de notre traduction , c'est à
eux, et particulièrement à MM. Yillemain et
Victor Le Clerc que nous devons d'avoir terminé
une entreprise dans laquelle ont échoué quelques
écrivains, hommes de mérite.
Nous demandons grâce pour beaucoup de vers
prosaïques qi^e le lecteur ne manquera pas de
remarquer dans le IIl^, dans le IV^ et dans le
VF livre des Saturnales. Malgré le désir que nous
avions de profiter des secours que nous offraient
MM. Delille et Gaston, il ne nous a pas toujours
été possible de le £aire , par la raison que Macrobe
PREFACE. XV
A quelquefois été d'un avis contraire au leur
sur la valeur des expressions employées par Vir-
gile dans les rites sacrés et les cérémonies reli-
gieuses.
COMMENTAIRE
DU
SONGE DE SCIPION.
v^
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LE SONGE
DE SCIPION,
FRÀGMBirr DB LA RBPUBLIQUE DB CICBROlf QUB NOUS
A COlfSBaVB MAGROBJB.
I. (Quoique le sage trouve dans le sentiment de ses
nobles actions le plus haut prix de sa vertu , cepen-
dant cette vertu qu'il tient des dieux n en aspire pas
moins à des récompenses d'un genre plus relevé et
plus durable que celui d'une statue qu'un plomb vil
retient sur sa base, ou d'un triomphe dont les lau-
riers se flétrissent. Quelles sont donc ces récom-
penses? lui dit Lélius. Permettez, reprit Scipion,
puisque nous sommes libres encore pendant ce troi-
sième jour de fête, que je continue ma narration.
IL Dès que je fus arrivé en Afrique, où j'étais,
comme vous le savez, tribun dans la quatrième lé-
gion, sous le consul M'. Manilius, je m'empressai
d'aller saluer le roi Masinissa , que la plus juste et
la plus étroite amitié liait à notre famille. Aussitôt
que je l'eus abordé , ce vieillard m'embrassa , versa
des larmes ; puis , levant les yeux au ciel : O soleil ,
I.
4 LE SONGE .
dit-il, roi des astres, et vous tous, esprits célestes,
grâces vous soient rendues de ce que, avant de sortir
de la vie, je vois dans mon royaume, et sous le toit
de mes aïeux, Publius Cornélius Scipion, dont le
nom seul ranime mes esprits : tel est TefTet du souve-
nir ineffaçable que m'a laisse de lui votre vertueux
et invincible aïeul. Je le questionnai ensuite sur ses
états, lui me parla de notre république ,. et la lon-
gueur de ces confidences mutuelles remplit le reste
•du jour.
III. Après un repas digne du roi qui le donnait ,
notre entretien continua fort avant dans la nuit ; le
vieillard ne parlait que de Scipion l'Africain, et avait
présentes à la mémoire toutes ses actions et même
toutes ses paroles. Lorsque nous allâmes enfin nous
reposer, la fatigue du voyage et d'une si longue veille
me plongea dans un sommeil plus profond qu'à l'or-
dinaire. Alors le sujet de notre conversation me re-
vint à l'esprit ; car je pense que les idées et les dis-
cours de la journée agissent sur le sommeil , et que
si Ennius vit Homère en songe, comme il le dit, c'est
que ce grand poète était, à n'en pas douter, l'objet
habituel de ses pensées et de ses discours pendant le
jour. Moi , je crus voir Scipion l'Africain qui m'ap-
parut sous des traits qui m'étaient familiers, moins
pour l'avoir vu lui-même , que pour avoir contemplé
ses images. A peine l'eus-je reconnu , que je frisson-
nai. « Rassurez- vous , Émilien , me dit-il ; bannissez la
crainte , et gravez mes parolers^-^^ns votre souvenir.
IV. <c Voyez-vous cette ville que*'JS^prcée à recon-
DE scipionr. 5
naître pour maître le peuple romain ? la voilà cher-
chant à renouveler d'anciennes guerres, et ne pou-
vant rester en repos ; ( d'un lieu élevé , parsemé d'é-
toiles et tout resplendissant de lumière, il me montrait
Carthage. ) Vous venez aujourd'hui l'assiéger, revêtu
d'un grade inférieur; dans deux ans vous serez con«
sul , vous la renverserez , et vous aurez conquis par
vous-même ce surnom que maintenant vous tenez de
moi par héritage. Successivement destructeur de Car-
thage, triomphateur, censeur et député de Rome
pour visiter l'Egypte, la Syrie, l'Asie et la Grèce,
vous serez une seconde fois élu consul , quoique ab-
sent , et vous terminerez une guerre opiniâtre par
la ruine de Numance. Mais, de retour au Gapitole
sur votre char de victoire , vous trouverez la répu-
blique en proie aux divisions excitées par les projets
de mon petit -fils. C'est alors que vous devrez dé-
ployer, pour le service de la patrie, la vigueur éclai-
rée de votre âme , et votre génie et votre prudence.
Mais ici je n'aperçois plus aussi facilement la route
que suivront vos destinées; car, lorsque votre vie
mortelle aura parcouru un cercle composé de sept
fois huit révolutions du soleil, et que du concours
de ces nombres, tous deux réputés parfaits, mais par
des causes différentes, la nature aura formé le nombre
fatal qui vous est assigné , tous les yeux se tourne-
ront vers vous , votre nom sera dans toutes les bou-
ches; le sénat, les bons citoyens, les alliés, mettront
en vous leurs espérances , et vous regarderont comme
l'unique appui de l'état; en un mot , vous serez nommé.
6 LS SOITGE
dictateur, et chargé de réorganiser la république, si
toutefois vous échappez aux mains parricides de vos
proches. )»
Au cri d'effroi que jeta alors Lélius, au soudain
gémissement de tous les autres, Scipion, souriant
doucement à ses amis : « Ne me réveillez pas, je vous
prie , leur dit-il ; calmez-vous , écoutez le reste.
V. (cMais afin de vous inspirer plus d'ardeur à dé-
fendre l'état , sachez , continua mon aïeul , qu'il est
dans le ciel une place assurée et fixée d'avance pour
ceux qui ont sauvé, défendu , agrandi leur patrie, et
qu'ils doivent y jouir d'une éternité de bonheur; car,
de tout ce qui se &it sur la terre, rien n'est plus
agréable aux regards de ce Dieu suprême qui régit
l'univers, que ces réunions, ces sociétés d'hommes
formées sous l'empire des lois, et que l'on nomme
cités. Ceux qui les gouvernent, ceux qui les conser-
vent, sont partis de ce lieu; c'est dans ce lieu qu'ils
reviennent. »
A ce discours, moins troublé par la crainte de la
mort, que par l'idée de la trahison des miens, je lui
demandai si lui-même, si mon père Paulus vivait en-
core, et tant d'autres qui, à nos yeux, ne sont plus.
« Dites plutôt, me répondit-il , que ceux-là vivent qui
se sont échappés des liens du corps comme d'une
prison. Et en effet, ce que vous appelez la vie est
réellement la mort : regardez, voici Paulus votre père
qui vient à vous. » Quand je l'aperçus , je versai un
torrent de larmes; mais lui me serra entre ses bras,
m'embrassa tendrement, et me défendit de pleurer.
DE SCIPIOJf. 7
VI. Dès que je pus retenir mes sanglots , je lui
dis : O le plus révéré et le meilleur des pères ! puis-
que c'est ici seulement que Ton existe , comme je rap-
prends de mon aïeul, que fais* je donc plus long-
temps sur la terre ? pourquoi ne me hâterais^je pas
de vous rejoindre? « Gardez-vous-en , me répondit-il;
l'entrée de ces lieux ne vous sera permise que lorsque
le Dieu dont tout ce que vous apercevez est le tem-
ple aura fait tomber les chaînes qui vous garrottent;
car les hommes sont nés sous la condition d être les
fidèles gardiens du globe que vous voyez au milieu de
ce même temple, et qu'on appelle la terre. Leur âme
est une émanation de ces feux éternels que vous nom-
mez constellations , étoiles , et qui , corps sphérîques
et arrondis, animés par des esprits divins, font leurs
révolutions et parcourent leurs orbites avec une in*^
croyable célérité. Ainsi, Publius, vous et tous les
hommes religieux, devez laisser à cette âme son env&^
loppe terrestre, et ne pas sortir de la vie sans l'ordre
de celui qui vous l'a donnée; car ce serait vous sous-
traire à la tâche que vous imposa Dieu lui-même.
Poui* bien la remplir, mon fils, imitez votre aïeul,
imitez votre père; comme eux, cultivez la justice et
la piété, cette piété, obligation sacrée envers nos
parents et nos proches, et le plus saint des devoirs
envers la patrie. Telle est la route qui doit vous con-
duire au ciel , et vous donner place parmi ceux qui
ont déjà vécu , et qui , délivrés du corps , habitent
le lieu que vous voyez. »
VII. C'était ce cercle dont la blanche lumière se
*■<■• ~M/>^'.
'*"-^
8 LE SONGE
distingue entre les feux célestes , et que , d'après les
Grecs , vous nommez voie lactée. De là , étendant
mes regards sur l'univers, j'étais émerveillé de la ma>
jesté des objets. J'admirais des étoiles que, de la terre
où nous sommes , nos yeux^ n'aperçurent jamais :
c'était partout des distances ou des grandeurs dont
nous n'avons jamais pu nous douter.
La plus petite de ces étoiles était celle qui , située
au point le plus extrême des cieux et le plus rabaissé
vers la terre, brillait d'une lumière empruntée : quant
aux globes étoiles, ils surpassaient de beaucoup la
grandeur du nôtre; et celui-ci me sembla si petit,
que notre empire, qui ne couvre qu'un point de sa
surface , me fit pitié.
y III. Comme je continuais à le regarder: a Jus-
ques à quand , me dit l'Africain , votre âme restera-
t-elle attachée à la terre ? Ne voyez-vous pas au mi-
lieu de quels temples vous êtes parvenu? Devant
vous neuf cercles, ou plutôt neuf globes enlacés com-
posent la chaîne universelle : le plus élevé , le plus
lointain, celui qui enveloppe tous le reste, est le sou-
verain Dieu lui-même qui dirige et qui contient |ous
les autres. A ce ciel sont attachées les étoiles fixes,
qu'il entraîne avec lui dans son éternelle révolution;
plus bas, roulent sept astres, dont le mouvement
rétrograde est contraire à celui de l'orbe céleste. Le
premier de ces astres est appelé Saturne par les mor-
tels ; vient ensuite la lumière propice et bienfaisante
de Jupiter; puis le temble et sanglant météoi^ de
Mars ; ensuite , presqu'au centre de cette région ,
DE SCIPION. ' 9
domine le soleil, chef, roi, modérateur des autres
flambeaux célestes, intelligence et principe régulateur
du monde, qui , par son immensité , éclaire et remplit
tout de sa lumière. Après lui, et comme à sa suite,
se présentent Yénus et Mercure; le dernier cercle est
celui de la lune, qui reçoit sa clarté des rayons du
soleil ; au-dessous, il n'y a plus rien que de mortel et
de périssable, à l'exception des âmes données à la
race humaine par le bienfait des dieux. Au-dessus de
la lune tout est étemeL Pour votre terre , immobile
et abaissée au milieu du monde, elle forme la neu-
vième sphère, et tous les corps gravitent vers ce
centre commun. »
IX. Ce spectacle m'avait frappé de stupeur, et
lorsque je repris possession de moi-mémé : a Qu'en-
tends-je, dis-je, et quels sons puissants et doux rem-
plissent la capacité de mes oreilles ?» « Vous entendez ,
me répondit-il, l'harmonie qui, formée d'intervalles
inégaux , mais calculés suivant de justes proportions,
résulta de l'impulsion et du mouvement des sphères,
et dopt les tons aigus, mêlés aux tons graves, pro-
duisent régulièrement des accords variés; car de si
grands mouvements ne peuvent s'accomplir en silence,
et la nature veut que, si les sons aigus retentissent à
l'une des extrémités, les sons graves sortent de l'autre.
Ainsi, ce premier monde stellifère, dont la révolution
est plus rapide , se meut avec un son aigu et préci-
pité, tandis que le cours inférieur de la lune ne rend
qu'un son grave et lent; car, pour la terre, neuvième
globe, dans son immuable station, elle reste toujours
10 LE SONGE
fixe au point le plus ababse, oocupant le centre de
l'univers^ Ainsi ^ les mouvements de ces sphères ,
parmi lesquelles deux ont la même portée , produi-
sent sept tons distincts, et le nombre septénaire est
le nœud de presque tout ce qui existe. Les hommes
qui ont su imiter cette harmonie avec la lyre et la
voix se sont frayé le retour vers ces lieux , de même
que ces autres personnages dont le sublime génie
s'est élevé à la hauteur des connaissances divines;
mais les oreilles des mortels sont assourdies par ce
concert céleste , car chez vous le sens de l'ouïe est le
plus imparfait de tous : c'est ainsi que vers les lieux
où le Nil se précipite avec fracas du haut des monts ,
la peuplade voisine des cataractes est privée de cet
organe , trop fortement ébranlé par la grandeur du
bruit. L'harmonie de tout l'univers, dans la rapidité
du mouvement qui l'emporté, est telle que l'oreille de
l'homme ne peut la supporter, de même que vous
ne pouvez regarder en face le soleil , dont les rayons
vous offusquent et vous éblouissent.» Parmi t^nt de
merveilles , je reportais cependant quelquefois mes
yeux vers la terre.
X. te Je le vois, dit l'Africain , vous regardez encore
le séjour et l'habitation des hommes; mais si la terre
vous semble petite , comme elle l'est en effet , mépri-
sez-la , et ne regardez que le ciel. Eh ! quelle étendue
de renommée, quelle gloire désirable pouvez -» vous
obtenir parmi les hommes ? Vous voyez sur la terre
leurs habitations disséminées, rares, et n'occupant
qu'un étroit espace; et même entre ces taches que
DE SCIPIOir. 1 1
forment les points habités s^étendent de vastes soli-
tudes. Ces peuples divers sont tellement séparés , que
rien ne peut se transmettre des uns aux autres ; que
pourront faire, pour l'extension de votre gloire, les
habitants de ces contrées, dont la situation, relati-
vement à la vôtre, est oblique, ou transversale, ou
diamétralement opposée?
XI a Vous voyez encore ces zones qui semblent
environner et ceindre la terre; il y en a deux qui ,
les plus éloignées Tune de l'autre , et appuyées cha-
cune sur l'un des deux pôles , sont assiégées de glaces
et de frimas : celle du centre, la plus étendue, est
embrasée de tous les feux du sol^l. Deux sont faabi*
tables, l'australe, occupée par vos antipodes, qui,
conséquemment, vous sont tout -à -fait étrangers;
et la septentrionale oîi vous ête& Voyez dans quelle
faible proportion elle vous appartient. Toute cette
partie de la terre, fort resserrée du nord au midi,
plus étendue de l'orient à l'occident, est comme une
île étroite environnée de cette mer que vous appelez
l'Atlantique, la grande mer, l'Océan, qui, malgré
tous ces grands noms, est, comme vous le voyez,
bien petit. Mais enfin , partant du point oii sont ces
terres cultivées et connues, votre gloire, ou celle
de quelqu'un des nôtres, a-t-^Ue pu franchir ce Cau-
case que vous apercevez, ou traverser les flots du
Gange? Qui, jamais, dans le reste de l'Orient ou
de l'Occident, aux bornes du Septentrion ou du Midi,
entendra vôtre nom ? Retranchez tout cela , et songez
à quoi se réduit l'espace que vous voudriez remplir
I!2 LE SONGE
de votre renommée. Ceux mêmes qui parlent de
vous j combien de temps en parleront-ils ?
Xn. et Et quand même les races futures, recevant
de leurs aïeux la renommée de chacun d'entre nous,
\ seraient jalouses de la transmettre à la postérité, ces
inondations, ces embrasements de la terre, dont le
retour est inévitable à certaines époques , ne permet-
traient pas que cette gloire fût durable, bien loin
d'être étemelle. Qui plus est, que vous importe d'être
nommé dans les discours des hommes qui naîtront
dans l'avenir, lorsque ceux qui vous ont précédé sur
la terre, plus nombreux peut-être que leurs descen-
dants, et qui certainement valaient mieux, n'ont ja-
mais parlé de vous?
XlII. «Que dis -je? parmi ceux mêmes qui peu-
vent répéter notre nom, il n'en est pas un qui puisse
recueillir le souvenir d'une année. L'année , selon les
calculs vulgaires , se mesure sur le retour du soleil ,
c'est-à-dire d'un seul astre ; mais il faut que tous les
astres soient revenus au point d'où ils sont partis une
première fois, et qu'ils aient ramené , après un long
temps, la même face du ciel, pour que l'année véritable
soit entièrement révolue; et je n'ose dire combien cette
année comprend de vos siècles. Ainsi le soleil dispa-
rut aux yeux des hommes et sembla s'éteindre , quand
l'âme de Romulus entra dans nos saintes demeures;
lorsqu'il s'éclipsera du même côté du ciel , et au même
instant, alors toutes les étoiles, toutes les constella-
tions se retrouveront dans la même position»; alors
seulement, l'année sera complète. Mais sachez que
DE sciPJOir. i3
d'une telle année la vingtième partie n'est pas encore
écoulée.
XIV. «Si donc vous aviez perdu Tespoir d'être rap-
pelé dans ces lieux , l'unique but des grandes âmes ,
de quel prix serait pour vous cette gloire humaine
qui peut à peine s'étendre à une faible partie d'une
seule année? Vos vœux, au contraire, se portent-ils
plus haut? vos regards s'élèvent - ils vers cette de-
meure éternelle? que les jugements du peuple ne
fassent pas d'impression sur vous; que votre espé-
rance ne s'arrête pas aux récompenses humaines; que
l'attrait de la vertu seule vous entraine sur le chemin
de la vraie gloire. Laissez aux autres le soin de sa-
voir comment ils parleront de vous , car ils en par-
leront; mais tous ces discours, étouffés dans les bor-
nes étroites de votre monde , ne se sont jamais per-
pétués; ils passent, ils meurent avec les hommes, et
s'éteignent dans l'oubli de la postérité. »
Xy. Lorsqu'il eut ainsi parlé , je lui dis : O
vainqueur de Carthage! si les services rendus à la
patrie ouvrent le chemin du ciel, je veux, après avoir
marché dès mon enfance sur les traces de mon père
et sur les vôtres , en cherchant à continuer votre
gloire, je veux aujourd'hui, dans la vue d'un prix si
beau, travailler avec plus de zèle encore. «Travaillez
en effet, me dit -il, et sachez bien que vous n'êtes
pas mortel , mais ce corps seulement ; cette forme
sensible, ce n'est pas vous : l'âme de l'homme voilà
l'homme , et non cette figure extérieure que l'on
peut indiquer avec le doigt. Sachez donc que vous
t4 le songe
êtes dieu, car oelui-ià est dieu qui vit, qui sent, qui
se souvient, qui prévoit, qui gouverne, régit et meut
le corps confié à ses soins , comme le Dieu suprême
gouverne toutes choses. De même que ce Dieu éter-
nel meut un monde en partie corruptible, de même
Tâme éternelle meut un corps périssable.
XYI. « Un être qui se n^eut toujours, existera tou*
jours; mais celui qui communique le mouvement
qu'il a reçu lui-même d'un autre , doit cesser d'exis-
ter quand il cesse d'être mu. L'être qui se meut spon-
tanément est donc le seul qui soit toujours en mou-
vement, parce qu'il ne se manque jamais à lui-même :
qui plus est, il est pour tout mobile, source et prin-
cipe d'impulsion. Or ce qui est principe n'a pas d'o*
rigine : tout ce qui existe la tire de lui ; lui seul la
trouve en lui-même ; car s'il était engendré , il ne se-
rait pas principe. ÏT'ayant pas d'origine, il ne peut
avoir de fin; car un principe anéanti ne pourrait re-
naître d'un autre principe , ni en créer lui-même un
nouveau, puisqu'un principe n'a pas d'antérieur. Ainsi
le principe du mouvement réside dans l'être qui se
meut par lui-même ; il ne peut donc ni commencer,
ni finir; autrement, le ciel s'écroulerait, la nature
resterait en suspens, et ne trouverait aucune force qui
lui rendît l'impulsion primitive. Si donc il est évident
que l'être qui se meut par lui-même est étemel ,
peut-on nier que cette faculté ne soit un attribut de
l'âme? En effet, tout ce qui reçoit le mouvement
d'ailleurs est inanimé; l'être animé seul trouve en lui
son principe moteur : telle est la nature de l'âme ,
DE SCIPION. l5
telle est son énergie. Que si , de tous les êtres , seule
elle se meut sans cesse par elle-même , dès lors elle a
toujours existé , elle existera toujours.
XYH. « Exercez la TÔtre, Scipion, à des actions \ ^
nobles et grandes ; à celles surtout qui ont pour objet
le salut de la patrie. Ainsi occupée, son retour sera
plus facile vers le lieu de son origine. Elle y réussira
d'autant plus vite, si, dès le temps présent, où elle
est encore renfermée dans la prison du corps , elle en
sort par la contemplation des êtres supérieurs au
monde visible, et s'arrache à la matière. Quant à
ceux qui se sont nendns esclaves des plaisirs du corps,
et qui , à la voix des passions , fidèles ministres de la
volupté , ont violé les lois sacrées de la religion .et
des sociétés , leurs âmes , une fois sorties du corps ,
roulent dans la matière grossière des régions terres-
tres , et ne reviennent ici qu'après une expiation de
plusieurs siècles. »
Il disparut ; et je m éveillai.
] 6 COMMENTAIRE
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COMMENTAIRE
DU
SONGE DE SCIPION.
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE L
Différence et conformité entre la République de
Platon et celle de Cicéron. Pourquoi ils ont
inséré dans ces traités, le premier, F épisode de
la réifélation d*Her; le second, celui du Songe
de Scipion.
lliUSTATHE , mon cher fils , qui faites le charme et la
gloire de ma vie, vous savez quelle différence nous
avons d'abord remarquée entre les deux traités de la
République incontestablement écrits , Tun par Platon ,
l'autre par Cicéron. Le gouvernement du premier est
idéal, celui du second est effectif; Platon discute des
institutions spéculatives, et Cicéron celles de l'an-
cienne Rome, n est cependant un point où l'imita-
DU SONGE DE-SCIPION. LIVRE I. X']
tion établit entre ces deux ouvrages une conformité
bien marquée. Platon, sur la fin de son livre, rap-
pelle à la vie, qu'il semblait avoir perdue, un per-
sonnage dont il emprunte l'organe pour nous révéler
l'état des âmes dégagées de leurs corps , et pour nous
donner, des sphères célestes ou des astres, une des-
cription liée à son système : Cicéron prête à Sci-
pion un songe pendant lequel ce héros reçoit des
communications du même genre. Mais pourquoi tous
deux ont-ils. jugé nécessaire d'admettre de pareilles
fictions dans des écrits consacrés à la politique, et
d'allier aux lois faites pour régir les sociétés humai-
nes, celles qui déterminent la marche des planètes
dans leurs orbites , et le cours des étoiles fixes entraî-
nées avec le ciel dans un mouvement commun? Leur
intention, qu'il me semble intéressant de connaître,
et cet intérêt sera sans doute partagé, absoudra deux
éminents philosophes, inspirés par la Divinité dans
la recherche de la vérité, les absoudra, dis-je, du re-
proche d'avoir ajouté un hors-d'œuvre à des produc-
tions aussi parfaites. Nous allons d'abord exposer en
peu de mots le but de la fiction de Platon ; ce sera
faire connaître celui du Songe de Scipion.
Observateur profond de la nature et du mobile
des actions humaines, Platon ne perd jamais l'occa-
sion , dans les divers règlements qui forment le code
de sa République , d'imprégner nos cœurs de l'amour
de la justice, sans laquelle, non-seulement un grand
état , mais une réunion d'hommes peu nombreuse ,
mais la plus petite famille même^ ne saurait subsis-
I. a
i8 COMMENTAIRE
ter. Il jugea donc que le moyen le plus efficace de
nous inspirer cet amour du juste , était de nous per-
suader que nous en recueillerions les fruits au-delà
même du trépas ; or , la certitude d'un tel avantage
exigeait pour base celle de l'immortalité de Târoe (i).
Ce dernier point de doctrine une fois établi , Platon
dut affecter , par une conséquence nécessaire , des de*
meures particulières aux âmes affranchies des liens
du corps , à raison de leur conduite bonne ou mau-
vaise. C'est ainsi que, dans le Phédon , après avoir
prouvé par des raisons sans réplique les droits de
l'âme au privilège de l'immortalité, il parle des de«-
meures différentes qui seront irrévocablement assi-
gnées à chacun de nous d'après la manière dont il aura
vécu. C'est encore ainsi que, dans son Gorgias^ après
Une'^dissertation en faveur de la justice , il emprunte
la morale douce et grave de son maître pour nous
exposer l'état des âmes débarrassées des entraves du
corps. Ce plan, qu'il suit constamment, se fait parti-
culièrement remarquer dans sa République. Il com-
mence par donner à la justice le premier rang parmi
le9 vertus, ensuite il démontre que l'âme survit au
corps; puis à la faveur de cette fiction (c'est l'ex-
pression qu'emploient certaines personnes), il déter-
mine, en finissant son traité, les lieux où se rend
l'âme en quittant le corps , et le point d'où elle part
quand elle vient l'habiter. Tels sont ses moyens pour
(i) Selon Pausanias, ce dogme existait depuis long-temps
chez les Chaldéens et chez les Indiens ; Platon en fit un sys-
tème philosophique.
DU SONGE DE SGIPION. LIVRE I. I9
nous persuader que nos âmes immortelles seront ju-
gées , puis récompensées ou punies selon notre res-
pect ou notre mépris pour la justice.
Cicéron, qui montre, en adoptant cette marche,
autant de goût que Platon a montré de génie en la
traçant, établit d'abord , par une discussion en forme,
que la justice est la première des vertus, soit dans
la vie privée, soit dans le maniement des affaires
publiques; puis il couronne son ouvrage en nous ini-
tiant aux mystères des régions célestes et du séjour
de l'immortalité , où doivent se rendre , ou plutôt re-
tourner les âmes de ceux qui ont administré avec
prudence, justice, fermeté et modération.
Platon avait fait choix, pour raconter les secrets
de l'autre vie, d'un certain Her, soldat pamphylien,
laissé pour mort par suite de blessures reçues dans
un combat. A l'instant même où son corps , étendu
depuis douze jours sur le champ de bataille , va re-
cevoir les honneurs du bûcher ainsi que ceux de ses
compagnons tombés en même temps que lui , ce guer-
rier reçoit de nouveau ou ressaisit la vie; et, tel
qu'un héraut chargé d'un rapport officiel , il déclare
à la face du genre humain ce qu'il a fait et vu dans
l'intervalle de l'une et l'autre existence. Mais Cicéron ,
qui soufTre de voir des ignorants tourner en ridicule
cette fiction qu'il semble regarder comme vraie, n'ose
cependant pas leur donner prise sur lui; il aime
mieux réveiller son interprète que de le ressusciter.
2.
20 COMMENTAIRE
CHAPITRE IL
«
Réponse qu'on pourrait faire à l'épicurien Colo"
tèsj qui pense quun philosophe doit s'interdire
toute espèce de jetions ; de celles admises par
• la philosophie , et des sujets dans lesquels elle
les admet.
Avant de commenter le Songe de Scipion , faisons
connaître l'espèce d'hommesque Cicéron signale comme
les détracteurs de la fiction de Platon , et dont il
craint pour lui-même les sarcasmes. Ceux qu'il a en
vue, au-dessus du vulgaire par leur instiniction à
prétention , n'en sont pas moins éloignés de la route
du vrai ; c'est ce qu'ils ont prouvé , en faisant choix
d'un pareil sujet pour l'objet de leur dénigrement.
Nous dirons d'abord, d'après Cicéron, quels sont
les esprits superficiels qui ont osé censurer les ouvra-
ges d'un philosophe tel que Platon , et quel est celui
d'entre eux qui l'a fait par écrit; puis nous termine-
rons par la réfutation de celles de leurs objections
qui rejaillissent sur l'écrit dont nous nous occupons;
ces'objections détruites, et elles le seront sans peine ,
tout le venin déjà lancé par l'envie, et celui qu'elle
pourrait darder encore contre l'opinion émise par
Platon , et adoptée par Cicéron dans le Songe de Sci-
pion, aura perdu sa force.
DU SONGE DE SGIPION. LIVRE I. 2 1
La secte eutière des épicuriens , toujours constante
dans son antipathie pour la vérité , et prenant à tâ-
che de ridicuUser les sujets au-dessus de sa portée,
s'est moquée d'un ouvrage qui traite de ce qu'il y a
de plus saint et de plus imposant dans la nature; et
Colotès, le discoureur le plus brillant et le plus infati-
gable de cette secte, a laissé par écrit une critique
amère de cet ouvrage. Nous nous dispenserons de ré-
futer ses mauvaises chicanes, lorsque le Songe de Spi-
pion n'y sera pas intéressé; mais nous repousserons
avec le mépris qu'ils méritent les traits qui , dirigés
sur Platon, atteindraient Cicéron.
Un philosophé, dit Colotès, doit s'interdire toute
espèce de fictions , parce qu'il n'en est aucune que
puisse admettre l'amant de la vérité. A quoi bon ,
ajoute-t^il , placer un être de raison dans une de ces
situations extraordinaires que la scène seule a le droit
de nous offrir, pour nous donner une notion des phé-
nomènes célestes et de la nature de l'âme? Ne valait-
il pas mieux employer l'insinuation, dont les moyens
sont si simples et si sûrs , que de placer le mensonge
à l'entrée du temple de la vérité? Ces objections sur
le ressuscité de Platon atteignent le songeur de Ci-
céron , puisque tous deux sont des personnages mis
en position convenable pour rapporter des faits ima-
ginaires; faisons donc face à l'ennemrqui nous presse,
et réduisons au néant ses vaines subtilités : la jus-
tification de l'une de ces inventions les replacera
toutes deux au rang distingué qu'elles méritent.
Il est des fables que la philosophie rejette, il en est
a a GOMMCNTAIEE
d'autres qu'elle accueille; en les classant dans Tordre
qui leur convient, nous pourrons plus aisément dis-
tinguer celles dont elle aime à faire un fréquent
usage, de celles qu'elle repousse comme indignes
d'entrer dans les nobles sujets dont elle s'occupe.
La fable, qui est un mensonge convenu, comme
l'indique son nom, fut inventée, soit pour charmer
seulement nos oreilles, soit pour nous porter au bien.
La première intention est remplie par les comédies
de Ménandre et de ses imitateurs, ainsi' que par ces
aventures supposées dans lesquelles l'amour joue un
grand rôle : Pétrone s'est beaucoup eiLercé sur ces
derniers sujets , qui ont aussi quelquefois égayé la
plume d'Apulée. Toutes ces espèces de fictions , dont
le but est le plaisir des oreilles, sont bannies du sanc-
tuaire .de la philosophie , et abandonnées aux nourri-
ces. Quant au second genre , celui qui offre au lec-
teur un but moral , nous en formerons deux sections :
dans la première, nous mettrons les fables dont le
sujet n'a pas plus de réalité que son développement,
telles sont celles d'Ésope, chez qui le mensonge a tant
d'attraits; et dans la seconde, nous placerons celles
dont le sujet est basé sur la vérité, qui cependant ne
s'y montre que sous une forme embellie par l'imagi-
nation. Parmi ces écrits, qui sont plutôt des allégo-
ries que des fables , nous rangerons la théogonie et
les hauts faits des dieux par Hésiode, les poésies re-
ligieuses d'Orphée et les maximes énigmatiques des
pythagoriciens.
Les sages se refusent à employer les fables de la
DU SONGE DC SCIPIOBT. LIVBE T. 2 3
première section ^ celles dont le fond n'est pas plus
vrai que les accessoires. Là seconde section veut être
encore subdivisée; car, lorsque la vérité fait le fonds
d'un sujet dont le développement seul est fabuleux ,
ce' développement peut avoir lieu de plus d'une ma-
nière : il peut n'être qu'un tissu , en récit , d'actions
honteuses, impies et monstrueuses , comme celles qui
nous représentent les dieux adultères, Saturne pri-
vant son père Cœlus des organes de la génération , et
lui-^mâme détrôné et mis aux fers par sou fils. La
philosophie dédaigne de telles inventions; mais il en
est d'autres qui couvrent d'un chaste voile l'intelli-
gence des choses sacrées , et dans lesquelles on n'a à
rougir ni des noms, ni des choses; ce sont les seules
qu'emploie le sage, toujours réservé quand il s'agit
de sujets religieux. Or, le révélateur Her et le soitgeur
Scipion , dont ou emprunte les noms pour développer
des doctrines sacrées, n'affaiblissent nullement la
majesté de ces doctrines; ainsi, la malveillance qui
doit maintenant savoir faire la distinction entre une
fable et une allégorie , n'a plus qu'à se taire.
il est bon de savdr cependant que les philosophes
n'admettent pas indistinctcfment dans tous les sujets
les actions mêmes qu'ils ont adoptées; ils en usent
seulement dans ceux où il est question de l'ame et
des divinités secondaires célestes ou aériennes; mais
lorsque , prenant un vol plus hardi , ils s'élèvent jus-
qu'au Dieu tout-puissant, souvefrain des autres dieux,
l'oeyaAoç des Grecs, honoré chez eux sous le nom de
cause première, ou lorsqu'ils parlent de l'entendement,
24 COMMENTAIRE
cette intelligence émanée de l'Être suprême, et qui
comprend en soi les formes originelles des choses,
ou les idées, alors ils évitent tout ce qui ressemble
à la fiction, et leur génie, qui s'efforce de nous donner
quelques notions sur des êtres que la parole ne peut
peindre, que la pensée même ne peut saisir, est
obligé de recourir à des images et des similitudes.
C'est ainsi qu'en use Platon : lorsque, entraîné par son
sujet, il veut parler de l'Etre par excellence, n'osant
le définir, il se contente de dire que tout ce qu'il sait
à cet égard , c'est que cette définition n'est pas au
pouvoir de l'homme; et ne trouvant pas d'image plus
rapprochée de cet être invisible que le soleil qui
éclaire le monde visible, il part de cette similitude
pour prendre son essor vers les régions les plus inac-
cessibles de la métaphysique.
L'antiquité était si convaincue que des substances
supérieures à l'âme, et conséquemment à la nature,
n'offrent aucune prise à la fiction, qu'elle n'avait assi-
gné aucun simulacre à la cause première et à l'intelli-
gence née d'elle, quoiqu'elle eût déterminé ceux des
autres dieux. Au reste, quand la philosophie admet
des récits fabuleux relatifs à l'âme et aux dieux en
sous-ordre , ce n'est pas sans motif, ni dans l'inten-
tion de s'égayer; elle sait que la nature redoute
d'être exposée nue à tous les regards; que, non-
seulement elle aime à se travestir pour échapper
aux yeux grossiers du vulgaire, mais qu'elle exige
encore des sages un culte emblématique : voilà pour-
({uoi les initiés eux-mêmes n'arrivent à la connaissance
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. a 5
des mystères que par les routes détournées de l'allé-
gorie. C'est aux sages seuls qu'appartient le droit de
lever le voile de la vérité; il doit suffire aux autres
hommes d'être amenés à la vénération des choses
saintes par des figures symboliques.
On raconte à ce sujet que le philosophe Numénius,
investigateur trop ardent des secrets religieux, apprit
en songe, des déesses honorées à Eleusis, qu'il les
avait offensées pour avoir rendue publique l'interpré-
tation de leurs mystères. Étonné de les voir revêtues
du costume des courtisanes, et placées sur le seuil
d'un lieu de prostitution, il leur demanda la cause
d'un avilissement si peu convenable à leur caractère :
Ne t'en prends qu'à toi , lui dirent-elles en courroux;
tu nous a assimilées aux femmes publiques, en nous
arrachant avec violence de l'asile sacré que s'était
ménagé notre pudeur. Tant il est vrai que les dieux
se sont toujours plu à être connus et honorés sous
ces formes que leur avait données l'antiquité pour
imposer au vulgaire: c'est dans cette vue qu'elle avait
prêté des corps et de riches vêtements à des êtres si
supérieurs à l'homme , et qu'elle leur faisait parcou-
rir toutes les périodes de notre existence. C'est sur
ces premières notions que Pythagore^ Empédocle,
Parménide et Heraclite ont fondé le système de leur
philosophie , et Timée , dans sa théogonie , ne s'est
pas écarté de cette tradition.
a6 GOMMSlfT&IBE
CHAPITRE III.
Il y a cinq genres de songes; celui de Scipion œn-
ferme les trois premiers genres,
A ces préliminaires de l'analyse du Songe de Sci-
pion, joignons la définition des divers genres de son-
ges reoonnus par TantiqUité, qui a créé des méthodes
pour interpréter toutes ces figures bizarres et confiises
que nous apercevons en dormant; il nous sera (k-
cile ensuite de fixer le genre du songe qui nous occupe.
Tous les objets que nous voyons en dormant
peuvent être rangés sous cinq genres différents dont
voici lés noms-: le songe proprement dit, la vision,
, l'oracle, le rêve et le spectre. Les deux derniers gen-
res ne roérit^dt pas d'être expliques , parce qu'ils ne
se prêtent pas à la divination.
Le rêve (i) a lieu lorsque nous éprouvons en dor-
mant les mêmes peines d'esprit ou de corps, et les
mêmes inquiétudes sur notre position sociale que
celles que nous éprouvions étant éveillés. L'esprit est
(i) Ifam càmprostruta sopore
Urget membra quies , et mens sine pondère ludit,
Quidquid luce fuit^ tenebris agit.
Petaonius.
n
DU SONGE m SGIPION. LIVRE I. a 7
agité diez Tamant qui jouit ou qui est privé de la
présence de l'objet aimé ; il l'est aussi chez celui qui ,
redoutant les embûches ou la puissance d'un ennemi,
s'imagine le rencontrer à l'improviste, ou échapper
à sa poursuite. Le corps est agité chez l'homme qui
a fait excès de vin ou d'aliments solides ; il croit
éprouver des suffocations, ou se débarrasser d'un far-
deau incommode : celui qui , au contraire , a ressenti
la feim on la soif, se figure qu'il désire, qu'il cher-
che et même qu'il trouve le moyen de satisfaire ses
besoins. Relativement à la fortune , avons^nous désiré
des honneurs, des dignités, ou bien avons-nous craint
de les perdre, nous rêvons que nos espérances ou
nos craintes sont réalisées.
Ces sortes d'agitations, et d'autres de même es-
pèce, ne nous obsèdent pendant la nuit que parce
qu'elles avaient fatigué nos organes pendant le jour:
enfants du sommeil , elles disparaissent avec lui.
Si les Latins ont appelé le rêve insomnium (objets
vus en songe), ce n'est pas parce qu'il est annexé au
songe d'une manière plus particulière que les autres
modes énoncés ci-dessus , mais parce qu'il semble en
faire partie aussi long-temps qu'il agit sur nous : le
songe fini, le rêve ne nous offre aucun sens dont
nous puissions faire notre profit ; sa nullité est carac-
térisée par Virgile :
Par là montent vers nous tous ces rêves légers,
Des erreurs de la nuit prestiges mensongers.
Par cœUmiy le poète entend la région des vivants.
a 8 COMMENTAIRE
placée à égale distance de Tempire des morts et du
séjour des dieux. Lorsqu'il peint l'ainour et ses in-
quiétudes toujours suivies de rêves , il s'exprime ainsi :
Les charmes du héros sont gravés dans son cœur ;
La voix d'Énée encor résonne à son oreille,
Et sa brûlante nuit n'est qu'une longue veille.
Ensuite il fait dire à la reine :
Anne 9 sœur bien-aimce,
Par quel rêve effrayant mon âme est comprimée !
Quant au spectre, il s'offre à nous dans ces instants
où l'on n'eàt ni parfaitement éveillé, ni tout-à-fait
endormi. Au moment où nous allons céder à l'in-
fluence des vapeurs somnifères, nous nous croyons
assaillis par des figures fantastiques dont les fornie4>
n'ont pas d'analogue dans la nature, ou bien nous
les voyons errer çà et là autour de nous sous des as-
pects divers qui nous inspirent la gaieté ou la tristesse.
Ije cauchemar appartient à ce genre. Le vulgaire est
persuadé que cette forte pression sur l'estomac qu'on
éprouve en dormant est une attaque de ce spectre
qui nous accable de tout son poids. Nous avons dit
que ces deux genres ne peuvent nous aider à lire dans
l'avenir, mais les trois autres nous en offi*ent les
moyens.
L'oracle se manifeste lorsqu'un personnage véné*
rable et imposant, tel qu'un père, une mère, un
ministre de la religion , la Divinité elle-même , nous
apparaît pendant notre sommeil pour nous instruire
de ce que nous devons ou ne devons pas faire, de
ce qui nous arrivera ou ne nous arrivera pas.
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. 39
La vision a lieu lorsque les personnes ou les choses
que nous verrons en réalité plus tard, se présentent
à nous telles qu'elles seront alors.
J'ai un ami qui voyage , et que je n'attends pas
encore; une vision me l'ofFre de retour. A mon ré-
veil, je vais au-devant de lui, et nous tombons dans
les bras l'un de l'autre. Il me semble que l'on me
confie un dépôt, et le jour luit à peine, que la per-
sonne que j'avais vue en dormant , vient me prier
d'être dépositaire d'une somme d'argent qu'elle met
sous la sauvegarde de ma loyauté.
Le songe proprement dit ne nous fait ses commu-
nications que dans un style figuré et tellement plein
d'obscurités, qu'il exige le secours de l'interprétation.
Nous ne définirons pas ses effets, parce qu'il n'est per-
sonne qui ne les connaisse.
Ce genre se subdivise en cinq espèces ; car un
songe peut nous être particulier , ou étranger , ou
commun avec d'autres ; il peut concerner la chose
publique, ou l'universalité des choses. Dans le pre-
mier cas, le songeur est agent ou patient; dans
le second cas, il croit voir un autre que lui rem-
plir l'un de ces deux rôles ; dans le troisième, il lui
semble que d'autres partagent sa situation. Un songe
concerne la chose publique, lorsqu'une cité, ses pla-
ces, son marché, ses rues, son théâtre, ou telles au-
tres parties de son enceinte ou de son territoire ,
nous paraissent être le lieu de la scène d'un événe-
ment fâcheux ou satisfaisant. 11 a un caractère de
généralité, lorsque le ciel des fixes, le soleil, la lune
3o COMMENTAIRE
OU d'autres corps oélestes , ainsi que notre globe , of-
frent au songeur, sur un point quelconque, des ob-
jets nouveaux pour lui. Or, dans la relation du Songe
de Scipion, on trouve les trois seules manières de
songer dont on puisse tirer des conséquences proba-
bles, et, de plus, les cinq espèces du genre.
L'Émilien entend la voix de l'oracle , puisque son
père Paulus et son aïeul l'Africain , tous deux per-
sonnages imposants et vénéi^les , tous deux honorés
du sacerdoce, l'instruisent de ce qui lui arrivera. U
a une vision, puisqu'il jouit de la vue des mêmes lieux
qu'il habitera après sa mort. H fait un songe, puisque,
sans le secours de l'interprétation , il est impossible
de lever le voile étendu par la prudence sur les ré*
vélations importantes dont on lui fait part.
Dans ce même songe se trouvent comprises les
cinq espèces dont nous venons de parler. Il est par-
ticulier au jeune Scipion, car c'est lui qui est trans-
porté dans les régions supérieures, et c'est son avenir
qu'on lui dévoile; il lui est étranger, car on offre à
ses yeux l'état des âmes de ceux qui ne sont plus : ce
qu'il croit voir lui sera commun avec d'autres, car
c'est le séjour qui lui est destiné , ainsi qu'à ceux qui
auront bien mérité de la patrie. Ce songe intéresse
la chose publique , puisque la victoire de Rome sur
Carthage, et la destruction de cette dernière ville,
sont prédites à Scipion , ainsi que son triomphe au
ûipitole et la sédition qui lui causera tant d'inquié-
tudes. Il embrasse la généralité des êtres , puisque le
songeur, soit en élevant, soit en abaissant ses regards,
DU SONGE DE SGIPIOIT. LIVRE I. 3f
aperçoit des objets jusqu'alors ignorés des mortels.
Il suit ies mouvements du ciel et ceux des sphères ,
dont là rapidité produit des sons harmonieux ; et ses
yeux, témoins du cours des astres et de celui des deux
flambeaux célestes, découvrent la terre en son entier.
On ne nous objectera pas qu'un songe qui em-
brasse et la chose publique , et la généralité des êtres,
ne peut convenir à Scipion , qui n'est pas encore re-
vêtu de la première magistrature, puisque son grade,
comme il en convient lui-même, le distingue à peine
d'un simple soldat. Il est vrai que, d'après l'opinion
générale, tout songe qui a rapport au corps politique
ne fait autorité que lorsqu'il a été envoyé au chef de
ce corps ou à ses premiers magistrats, ou bien en*
oore lorsqu'il est coinmun à un grand nombre de ci-
toyens , qui tous doivent avoir vu les mêmes objets»
Eftectivement , on lit dans Homère qu'Agamemnon
ayant fait part au conseil assemblé du songe qui lui
intimait l'ordre de combattre l'ennemi, Nestor, dont
la prudence n'était pas moins utile à l'armée que la
force physique de ses jeunes guerriers, donne du
poids au récit du roi de Mycènes, en disant qqe ce
songe , oii le corps social est intéressé , mérite toute
confiance , cofnme ayant été envoyé au chef des Grecs ;
sans quoi, ajoute- 1- il, il serait pour nous de peu
d'importance.
Cependant on peut, sans blesser les convenances,
supposer que Scipion, qui n'est encore, il est vrai,
ni consul, ni général , rêve la destruction de Car-
thage, qui, plus tard, aura lieu sous ses ordres, et la
32 ' COMMENT\IRK
victoire dont Rome lui sera redevable un jour. On
peut également supposer qu'un personnage aussi dis-
tingué par son savoir que par ses vertus, est initié
pendant son sommeil à tous les secrets de la nature.
Ceci posé, revenons au vers de Virgile cité précé-
demment en témoignage de l'opinion du poète sur la
futilité des rêves, et que nous avons extrait de sa des-
cription des deux portes des enfers donnant issue aux
songes. Ceux qui seraient curieux de savoir pourquoi
la porte d'ivoire est réservée aux prestiges menson-
gers , et celle de corne aux songes vrais, peuvent con-
sulter Porphyre ; voici ce qu'il dit dans son commen-
taire sur le passage d'Homère relatif à ces deux portes:
«La vérité se tient cachée; cependant l'âme l'aper-
çoit quelquefois lorsque, le corps endormi lui laisse
plus de liberté; quelquefois aussi elle fait de vains
efforts pour la découvrir, et lors même qu'elle l'aper-
çoit, les rayons du flambeau de la déesse n'arrivent
jamais nettement ni directement à ses yeux, mais
seulement à travers le tissu du sombre voile dont
s'enveloppe la nature. » Tel est aussi le sentiment de
Virgile, qui dit:
Viens : je vais dissiper les nuages obscurs
Dont, sur tes yeux mortels, la vapeur répandue
Cache ce grand spectacle à ta débile vue.
Ce voile qui, pendant le sommeil du corps, laisse
arriver jusqu'aux yeux de l'âme les rayons de la vé-
rité, est, dit-on, de la nature de la corne, qui peut
être amincie jusqu'à la transparence; et celui qui se
refuse à laisser passer ces mêmes rayons est de la na-
DU SONGE DE SGIPION. LIVBE I. 33
ture de Tivoire, tellement opaque que , quelque aminci
qu'il soit , il ne se laisse jamais traverser par aucun
corps.
CHAPITRE IV.
Du but ou de V intention de ce songe.
Nous venons de discuter- les genres et les espèces
de songes qui rentrent dans celui de Scipion; essayons
maintenant, avant de l'expliquer, d'en faire connaître
l'esprit et le but. Démontrons que ce but n'est autre
que celui annoncé au commencement de cet ouvrage;
savoir, de nous apprendre que les âmes de ceux qui
ont bien mérité des sociétés , retournent au ciel pour
y jouir d'une félicité étemelle. Cela est prouvé par
la circonstance même dont profite Scipion pour ra-
conter ce songe, sur lequel il assure avoir gardé le
secret depuis long-temps. Lélius se plaignait que le
peuple romain n'eût pas encore élevé de statues à
Nasica; et Scipion, ayant répondu à cette plainte,
avait terminé son discours par ces mots : ce Quoique le
sage trouve dans le sentiment de ses nobles actions
la plus haute récompense de sa vertu, cependant cette
vertu, qu'il tient des dieux, n'en aspire pas moins
à des récompenses d'un genre plus relevé et plus
durable que celui d'une statue, qu'un plomb vil re-
tient sur sa base, ou d'un triomphe dont les lau-
I. 3
34 ^ COniElTTAIRE
riers se flétrissent. Quelles sont donc ces récom-
penses? dit Lélius. Permettez, reprit Scipion, puis-
que nous sommes libres encore pendant ce troisième
jour de fête , que je continue ma narration. » Amené
insensiblement au récit du songe qu'il a eu , il arrive
au passage suivant , dans lequel il insinue qull a vu
au ciel ces récompenses moins passagères, et d'un
éclat plus solide, réservées aux vertueux administra-
teurs de la chose publique.
a Mais a6n de vous inspirer plus d'ardeur à dé-
fendre l'état, sachez, continua mon aïeul, qu'il est
dans le ciel une place assurée et fixée d'avance pour
ceux qui auront sauvé , défendu , agrandi leur patrie,
et qu'ils doivent y jouir d'une éternité de bonheur. »
Bientôt après , il désigne nettement ce séjour du bon-
heur en disant:
« Imitez votre aïeul , imitez votre père ; comme
eux cultivez la justice et la piété ; cette piété, obli-
gation envers nos parents et nos proches, et le plus
saint des devoirs envers la patrie : telle est la route
qui doit vous conduire au ciel, et vous donner place
parmi ceux qui ont déjà vécu, et qui, délivrés du
corps , habitent le lieu que vous voyez. » Ce lieu était
la voie lactée; car c'est dans ce cercle, nommé ga-
laxie par les Grecs , que Scipion s'imagine être pen-
dant son sommeil, puisqu'il dit , en commençant son
récit:
« D'un lieu élevé , parsemé d'étoiles , et tout res-
plendissant de lumière, il me montrait Carthage. »
Et dans le passage qui suit l'avant-dernier cité, il
DU SOiyGE DE SCIPION. LIVRE I. 35
s^explique plus clairement encore. « C'était ce cercle
dont la blanche lumière se distingue entre les feux
célestes, et que, d'après les Grecs, vous nommez voie
lactée. De là , étendant mes regards sur l'univers ,
j'étais émerveillé de la majesté des objets. »
En parlant des cercles, nous traiterons plus am-
plement de la galaxie.
CHAPITRE V.
Quoique tous les nombres puissent ^ en quelque
sorte j être regardés comme parfaits ^ cependant
le septième et le huitième sont particulièrement
considérés comme tels. Propriétés qui méritent
au huitième nombre la qualification de nom-
bre parfait.
Nous avons fait connaître les rapports de dissem-
blance et de conformité des deux traités de la Répu-
blique écrits par Cicéron et son prédécesseur Platon,
ainsi que le motif qu'ils ont eu pour faire entrer dans
ces traités, le premier, Fépisode du songe de Scipion,
et le second, celui de la révélation d'Her.
Nous avons ensuite rapporté les objections faites
à Platon par les épicuriens , et la réfutation dont est
susceptible leur insignifiante critique; puis nous
avons dit quels sont les écrits philosophiques qui
admettent la fiction , et ceux dont elle est entière-
3.
36 GOMMEl^TATRE
ment bannie ; de là nous avons été amenés à définir
les divers genres de songes, vrais ou faux, enfantés
par cette foule d'objets que nous voyons en dormant,
afin de reconnaître plus aisément ceux de ces genres
auxquels appartient celui de Scipion.
Nous avons dû aussi discuter s'il convenait de lui
prêter un tel songe, et exposer le sentiment des an-
ciens relativement aux deux portes par où sortent les
songes ; enfin , nous avons développé l'esprit de celui
dont il est ici question , et déterminé la partie du
ciel où le second Africain , pendant son sommeil , a
vu et entendu tout ce qu'il raconte. Maintenant nous
allons interpréter, non pas la totalité de ce songe,
mais les passages d'un intérêt marquant. Le premier
qui se présente est celui relatif aux nombres; le voici :
«c Car, lorsque votre vie mortelle aura parcouru un
cercle composé de sept fois huit révolutions du so-
leil , et que du concours de ces nombres , tous deux
réputés parfaits, mais par des causes différentes, la
nature aura formé le nombre fatal qui vous est assi-
gné, tous les yeux se tourneront vers vous, votre
nom sera dans toutes les bouches ; le sénat , les bons
citoyens, les alliés mettront en vous leurs espérances,
et vous regarderont comme l'unique appui de l'état ;
en un mot, vous serez nommé dictateur, et chargé
de réorganiser la république , si , toutefois , vous
échapper aux mains parricides de vos proches. »
C'est avec raison que le premier Africain attribue
aux nombres une plénitude qui n'appartient, à pro-
prement parler, qu'aux choses divines et d'un' ordre
t)U SONGE DE SCIPI05. LIVRE I. 3']
supérieur. On ne peut, en effet, regarder convena-
blement comme pleios des corps toujours prêts à lais-
ser échapper leurs molécules , et à s'emparer de celles
des corps environnants. Il est vrai qu'il n'en est pas
ainsi des corps métalliques; cependant on ne doit pas
dire qu'ils sont pleins, puisqu'ils ont de nombreux
interstices.
Ce qui a fait regarder tous les nombres indistinc-
tement comme parfaits^ c'est qu'en nous élevant in-
sensiblement par la pensée, de la nature de l'homme
vers la nature des dieux, ce sont les nombres qui
nous offrent le premier degré d'immatérialité ; il en
est Cependant parmi eux qui présentent plus parti-
culièrement le caractère de la perfection , dans le sens
que nous devons attacher ici à ce mot; ce sont ceux
qui ont la propriété d'enchaîner leurs parties, les
nombres carrés multipliés par leurs racines , et ceux
qui sont solides par eux-mêmes. Ces corps ou solides,
qui ne tombent pas sous les sens, ne peuvent être
conçus que par l'entendement; mais, pour nous ex-
pliquer clairement, reprenons les choses d'un peu
plus haut.
Tous les corps sont terminés par des surfaces qui
leur servent de limites, et ces limites, fixées immua-
blement autour des corps qu'elles terminent, n'en
sont pas moins considérées comme immatérielles; car,
en considérant un corps, la pensée peut faire abstrac-
tion de sa surface, et réciproquement; la surface est
donc la ligne de démarcation entre les êtres matériels
et les êtres immatériels; cependant ce passage de la
38 COMMENTAIRE
matière à riramatérialité n'est pas absolu , attendu
que s'il est dans la nature de la surface d'être en
dehors des corps, il l'est aussi de n'être qu'autour
des corps; de plus^ on ue peut parler d'un corps sans
y comprendre sa surface : donc leur séparation ne
peut être effectuée réellement, mais seulement par
l'entendement. Cette surface , limite des corps^ est elle-
même limitée par des lignes , et ceUes-*ci par des points :
tels sont les corps mathématiques sur lesquels s'exerce
la sagacité des géomètres. Le nombre de ligoes qui
limitent la surface d'une partie quelconque d'un corps,
est en raison de la forme sous laquelle se présente
cette même partie : si cette portion de surface est trian*
gulaire, elle est terminée par trois lignes, par quatre si
elle est carrée. Enfin , le nombre de lignes qui la li-
mitent égale celui de ses angles, et ces lignes se tou-
chent par leurs ei^trémités.
Nous devons rappeler ici au lecteur que toui corps
a trois dimensions , longueur, largeur, profondeur ou
épaisseur. La ligne n'a qu'une de ces dimensions, c'est
la longueur; la surface en a deux, longueur et lar-
geur. Nous venons de parler de la quantité de lignes
dont elle peut être limitée. La formation d'un solide,
ou corps, exige la réunion des trois dimensions : tel
çst le dé à jouer, nommé aussi cube ou carré solide.
£n considérant la surface , non pas d'une partie d'un
cprps, mais de ce corps tout entier, que noussup-»
poserons , pour exemple, être un carré, nous lui trou*
verons huit angles au lieu de quatre; et cela se con-
çoit si l'on imagine , au-*dessus de la surface carrée
DU SONGE DE $GIPION« LIVRE I. '^ 3q
dont il vient d'être question , autant d'autres sur&ces
de mêmes dimensions qu'il sera nécessaire pour que
la profondeur ou épaisseur du tout égale sa longueur
et sa larg^ir : ce sera alors un solide semblable au dé
ou au cube. Il suit de là que le huitième nombre est un 1
oorps ou solide, et qu'il est considéré comme tel. En
effet , l'unité est le point géométrique ; deux unités re-
présentent la ligne , car elle est , comme nous l'avons
dit , limitée par deux points. Quatre points , pris deux
à deux , placés sur deux rangs , et se faisant face
réciproquement à distances égales, deviennent une
surface carrée, si de chacun d'eux on conduit une
ligne au point opposé. En doublant cette sur&ce , on
a huit lignes et deux carrés égaux, qui, superposés,
donneront un cube ou solide, pourvu toutefois qu'on
leur prête l'épaisseur convenable. On voit par là que
la surface , ainsi que les lignes dont elle se compose ,
et généralement tout ce qui tient à la forme des corps ,
est d'une origine moins ancienne que les nombres ;
car il faut remonter des lignes aux nombres pour
déterininer la figure d'un corps ^ puisqu'elle ne peut
être spécifiée que d'après le nombre de lignes qui la
terminent.
Nous avons dit qu a partir des solides, la première
substance immatérielle était la surface et ses lignes,
mais qu'on ne pouvait la séparer des corps à cause
de l'union à perpétuité qu'elle a contractée avec eux:
donc en commençant par la surface et en remon-
tant , tous les êtres sont parfaitement incorporels*
Mais nous venons de démontrer qu'on remonte de
4o COMMENTAIK^
la surface aux nombres, ceux-ci sont donc les pre-
miers êtres qui nous ofirent l'idée de Fimmatérialité ;
tous sont donc parfaits, ainsi qu'il a été dit plus
haut; mais nous avons ajouté que plusieurs d'entre
eux ont une perfection spéciale , ce sont les nombres
cubiques , ceux qui le deviennent en opérant sur eux-
mêmes, et ceux qui sont doués de la faculté d'en-
chaîner leurs parties. . Qu'il existe encore pour les
nombres d'autres causes de perfection , c'est ce que
je ne conteste pas. Quant au mode de solidité du
huitième nombre , il est prouvé par les antécédents.
Cette collection d'unités, prise en particulier, est
donc, avec raison, mise au rang des solides. Ajou-
tons qu'il n'est aucun nombre qui ait un rapport plus
direct avec l'harmonie des corps célestes, puisque les
sphères qui forment cet accord sont au nombre de
huit, comme nous le verrons plus tard. Qui plus
est, toutes les parties dont huit se compose sont
telles qu'il résulte de leur assemblage un tout parfait.
On peut, en effet, le former de la monade ou de
l'unité, et du nombre sept, qui ne sont ni généra-
teurs, ni engendrés. Nous développerons, lorsqu'il en
sera temps, les propriétés de ces deux quantités. Il
peut être aussi le résultat de deux fois quatre, qui
est générateur et engendré; car deux fois deux en-
gendrent quatre, comme deux fois quatre engendrent
huit. 11 peut encore être la somme de trois et cinq;
l'un de ces deux composants est le premier des im-
pairs; quant au nombre cinq, sa puissance sera dé«^
montrée immédiatement.
DU SOKGE DE SGIPIOV. LIVRE I. 4^
Les pythagoriciens ont choisi le huitième nombre
pour symbole de Téquité, parce que, à partir de l'u-
nité, il est le premier qui offre deux composants pairs
et égaux, quatre plus quatre, qui peuvent être eux-
mêmes décomposés en deux quantités paires et égales,
ou deux plus deux. Ajoutons que sa recomposition
peut avoir lieu au moyen de deux fois deux répétés
deux fois. Un tel nombre , qui procède à sa puissance
par facteurs égaux et pairs, et à sa décomposition
par diviseurs égaux et pairs , jusqu'à la monade exclu-
sivement qui ne peut avoir d'entier pour diviseur,
méritait bien d'être considéré comme emblème de
l'équité; et d'après ce que nous avons dit précédem-
ment de la perfection de ses parties, et de celle de
son entier, on ne peut lui contester le titre de nombre
par&it.
CHAPITRE VL
Des nombreuses propriétés qui méritent au sep-
tième nombre la qualijication de nombre par-
fait.
11 nous reste à faire connaître les droits du sep-
tième nombre à la dénomination de nombre parfait.
Mais ce qui doit avant tout nous pénétrer d'admira-
tion , c'est que la durée de la vie mortelle d'un illus-
tre personnage ait été exprimée par le produit de
42 COMMENTAIRE
deux nombres , dont Tiin est pair et l'autre impair. Il
n'existe effectivement rien de par&it qui ne soit le
résultat de Tagrégation de ces deux sortes de nom-
bres : l'impair regardé comme mâle, et le pair consi-
déré comme femelle, sont l'objet de la vénération des
partisans de la doctrine des nombres, le premier sous
nom de père et le second sous celui de mère. Aussi
le Tintée de Platon dit -il que Dieu fonna lame du
monde de parties prises en nombre pair et en nom-
bre impair, c'est-à-dire, de parties successivement
doubles et triples, en alternant la duplication termi-
née au nombre huit avec la triplication terminée au
nombre vingt-sept. Or huit est le premier cube des
nombres pairs, et vingt-sept le premier des impairs;
car deux fois deux, ou quatre, donnent une surface;
et deux fois deux répétés deux fois, ou huit, don-
nent un solide ou cube ; trois fois trois , ou neuf, don-
nent une surface; et trois fois trois répétés trois fois,
ou vingt-sept, donnent un solide. On peut inférer de
là que le septième et le huitième nombre, assortis pour
déterminer par leur produit le nombre des années de
l'existence d'un politique accompli, ont été jugés les
seuls propres à entrer dans la composition de l'âme
universelle , parce qu'il n'est rien de plus parfait
qu'eux, si ce n'est l'auteur de leur être (i). On peut
aussi remarquer qu'en démontrant, au chapitre pré-
cédent , l'excellence des nombres en général , nous
(i) Macrobe ne distingue pas les nombres des idées ou
espèces.
DU SONGE P£ SCIPiONT. LIVRE I. 4^
avons établi leur priorité sur la surface et ses limites,
ainsi que sur tous les corps , et qu'ici nous les trou-
vons antérieurs même à Fâme du monde, puisque
c'est de leur mélange qu'elle fut formée par cette
cause sublime de Timée , confidente inséparable de la
nature. Aussi les anciens philosophes n'ont-ils pas
hésité à regarder cette âme comme un nombre qui
se meut par lui-même.
Examinons tnaintenaat les droits du septième nom-
bre, pris en particulier, au titre de nombre parfait.
Pour rendre cette perfection plus évidente , nous ana-
lyserons d'abord les propriétés de ses parties, puis
celles de son entier. La discussion des nombres pris
deux à deux, dopt il est le résoltat, savoir, un et
six, deux et cinq, trois et quatre, nous convaincra
qu'aucun autre nombre ne renferme des propriétés
plus variées et plus imposantes. Dans le premier
couple un et six, la première quantité, ou la mo-
nade, c'est-à-dire l'unité, est tout à la fois mâle et
femelle, réunit le pair et l'impair: ce n'est pas un
nombre, mais c'est b source et l'origine des nom-
bres. Commencement et fin de toutes choses , la ïdO''
nade eUe*même(i) n'a ni commencement ni fin; elle
représente le Dieu suprême , et sépare son intellect
de la multiplicité des choses et des puissances qui le
suivent; c'est elle qui marche immédiatement après
lui. Cette intelligence, née du Dieu souverain, et
affranchie des vicissitudes des temps , subsiste dans le
(i) Trinité de Platon.
44 GOMMEITTÀIRÈ
temps toujours un. Une par sa nature, elle ne peut
pas être nombrée ; cependant elle engendre et con-
tient en elle la foule innombrable des types ou des
idées des choses. En réfléchissant un peu, on verra
que la monade appartient aussi à l'âme universelle.
En effet , cette âme , exempte du chaos tumultueux
de la matière , ne se devant qu'à son auteur et à elle-
même, simple par sa nature, lors même qu'elle se
répand dans le corps immense de l'univers qu'elle
anime , elle ne fait point divorce avec l'unité. Ainsi ,
vous voyez que cette monade, originelle de la pre-
mière cause , se conserve entière et indivisible jusqu'à
l'âme universelle, et ne perd rien de sa suprématie.
Voilà sur la monade des détails plus précis que ne
semblait le promettre l'abondance du sujet, et l'on
ne trouvera pas déplacé l'éloge d'un être supérieur à
tout nombre, surtout lorsqu'il s'agit du septénaire
dont il fait partie. Il convenait , en effet , qu'une sub-
stance aussi pure que la monade fut portion inté-
grante d'une vierge : nous disons une vierge , parce
que l'opinion de la virginité du septième nombre a
pris tant de crédit, qu'on le nomme aussi Pallas.
Cette opinion est fondée sur ce qu'étant doublée, il
n'engendre aucun des nombres compris entre l'unité
et le dénaire , regardé comme première limite des
nombres. Quant au nom de Pallas , il lui vient de ce
qu'il doit la naissance à la seule monade plusieurs
fois ajoutée à elle-même, de même que Minerve ne
doit la sienne , dit-on , qu'à Jupiter seul.
Passons au nombre sénaire , qui , joint à l'unité ,
DU SONGE DE SCIPIOIT. LIVRE I. 4^
forme le septénaire, et dont les propriétés numériques
et théurgiques sont nombreuses. D^abord, il est le
seul des nombres au-dessous de dix qui soit le résul-
tat de ses propres parties; car sa moitié, son tiers et
son sixième , ou bien trois , deux et un forment son
entier. Nous pourrions spécifier ses autres droits au
culte qu'on lui rend ; mais , de crainte d'ennuyer le
lecteur, nous ne parlerons que d'une seule de ses
vertus. Celle dont nous faisons choix, bien dévelop-
pée , donnera une haute idée , non-seulement de son
importance, mais encore de celle du septième nombre.
La nature a fixé, d'après des rapports de nombres
invariables, le terme le plus ordinaire de la gestation
de la femme à neuf mois ; mais , d'après un produit
numérique dans lequel le nombre six entre comme
facteur, ce terme peut se réduire à sept mois. Nous
redirons ici succinctement que les deux premiers cubes
des nombres, soit pairs ou impairs, sont huit et vingt-
sept, et nous avons dit ci-dessus que le nombre im-
pair est mâle, et le nombre pair femelle. Si l'on mul-
tiplie par six l'un et l'autre de ces nombres, on
obtient un produit égal au nombre des jours conte-
nus dans sept mois ; car de l'union du mâle avec la
femelle, ou de vingt- sept avec huit, résulte trente-
cinq, et trente -cinq multiplié par six donne deux
cent dix. Ce nombre est celui des jours que renferment
sept mois. On ne peut donc qu'admirer la fécondité
du nombre sénaire, que Ton croirait établi par la na-
ture, juge du point de maturité du fœtus dans Fac-
coucliement le plus précoce.
46 COMMENTAIRE
Voici, selon Hippocrate; comment ou peut déter-
miner, pendant la grossesse, l'époque de l'accouche-
ment. L'embryon se meut le soixante-dixième ou le
quatre-vingt-dixième jour de la conception : l'un pu
l'autre de ces nombres, multiplié par trois, donne
un résultat égal au nombre de jours compris dans
sept ou dans neuf mois.
Nous venons de présenter l'esquisse des propriétés
du premier couple dont se compose le septième nom-
bre ; occupons-nous du second , qui est deux et cinq.
La dyade , qui suit immédiatement la monade , est à
la tête des nombres. Cette première émanation de la
toute- puissance , qui se suffit à elle-même, nous re-
présente la ligne dans un corps géométrique; son ana-
logie avec les planètes et les deux flambeaux célestes
est donc évidente, puisque ces astres ont été aussi
séparés de la sphère des fixes selon des rapports har-
moniques , et forcés d'obéir à deux directions diffé-
rentes. L'union de la dyade avec le cinquième nombre
est conséquemment très^sortable, vu les rapports de la
première avec les corps lumineux errants, et ceux du
nombre cinq avec les zones du ciel. Ce sont, dans le
premier cas, des rapports de scission; et, dans le
second , des rapports numériques. Parmi les proprié-
tés du cinquième nombre , il en est une bien émi«
nente : seul, il embrasse tout ce qui est, et tout ce
qui parait être. Nous entendons, par ce qui est, tous
les êtres intellectuels, et par ce qui paraît être, tout
ce qui est revêtu d'un corps périssable ou impéris-
sable. Il suit de là que ce nombre représente l'en-
DU SOITGE DE SCIPION. LIVRE I. 4?
semble de tout ce qui existe , soit au-dessus , soit au-
dessous de nous ; il est le symbole de la cause pre-^
mière, ou de Tintelligence issue de cette cause, et qui
comprend les formes originelles des choses. Il figure
Tâme universelle, principe de toutes les âmes; il ex-
prime enfin tout ce qui est renfermé dans Fétendue
des cieux et de l'espace sublunaire : il est donc le type
de la nature entière. La concision dont nous nous
sommes fait une loi ne nous permet pas d'en dire
davantage sur le second couple générateur du sep-
tième nombre; nous allons faire connaître la puis-
sance du troisième couple, ou des nombres trois et
quatre.
La première surface qui soit limitée par des lignes
en nombre impair a la forme triangulaire; la pre-
mière que terminent des lignes en nombre pair a la
forme quadrangulaire. Qui plus est , nous apprenons
de Platon, c'est-à-dire du confident de la vérité,
que deux corps sont solidement unis lorsque leur
jonction s'opère à l'aide d'un centre commun ; et que
cette union des deux extrêmes est non-seulement so-
lide , mais indissoluble , lorsque le centre est doublé.
Le nombre ternaire jouit du premier de ces avan-
tages, et le quaternaire possède le second. C'est de
ce double intermédiaire du nombre quatre que fit
usage le créateur et régulateur des mondes, afin d'en-
chaîner pour toujours les éléments entre eux. Jamais,
dit Platon, dans son Timée^ deux substances aussi
opposées , aussi antipathiques que la terre et le feu
n'eussent pu être amenées à former une union qui
't^
48 GOMMBICTAIRE
répugne à leur nature , s'ils n'y avaient été contraints
par deux intermédiaires tels que l'air et l'eau. L'ordre
dans lequel Dieu rangea des éléments si divers faci-
lita leur enchaînement. Chacun d'eux étant doué de
deux propriétés , jls eurent en commun , pris deux à
deux , l'une de ces propriétés.
I^ terre est sèche et froide, l'eau froide et hu-
mide; la sécheresse de l'une et l'humidité de l'autre
étant incompatibles, le froid devint leur centre d'u-
nion. L'air est humide et chaud; cette dernière pro-
priété étant en opposition avec la froideur de l'eau ,
l'humidité dut être le point de jonction de ces deux
éléments. Au-dessus de l'air est placé le feu, qui est
sec et chaud; sa sécheresse et l'humidité de l'air se
repoussent mutuellement, mais la chaleur qui leur
est commmie cimente leur union : c'est ainsi que les
deux propriétés de chaque élément sont autant de
bras dont il étreint ses deux voisins. L'eau s'unit à
la terre par le froid, à l'air par l'humidité; l'air s'u-
nit à l'eau par l'humidité, au feu par la chaleur. Le
feu se met en contact avec l'air par la chaleur, avec
la terre par la sécheresse; enfin, la terre, qui adhère
au feu par la sécheresse , adhère à l'eau par la froi-
deur. Malgré ces liens divers, s'il n'y eût eu que deux
éléments, ils auraient été faiblement unis : l'union de
trois éléments aurait été solide , mais -non indestruc-
tible; il ne fallait pas moins que quatre éléments
pour former un tout indissoluble, à cause des deux
moyens qui lient les deux extrêmes.
Un passage, extrait du Timée de Platon, donnera
DU SOICGE DE SCIPION. LIVRE f. 49
plus de force à ce que nous venons de dire. 11 conve-
nait, dit ce philosophe^ à la majesté divine de pro-
duire un moïide visible et tactile : or, sans le fluide
igné, rien n'est visible; sans solidité, rien n'est tac*
^ tile ; et sans la terre , n'est rien solide» Dieu se dis-
posait donc à former cet univers au moyen du feu
et de la terre, lorsqu'il prévit que ces deux corps ne
s'uniraient qu'à l'aide d'un intermédiaire qui serait
de nature à pouvoir lier et être lié; il prévit de plus
qu'un seul intermédiaire suffirait pour lier deux sur-
faces, mais qu'il en faudrait deux pour lier deux
solides; en conséquence, il inséra l'air et l'eau
entre le feu et la terre; alors il résulta de cet as-
semblage des rapports si parfaits entre le tout et
ses parties, que l'union d'éléments si dissemblables
naquit de l'égalité même de leurs différences. En
effet 9 il y a entre l'air et le feu la même différence de
pesanteur et de densité qu'entre Teau et l'air; d'autre
part^ il y a entre la terre et l'eau la même différence
de rarité et de légèreté qu'entre l'air et l'eau; de plus,
il existe entre 1 air et l'eau une différence de pesan*
leur et de densité égale à celle qu'on trouve entre
l'eau et la terre, et, sous ces deux rapports , cette dif-
férence est la même entre l'air et le feu qu'entre l'eau
et l'air; par opposition, il existe une même différence
de rarité et de légèreté entre l'air et l'eau qu'entre
l'air et le feu , et cette relation qu'ils ont entre
eux subsiste au même degré entre la terre et l'eau.
Ces rapports de différences égales entre les éléments,
relativement à leur adhérence respective,' ont encore
Y
I
So COMMENTAIRE
lieu par alternatioD , car la terre est à Tair comme
l'eau est au feu ; ils ont lieu aussi par inversion : leur
union résulte donc de l'égalité de leurs différences.
D'après ce qui vient d'être dit, on voit clairement
que la construction d'un plan exige une moyenne
proportionnelle entre deux extrêmes, et que celle
d'un solide veut de plus une seconde moyenne pro-
portionnelle. Le septième nombre a donc en lui deux
moyens cœrcitifs, par ses composants trois et quatre,
qui ont été doués les premiers de la faculté d'enchai-
ner leurs parties, l'un avec un seul intermédiaire,
et l'autre avec deux: aussi verrons-nous Cicéron as-
surer, dans un passage de ce songe, quHl n^est pres-
que aucune chose dont le nombre septénaire ne soit
le nœud. Ajoutons que tous les corps sont géométri-
ques ou physiques; les premiers sont le produit de
trois degrés successifs d'accroissement. En se mou-
vant, le point décrit la ligne, celle-ci la surface, et
la surface le solide. Les seconds doivent leur nutri-
tion et leur développement à l'affinité des particules
alimentaires que fournissent en commun les quatre
éléments ; de plus , tous les corps ont trois dimen-
sions, longueur, largeur et profondeur; ils ont qua-
tre limites, y compris le résultat final; le point, la
ligne , la surface et le solide lui-même. Ajoutons qu'en,
tre les quatre éléments, principes de tous les corps,
la terre, l'eau, l'air et le feu, il se trouve nécessaire-
ment trois interstices, l'un entre la terre et l'eau, un
autre entre l'eau et Tair, et un troisième entre l'air
et le feu. Le premier interstice a reçu des physiciens
DU SOITGE VE SCIPION. LIVRE I. 5l
le nom de nécessité (i), parce qu'il a, dit -on, la
vertu de lier et de consolider les parties fangeuses des
corps : Puissiez^ vous tous y dit en maudissant les
Grecs un des personnages d'Homère, puissiez-vous
tous être résous en terre et en eau! Il entend par là
le limon, matière première du corps humain. L'in-
terstice entre l'eau et l'air se nomme harmonie, c'est-
à-dire convenance et rapport exact des choses , parce
qu'il est le point de jonction des éléments inférieurs
et supérieurs , et qu'il met d'accord des parties dis-
cordantes. On appelle obéissance l'interstice entre
l'air et le feu ; car si la nécessité est un moyen d'u-
nion entre les corps graves et limoneux, et les corps
plus légers, c'est par obéissance que ces derniers
s'unissent aux premiers; l'harmonie est le point cen-
tral auquel se rattache le tout. La perfection d'un
corps exige donc le concours des quatre éléments et
de leurs trois interstices; donc aussi les nombres trois
et quatre, unis entre eux par tant de rapports obligés,
mettent en commun leurs propriétés pour la forma-
tion des corps. Indépendamment de l'association de
ces deux nombres pour le développement des solides,
le quaternaire est, chez les pythagoriciens, un nom-
bre mystérieux, symbole de la perfection de l'ame; il
entre dans la formule religieuse de leur serment, ainsi
conçu : Je te le jure par celui qui a formé notre
âme du nombre quaternaire (2). A l'égard du nom-
(i) Du latin nectere,
(a) Le quaternaire des pythagoriciens était 36 , formé des
4.
5a COMMEITTAIRE
bre ternaire y il est le type de Tâme considérée comme
formée de trois parties, le raisonnements» la fougue
impétueuse et les désirs ardents.
Qui plus est , les anciens philosophes ont regardé
1 ame du monde comme une échelle musicale. Dans
la première classe des intervalles musicaux se trouve
le diapason, ou Toctave, qui résulte du diatessaron
et du diapentès ( de la qqarte et de la quinte ). Le
diatessaron est dans le rapport de 4 à 3 , et le dia-
pentès dans celui de 3 à a. Nous verrons plus tard (i)
que le premier de ces rapports , nommé par les Grecs
épitrite, égale un entier, plus son tiers; et que le se-
cond, nommé hémiole, égale un entier, plus sa moitié;
il nous suffît ici de démontrer que le diapentès et le
diatessaron, d'où naît le diapason, se composent des
nombres 3 et 4- O f^f'ois et quatre fois heureux!
dit Virgile, dont l'érudition était si vaste, lorsqu'il
veut exprimer la plénitude du bonheur.
Nous venons de traiter sommairement des parties
du nombre sept; disons maintenant quelques mots
de l'entier^ ou de l'eptas des Grecs, que leurs ancê-
tres nommaient septas, c'est-à-dire vénérable. Ce titre
lui est bien dû, puisque, selon le l'imée de Platon,
l'origine de l'âme du monde est renfermée dans les
termes de ce nombre. En effet, plaçons la monade
au sommet d'un triangle isocèle , nous voyons décou-
quatre premiers nombres pairs a , 4 > ^ » ^ » et des quatre pre-
miers impairs i, 3 , 5, 7.
(i) Voyez le chap. 19 de ce livre, et le 1 du livre II.
DU SOITGE DE SCIPION. LIVRE I. 53
1er d'elle , de part et d'autre des deux côtés égaux ,
trois nombres pairs et trois nombres impairs , savoir:
a, 4? 8; puis 3,9, 27. C'est de l'assemblage de ces
nombres, que, d'après l'ordre du Tout-Puissant, na*
quit l'âme universelle, et ces sept modules, admis
dans sa composition, manifestent assez l'éminente vertu
du nombre septénaire. Ne voyons-nous pas aussi que
la providence, dirigée par Tétemel architecte, a plaeé
dans un ordre réciproque, au-dessous du monde
stellifère qui contient tous les autres, sept sphères
errantes chargées de tempérer la rapidité des mou-
vements de la sphère supérieure , et de régir les corps
sublunaires? Laluneelle*méme, qui occupe le septième
rang parmi ces sphères errantes, est soumise à l'ac-
tion du septième nombre qui règle son cours. On
peut en donner de nombreuses preuves; commençons
par celle-ci: la lune emploie près de vingt-huit jours
à parcourir le zodiaque; car, quoiqu'elle rentre en
conjonction avec le soleil seulement au bout de trente
jours, il n'en est pas nioins vrai qu'elle n'en met
qu'environ vingt-huit à faire le tour entier de la zone
des signes , et ce n'est que deux jours après cette
course qu'elle rejoint le soleil , parce que cet astre ne
fte retrouve plus au point où elle l'avait quitté : la
raison en est qu'il reste un mois entier dans chacun
des signes. Supposons donc que le soleil étant au
premier degré du bélier, la lune se dégage du disque
solaire, ou que nous avons nouvelle lune; environ
vingt-huit jours après, elle arrive de nouveau à ce
premier degré du bélier, mais elle n'y retrouve plus.
54 COMMENTAIRE
le soleil, qui s'est avancé progressivement dans son
orbite selon les lois qui règlent sa marche. Si nous ne
nous apercevons pas du moment où la lune a achevé
son cours périodique, c'est qu'elle nous a paru le
commencer, non à sa sortie du premier degré du bé-
lier, mais à sa sortie du disque solaire ; il lui faut
donc encore à peu près deux jours pour achever sa
révolution synodique, ou rentrer en conjonction avec
le soleil , d oii elle va sortir derechef, pour nous of-
frir encore sa première phase. 11 suit de là que cette
phase n'a presque jamais lieu deux fois de suite dans
le même signe; cependant, ce phénomène arrive quel-
quefois dans les gémeaux, parce que, à cause de la plus
grande élévation de ce signe, le soleil emploie plus
de temps à le visiter; mais cela arrive rarement dans
les autres signes, lorsqu'il y a eu conjonction au pre-
mier degré de l'un d'eux.
La période lunaire de vingt-huit jours prend donc
sa source dans le nombre septénaire; car si l'on as-
semble les sept premiers nombres , et que l'on ajoute
successivement le nombre qui suit à celui qui pré-
cède, on a pour résultat vingt-huit.
C'est encore à l'influence de cette dernière quan-
tité, divisée en quatre fois sept parties égales, qu'o-
béit la lune en traversant le zodiaque de haut en bas,
et de bas en haut. Partie du point le plus septentrio-
nal , elle arrive , après une marche oblique de sept
jours, au milieu de ce cercle, c'est-à-dire à l'écliptî-
que ; en continuant de descendre pendant sept autres
jours, elle parvient au point le plus méridional; de
bu SONGE D£ SGIPION. LIVRE I. 55
là, par une ligne ascendante et toujours oblique, elle
gagne le point central, directement opposé à celui
qu'elle a visité quatorze jours auparavant, et sept
jours après, elle se retrouve au point nord d'où elle
était partie : ainsi, dans quatre fois sept jours, elle a
parcouru le zodiaque en tous sens. C'est aussi en qua-
tre fois sept jours que la lune nous présente ses phases
diverses, mais invariables. Pendant les sept pre-
miers jours, elle croît successivement, et se montre,
à la fin de cette période, sous la forme d'un cercle
dont on aurait coupé la moitié; on la nomme alors
dichotomc. Après sept autres jours, pendant lesquels
sa figure et sa lumière augmentent , son disque se
trouve entièrem^it éclairé, et nous avons alors pleine
lune; après trois fois sept jours, elle redevient di-
chotome, mais en sens inverse; enfiu, pendant les
sept derniers jours, elle décroît successivement, et
finit par disparaître à nos yeux.
Les Grecs ont reconnu à la lune, dans le cours
d'un mois entier, sept aspects divers : elle est successi-
vement nouvelle, dichotome,. amphicyrte et pleine;
sa cinquième phase est semblable à la troisième,
sa sixième à la seconde, et la septième touche à sa
disparition totale. On l'appelle amphicyrte, lorsque,
dans son accroissement , elle est parvenue à éclairer
les trois quarts de son disque, et lorsque, dans son
décroissement, il n'y a qu'un quart de ce disque qui
soit privé de lumière.
Le soleil lui*même, qui est l'âme de la nature,
éprouve des variations périodiques à chaque septième
56 COMMENTAIRE
signe; car il est arrivé au septième, lorsque le sol-
stice d'été succède à celui d'hiver; il en est de même,
lorsaue l'équinoxe d'automne prend la place de celui
du printemps. Le septième nombre influe aussi sur
les trois révolutions de la lumière éthérée : la pre-
mière et la plus grande est annuelle, d'après le cours
du soleil ; la seconde ou moyenne est menstruelle, et
d'après le cours de la lune; la troisième, qui est aussi
la plus petite, est la révolution diurne, d'après le
lever et le coucher de l'astre du jour. Chacune de ces
trois révolutions a quatre manières d'être différentes,
ce qui complète le nombre sept. Voici dans quel
ordre se suivent ces quatre manières d'être : humi-
dité, chaleur, sécheresse et froidure. La révolution
annuelle est humide au printemps, chaude en été,
sèche en automne et froide en hiver. La première
semaine de la révolution menstruelle est humide; car
la lune qui vient de naître met en mouvement les
substances aqueuses. La seconde semaine est chaude,
parce que la lune reçoit alors du soleil une augmen-
tation de lumière et de chaleur. La troisième est sèche :
car la lune , pendant cette période , parcourt un arc
de cercle entièrement opposé à celui qui l'a vue naî-
tre. Enfin la quatrième semaine est froide, parce que
la lune va cesser d'être éclairée. Quant à la révolu-
tion diurne, l'air est humide pendant son premier
quart, chaud pendant le second, sec pendant le troi-
sième, et froid pendant le quatrième.
L'Océan cède également à la puissance du septième
nombre^ ses eaux, arrivées le jour de la nouvelle
DU SOITGË DE SCIPIOIT. LIVRE I. S'J
luoe à leur plus haut point d'élévation, diminuent
insensiblement chacun des jours qui suivent jusqu'au
septième compris , qui amène leur plus grand abais-
sement. Ces eaux , s'élevant alors de nouveau , sont
à la fin du huitième jour ce qu'elles étaient au conv
mencement du septième; à la fin du neuvième, ce
qu'elles étaient au commencement du sixième; et ainsi
de suite: en sorte qu'à la fin du quatorzième jour,
elles sont à la même hauteur qu'à la naissance du pre»
mier jour de la nouvelle lune. Ce phénomène suit ,
pendant la troisième semaine, la. même marche que
pendant la première, et pendant la quatrième, la
même que pendant la seconde.
C'est enfin d'après le nombre septénaire que sont
réglées les séries de la vie de l'homme : sa conception,
sa formation , sa naissance, sa nutrition, son déve»
loppement. C'est lui qui nous conduit par tous les
degrés de l'existence jusqu'à notre dernier terme.
Nous ne parlerons pas de l'évacuation à laquelle la
femme est assujettie , à chaque période lunaire, lors^
que l'utérus n'a pas été pénétré par la liqueur sémi-»
nale ; mais une circonstance que nous ne devons pas
omettre est celle^i : lorsqu'il s'est écoulé sept heures
depuis l'éjaculation de la semence, et qu'elle ne s'est
pas épandue hors du vase qui l'a reçue , la concep*
tion a lieu; et sept 'jours après, grâces aux soin de la
nature , attentive à son travail , le germe , presque
fluide, se trouve enveloppé d'une vésicule membra-*
neuse , dans laquelle il est enfermé de la même ma*r
nière que l'œuf dans sa coquille. A l'appui de ce fait,
58 COMMENTAIRE
connu de tous les médecins ^ Hippocrate , aussi in-
capable de tromper que de se tromper, certifie, dans
son traité de Féducation physique des enfants, l'ex-
pulsion d'une semblable vésicule, chez une femme
qu'il avait reconnue grosse au septième jour de la
conception. Le sperme ue s'était pas épandu, et cette
femme priait Hippocrate de lui éviter les embarras
d'une grossesse; il lui ordonna de sauter fréquemment,
et sept jours après l'ordonnance, l'ovule se détacha de
la matrice avec le tégument dont nous venons de par-
ler. Tel est le récit de ce grand homme; mais Straton^
le péripatéticien, et Dioclès de Carystos, ont observé
que la manière dont se conduit le fœtus varie de sept
jours en sept jours. Ils disent que, pendant la seconde
semaine, on aperçoit à la surface de l'enveloppe men-
tionnée ci-dessus des gouttes de sang, qui, dans le cours
de la troisième, pénètrent cette enveloppe pour se re-
joindre au germe gélatineux; que le liquide se coagule
pendant la quatrième semaine, et prend une consis-
tance moyenne entre la chair et le sang; que, dans l'in-
tervalle de la cinquième, il arrive quelquefois que
les formes de l'embryon , dont la grosseur est alors
celle d'une abeille, se prononcent, et qu'on peut dis*
tinguer les premiers linéaments des parties du corps
humain. S'ils emploient ici le mot quelquefois, c'est
parce que cette configuration précoce est le prouos-
tic de l'accouchement à sept mois ; car , dans le cas
d'une gestation de neuf mois solaires, la forme exté-
rieure des membres n'est remarquable que vers la.
fin de la sixième semaine , si l'embryon est femelle^
DU SONGE BE SCIPIOIT. LIVRE I. 59
et sur la fin. de la septième seulement, s'il est mâle.
Sept heures après Faccouchement , on peut pronon-
cer si l'enfant vivra, ou si, étant mort-né, son pre».
mier souf&e a été son dernier ; car il n'est reconnu
viable « que lorsqu'il a pu supporter l'impression de
l'air pendant cet intervalle de temps ; à partir de ce
point, il n'a plus à craindre qu'un de ces accidents
qu'on peut éprouver à tout autre âge. C'est, au sep-
tième jour de sa naissance, que se détache le reste du
cordon ombilical. Après deux fois sept jours, ses
yeux sont sensibles à l'action de la lumière, et après
sept fois sept jours, il regarde fixement les objets,
et cherche à connaître ce qui l'entoure. Sa première
dentition commence à sept mois révolus , et à la fin
du quatorzième mois, il s'assied sans crainte de tom*
ber. Le vingt- unième mois est à peine fini, que sa
voix est articulée ; le vingt-huitième vient de s'écou-
ler, déjà l'enfant se tient debout avec assurance, et
ses pas sont décidés. Lorsqu'il a atteint trente-cinq
mois, il éprouve un commencement de dégoût pour
le lait de sa nourrice; s'il use plus long-temps de ce
liquide, ce n'est que par la force de l'habitude. A
sept ans accomplis, ses premières dents sont rem-
placées par d'autres plus propres à la mastication d'a-
liments solides ; c'est à cet âge au^si que sa pronon-
ciation a toute sa perfection : et voilà ce qui a fait
dire que la nature est l'inventrice des sept voyelles^
bien que ce nombre se réduise à cinq chez les La-
tins, qui les font tantôt brèves et tantôt longues. Ce-
pendant ils en trouveraient sept, s'ils avaient égard.
6o COHMEITTAIRE
non pas à l'accentuation , mais aux sons qu'elles ren-
dent. A la fin de la quatorzième année , la puberté
se manifeste, par la faculté génératrice chez l'homme,
et par la menstruation chez la femme. Ces symptô*
mes de virilité font entrevoir à l'adolescent l'époque
de sa majorité, que les lois ont avancée de deux ans
en faveur de la jeune fille, à cause de la précocité de
son organisation. La vingt-unième année accomplie,
voit la barbe remplacer le duvet sur les joues du
jeune homme, qui cesse alors de croître en longueur;
à viugt-huit ans, son corps a fini de s'étendre en lar-
geur; c'est à trente -cinq ans, qu'il est dans toute
la plénitude de sa force musculaire. On remarque
que ceux des athlètes de cet âge , que la victoire a
couronnés , n'ont pas la prétention de devenir plus
robustes, et que ceux qui n'ont pas encore été vain-
queurs , abandonnent cette profession. Depuis trente-
cinq ans jusqu'à quarante- deux, l'homme n'éprouve
dans ses forces aucune diminution , si ce n'est acci-
dentellement; de quarante-deux à quarante-neuf, elles
diminuent, mais d'une manière lente et insensible;
et de là l'usage dans certains gouvernements de dis-
penser du service militaire celui qui a quarante-deux
ans révolus; mais, dans beaucoup d'autres, cette dis-
pense n'a lieu qu'après quarante-neuf ans. Observons
ici que cette époque de la vie, produit de sept par
sept, est la plus parfaite de toutes. En effet, l'homme à
cet âge , a atteint le plus haut point de perfection
dont il soit susceptible, et ses facultés n'ayant pas
encore éprouvé d'altération , il est - aussi propre au
DÎT SONGE DE «CIPIOIT. LIVRE I. 6l
conseil qu'à Tactlon. Mais lorsque la décade, nombre
si éminent entre tous les autres, multiplie un nombre
aussi parfait que le septième, ce résultat de dix fois
sept ans, ou de sept fois dix ans, est, selon les méde-
cins^ la limite de notre existence; nous avons alors par-
couru la carrière humaine tout entière. Passé cet âge,
l'homme est exempt de toutes fonctions publiques,
et ses devoirs sociaux, qui, de quarante-neuf à soixante-
dix ans, variaient en raison des forces dont il pouvait
disposer, se bornent à pratiquer les conseils de la
sagesse , et à les départir aux autres.
Les organes du corps humain sont également or-
donnés selon le nombre septénaire.
On en distingue sept intérieurs appelés noirs par
les Grecs, savoir, la langue, le cœur, le poumon, le
foie, la rate et les deux reins. Sept autres, y compris
les veines et canaux aboutissants , servent à la nutri-
tion, aux excrétions, à l'inspiration et à l'expiration,
savoir, le gosier, l'estomac , le ventre et trois viscères
principaux, dont l'un est le diaphragme, cloison qui
sépare la poitrine du bas-ventre ; le second est le mé-
sentère; et le troisième est le jéjunum, regardé comme
le principal organe de l'excrétion des matières fécales.
A l'égard de la respiration et de la nutrition , on a ob-
servé que si le poumon est privé pendant sept heures
du fluide aérien, la vie cesse, et qu'elle cesse aussi lors-
que le corps a été privé d'aliments pendant sept jours.
On compte pareillement sept substances formant
l'épaisseur du corps du centre à la surface; elles sont
disposées dans l'ordre qui suit: la moelle, les os, les
62 GOMMENT AI BE
nerfs, les veines, les artères , la cliair et la peau. Voil«i
pour rintérieur. Quant à Textérieur, on trouve aussi
sept organes divei*s : la tête , la poitrine , les mains ,
les pieds et les parties sexuelles. Entre la poitrine et
la main sont placées sept intermédiaires : l'épaule, le
bras, le coude, la paume de la main, et les trois
articulations des doigts ; sept autres entre la ceinture
et le pied, savoir, la cuisse, le genou, le tibia, le pied
lui-même , sa plante , et les trois jointures des doigts.
La nature ayant placé les sens dans la tête, comme
dans une forteresse qui est le siège de leurs fonc-
tions, leur a ouvert sept voies au moyen desquelles
ils remplissent leur destination : la bouche , les deux
yeux , les deux narines et les deux oreilles.
C'est aussi sur le nombre sept que sont bases les
pronostics de l'issue heureuse ou funeste des mala-
dies. Cela devait être, puisque ce nombre est le sou-*
verain régulateur de l'économie animale. Qui plus
est, les mouvements extérieurs du corps humain sont
au nombre de sept : il se porte en avant, en arrière,
sur la droite, sur la gauche, vers le haut, vers le bas,
et tourne sur lui-même.
Possesseur de tant de propriétés qu'il trouve, ou dans
son entier, ou dans ses parties, le nombre septénaire
justifie bien sa dénomination de nombre parfait Nous
venons, je crois, de démontrer clairement pourquoi le
septième et le huitième nombre, tous deux accom-
plis , le sont par deç motifs divers ; donnons mainte-
nant le sens du passage souligné au chapitre cin-
quième : a Lorsque tu seras parvenu à l'âge de cin-
DU SONGE DE 8C1PION. LIVRE I. 63
quante-six ans , nombre qui porte en soi ton inévitable
destinée, tu seras l'espoir du salut public et du réta-
blissement de l'ordre; tu devras à tes vertus d'être
appelé , par le choix des gens de bien , à la charge de
dictateur, si toutefois tu échappes à la trahison de
tes proches. »
En effet , huit fois sept révolutions du soleil équi-
valent à cinquante-six années, puisque, dans le cours
d'une année, cet astre fait le tour entier du zodiaque,
et qu'il est astreint, par des lois immuables, à recom-
mencer la même course Tannée suivante.
CHAPITRE VIL
Les songes et les présages relatifs aux adversités
ont toujours un sens obscur et mystérieux ; ils
renferment cependant des circonstances quipeu*
i^ent , iVune manière quelconque , conduire sur
la route de la vérité r investigateur doué de
perspicacité.
Cette expression ambiguë , si toutefois vous échap-
pez y etc. , est un sujet d'étonnement pour certaines
personnes , qui ne conçoivent pas qu'une âme divine,
rentrée depuis peu au céleste séjour, et conséquem-
ment instruite de l'avenir, puisse ignorer si son petit*
fils échappera ou n'échappera pas aux embûches qui
lui seront dressées; mais elles ne font pas attention
64 COMMENTAIRE
qu'il est de règle que les prédictions, les menaces et
les avis reçus en songe ou par présages , aient un sens
équivoque, lorsqu'il s'agit d'adversités. Nous esqui-
vons quelquefois cet avenir, soit en nous tenant sur
nos gardes, soit en parvenant à apaiser les dieux
par des prières et des libations ; mais il est des cas
où toute notre adresse, tout notre esprit, ne parvien-
nent pas à le détourner. En effet, si nous sommes
avertis, une circonspection persévérante peut nous
sauver; si nous sommes menacés, nous pouvons cal-*
mer les dieux par des offrandes propitiatoires : mais
les prédictions ont toujours leur effet. Quels sont
donc les signes , me direz-vous , auxquels nous pou-
vons reconnaître qu'il faut être sur ses gardes , ou se
rendre les dieux propices, ou bien se résigner? Notre
tâche est ici de faire cesser l'étonnement auquel donne
lieu l'ambiguïté des paroles du premier Africain , en
démontrant que l'obscurité est de l'essence de la di-
vination. Du reste, c'est à chacun de nous à s'occu-
per, dans l'occasion, delà recherche de ces signes,
pourvu qu'une puissance supérieure ne s'y oppose
pas; car cette expression de Virgile: ce Les Parques
ne me permettent pas de pénétrer plus loin dans l'a-
venir, » est une sentence qui appartient à la doctrine
sacrée la plus abstruse.
Cependant nous ne manquons pas d'exemples qui
prouvent que, dans le langage équivoque de la divi-
nation, un scrutateur habile découvre presque tou-
jours la route de la vérité, quand toutefois les dieux
ne sont pas contraires. BappelonsHious ce songe que.
1>€ SONGE DE SCIPIOW. LIVRE I. 6t>
dans Homère, Jupiter envoie à Âgamemnon pour
l'engager à combattre les Troyens le lendemain , en
lui promettant ouvertement la victoire. Encouragé
par cet oracle, le roi engage le combat, perd un
grand nombre des siens, et rentre avec peine au
camp. Accuserons-nous les dieux de mensonge ? Non ,
certes; mais comme il était dans les destinées que cet
échec arriverait aux Grecs, les paroles du songe de-
vaient offrir un sens caché qui, bien saisi, les eût
rendus vainqueurs, ou du moins plus circonspects.
Dans Finj onction qui lui était faite de rassembler
toutes ses forces, Âgamemnon ne vit que celle de
combattre; et, au lieu de le faire avec toutes les di-
visions de Tarniée, il négligea celle d'Achille, qui,
outré d'une injustice récente , ne prenait, ni lui ni sa
troupe, aucune part aux mouvements du camp. L'is-
sue du combat fut ce qu'elle devait être, et le songe
ne put être regardé comme mensonger, puisqu'on avait
négligé une partie des indications.
Non moins parfait qu'Homère son modèle, Vir-
gile s'est montré aussi exact que lui dans une cir-
constance semblable. Enée avait reçu de l'oracle de
Délos d'amples instructions sur la contrée que lui
avaient assignée les destins pour y fonder un nouvel
empire; un seul mot mal compris prolongea la course
errante des Troyens. Cette contrée, il est vrai, n'é-
tait pas nommée ; mais , comme il leur était prescrit
de retourner aux lieux de leur origine , le choix à
faire entre la Crète et l'Italie, qui avaient donné nais-
sance , la première à Teucer, et la seconde à Dardanus,
I. 5
66 GOMMElfTAIRE
tiges Tun et l'autre de la race troyenne, ce choix, dis-
je, leur était indiqué par ces premiers mots de l'oracle:
Vaillants fils de Dardanus; car, en les appelant du
nom de celui de leurs ancêtres qui était parti d'Ita-
lie, Apollon désignait évidemment ce pays. De même,
dans le songe de Scipion, sa fin lui est nettement
annoncée, et le doute émis par son aïeul, pour lais-
ser à la prédiction ce qu'elle doit avoir d'obscur, est
levé dès le commencement de ce songe par ces mots,
«Lorsque, du concours de ces nombres, la nature
aura formé le nombre fatal qui vous est assigné. »
C'était bien lui dire que ce terme était inévitable. Si
dans la révélation qui lui est faite des autres événe-
ments de sa vie, selon l'ordre où ils auront lieu, tout
est clairement exprimé , et si la seule expression équi*
voque est celle relative à sa mort, c'est parce les
dieux veulent nous épargner, soit des peines, soit des
craintes anticipées, ou parce qu'il nous est avantageux
d'ignorer le terme de notre existence; et, dans ce
cas , les oracles qui nous l'annoncent , s'expriment
plus obscurément que dans toute autre circonstance.
btj SONGE DE SGIPIOir. LIVRE I. 67
k«/«><*'*^/^«<%^ 1
CHAPITRE VIIL
H y a quatre genres de vertus : vertus politiques ^
vertus épuratoires, vertus épurées y et vertus
exemplaires. De ce que la vertu constitue le
bonheur^ et de ce que les vertus du premier
genre appartiennent aux régulateurs des socié^
tés politiques, il s^ ensuit qiiun jour ils seront
heureux.
devenons à notre interprétation à peine commen-
oée ; a Mai» afin de vous inspirer plus d'ardeur à dé-
fendre rétat, sachez , mon fils , qu'il est dans le ciel
une place assurée et fixée d'avance pour ceux qui ont
sauvé, défendu et agrandi leur patrie, et qu'ils doi-
vent y jouir d'une éternité de bonheur; car de tout
ce qui se fait sur la terre , rien n'est plus agréable
aux regards de ce Dieu suprême qui régit l'univers ^
que ces réunions, ces sociétés d'hommes formées
sous l'empire des lois , et que 1 on nomme cités. Ceux
qui les gouvernent, ceux qui les conservent, sont
partis de ce lieu, et c'est dans ce lieu qu'ils revien-
nent »
Rien de mieux dit, rien de plus convenable que
de faire suivre immédiatement la prédiction de la
mort du second Africain par celle des récompenses
qui attendent l'homme de bien après sa mort* Cet
5.
68 COMMENTAIRE
espoir produit sur lui un tel effet, que loin de re-
douter l'instant fatal qui lui est annoncé , il le hâte
de tous ses vœux, pour jouir plus tôt, au séjour
céleste, de l'immensité de bonheur qu'on lui promet.
Mais , avant de donner au passage entier que nous
venons de citer tout son développement, disons quel-
ques mots de la félicité réservée aux conservateurs
de la patrie.
11 n'y a de bonheur que dans la vertu , et celui-là
seul mérite le nom d'heureux qui ne s'écarte point
de la voie qu'elle lui trace. Voilà pourquoi ceux qui
sont persuadés que la vertu n'appartient qu'aux sages,
soutiennent que le sage seul est heureux.
Ils nomment sagesse, la connaissance des choses
divines , et sages ceux qui , s'élevant par la pensée
vers le séjour de la Divinité, parviennent, après une
recherche opiniâtre , à connaître son essence , et à se
modeler sur ^elle, autant qu'il est en eux. II n'est,
disent ces philosophes , que ce moyen de pratiquer
les vertus; et quant aux obligations qu'elles impo-
sent , ils les classent dans l'ordre qui suit : la pru-
dence exige que, pleins de dédain pour cette terre
que nous habitons, et pour tout ce qu^elle renferme,
nous ne nous occupions que de la contemplation des
choses du ciel, vers lequel nous devons diriger toutes
nos pensées; la tempérance veut que nous ne don-
nions au corps que ce qu'il lui faut indispensable-
ment pour son entretien ; la force consiste à voir sans
crainte notre âme faire, en quelque sorte, divorce
avec notre corps soùs les auspices de la sagesse , et
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. 69
à ne pas nous effrayer de la hauteur immense que
nous avons à gravir avant d'arriver au ciel.
C'est à la justice qu'il appartient de faire marcher
de front chacune de ces vertus vers le but proposée
D'après cette définition rigide de la route du bonheur,
il est évident que les régulateurs des sociétés hu-
maines ne peuvent être heureux. Mais Plotin, qui
tient avec Platon le premier rang parmi les philoso*
phes , nous a laissé un traité des vertus qui les classe
dans un ordre plus exact et plus naturel; chacune
des quatre vertus cardinales se subdivise, dit* il, en
quatre genres.
Le premier genre se compose des vertus politiques,
le second des vertus épuratoires, le troisième des ver*
tus épurées, et le quatrième des vertus exemplaires.
L'homme, animal né pour la société, doit avoir des
vertus politiques.
Ce sont elles qui font le bon citoyen , le hou ma-
gistrat , le bon fils , le bon père et le bon parent :
celui qui les pratique veille au bonheur de son pays,
accorde une protection éclairée aux alliés de son gou-
vernement, et le leur fait aimer par une générosité
bien entendue.
Aussi de ses bienfaits on garde la mémoire.
La prudence politique consiste à régler sur la droite
raison toutes ses pensées, toutes ses actions; à ne
rien vouloir, à ne rien faire que ce qui est juste, et
à se conduire en toute occasion comme si Ton était
en présence des dieux. Cette vertu comprend en soi
^O GOMMBBTTAIRE
la justesse d'esprit, la perspicacité, la vigilance, la
prévoyance, la douceur du caractère, et la réserve.
La force politique consiste à ne pas laisser offus-
quer son esprit par la crainte des dangers , à ne re*
douter que ce qui est honteux, à soutenir avec une
égale fermeté les épreuves de la prospérité et celles
de l'adversité. Cette vertu renferme l'élévation de
Tâme, la confiance en soi-même, le sang -froid, la
dignité dans les manières , Tégalité de conduite , Té-
liergie de caractère, et la persévérance.
La tempérance politique consiste à n'aspirer à rien
de ce qui peut causer des regrets , à ne pas dépasser
les bornes de la modération, à assujettir ses passions
fiu joug de la raison. Elle a pour cortège la modes-
tie, la délicatesse des sentiments, la retenue, la pu-
reté des mœurs , la discrétion, l'économie, la ^sobriété,
et la pudeur.
La justice politique consiste à rendre à chacun ce
qui lui appartient. A sa suite marchent la bonté
d'âme, l'amitié, la concorde, la piété divers nos pa-
rents et envers les d^eux , If s sentiments affectueux ,
et la bienveillance.
C'est ep s'appliquaut d'abord à lui-même l'usage
de ces vertus, que l'honnête homme parvient ensuite
9 les appliquer au maniement des affaires publiques,
et qu'il conduit avec sagesse les choses de la teiTe,
sans négliger celles du ciel.
Les vertus du second genre, qu'on nomme épura-
toires, sont celles de l'homme parvenu à l'intelligence
de la Divinité ; elles ne conviennent qu'à celui qui £(
DU SONGE DE SCIPIOJV. LIVRE I. 7I
pris la résolution de se dégager de son enveloppe
terrestre pour vaquer, libre de tous soins humains,
à la méditation des choses d'en-haut. Cet état de con-
templation exclut toute occupation administrative.
Nous avons dit plus haut en quoi consistent ces
vertus du sage, et les seules qui méritent ce nom, s'il
en faut croire quelques philosophes.
TjCS vertus du troisième genre, ou les vertus épu-
rées , sont le partage d'un esprit purifié de toutes les
souillures que communique à l'âme le contact du
monde. Ici la prudence consiste, non -seulement à
préférer les choses divines aux autres choses , mais à
ne voir, à ne connaître et à ne contempler qu'elles,
comme si elles étaient les seules au monde.
La tempérance consiste, non-seulement h réprimer
les passions terrestres, mais à les oublier entièrement;
la force, non pas à les vaincre, mais à les ignorer,
de manière à ne connaître ni la colère ni le désir ;
enfin , la justice consiste à s'unir assez étroitement à
Tîntelligence supérieure et divine pour ne jamais
rompre l'engagement que nous avons pris de l'imiter.
Les vertus exemplaires résident dans Tintelligence
divine elle-même, que nous appelons voOç, et d'où
les autres vertus découlent par ordre successif et gra- .
due; car si l'intelligence renferme les formes origi-
nelles de tout ce qui est, à plus forte raison contient-
elle le type des vertus. La prudence est ici l'intelli-
gence divine elle-même. La tempérance consiste dans
une attention toujours soutenue et tournée sur soi-
même; la force, dans une immobilité que rien ne dé*
ya COMMENTAIRE
ment; et la justice est ce qui, soumis à la loi étemelle,
ne s'écarte point de la continuation de son ouvrage.
Voilà les quatre ordres de vertus qui ont des effets
différents à 1 égard des passions, qui sont, comme on
sait,
La peine, le plaisir, TespéraDce et la crainte.
Les vertus politiques modifient ces passions; les ver-
tus épuratoires les anéantissent ; les vertus épurées
en font perdre jusqu'au souvenir; les vertus exem-
plaires ne permettent pas de les nommer. Si donc le
propre et l'effet des vertus est de nous rendre heu-
reux , et nous venons de prouver que la politique a les
siennes, il est clair que l'art de gouverner conduit au
bonheur. Cicéron a donc raison, lorsque, en parlant
des chefs des sociétés, il s'exprime ainsi : « Us jouiront
dans ce lieu d'une éternité de bonheur. » Pour nous
donner à entendre qu'on peut également prétendre à
ce bonheur, et par les vertus actives et par les ver-
tus contemplatives , au lieu de dire dans Un sens ab-
solu que rien n'est plus agréable à l'Être suprême
que les réunions d'hommes nommées cités, il dit que
(c de tout ce qui se fait sur la terre, rien, etc. » Il
établit par là une distinction entre tes contemplatifs
et les hommes d'état qui se fraient une route au ciel
par des moyens purement humains. Quoi de plus
exact et de plus précis que cette définition des cités
qu'il appelle des réunions , des sociétés d'hommes
fonnées sous l'empire des lois ? En effet , jadis on vu
des bandes d'esclaves , des troupes de gladiateurs se
réunir, s'associer, mais non sous l'empire des lois.
DU SONGE DE SCIPIOI^. LIVRE I. ']*i
Les collections (Thommes qui seules méritent le nom
de cités, sont donc celles où chaque individu est régi
par des lois consenties par tous.
k«/«>^ «>«^ ^^*/%r^^^,'%^^^ »^<%
CHAPITRE IX.
Dans quel sens on doit entendre que les direc-
teurs des corps politiques sont descendus du
ciel, et qu'ils jr retourneront.
A l'égard de ce que dit Cicéron , (c Ceux qui gou-
vernent les cités, ceux qui les conservent, sont partis
de ce lieu; c'est dans ce lieu qu'ils reviennent, » voici
comme il faut l'entendre : l'âme tire son origine du
ciel , c'est une opinion constante parmi les vrais phi-
losophes ; et l'ouvrage de sa sagesse , tant qu'elle est
unie au corps, est de porter ses regards vers sa source,
ou vers le lieu d'où elle est partie. Aussi, dans le
nombre des dits notables, enjoués ou piquants, a-
t-on regardé comme sentence morale celui qui suit :
Connaissez-vous vous-même est un arrêt du ciel.
Ce conseil fut donné, dit-on, par l'oracle de Delphes
à quelqu'un qui le consultait sur les moyens d'être
heureux; il fut même inscrit sur le frontispice du
temple. L'homme acquiert donc, ainsi qu'on vient de
le dire, la connaissance de son être, en dirigeant ses^
regards vers les lieux de son origine première, et
non ailleurs ; c'est alors seulement que son âme, pleine
y4 COMMENTAIRE
du sentiment de sa noble extraction, se pénètre des
vertus qui la font remonter, après l'anéantissement
du corps , vers son premier séjour. Elle retourne au
ciel, qu'elle n'avait jamais perdu de vue, pure de
toute tache matérielle dont elle s'est dégagée dans le
canal limpide des vertus; mais, lorsqu'elle s'est ren-
due l'esclave du corps , ce qui fait de l'homme une
sorte de bête brute, elle frémit à l'idée de s'en sépa-
rer; et quand elle y est forcée,
Elle fuit en courroux vers le séjour des ombres.
Et même alors ce n'est pas sans peine qu'elle quitte
sou enveloppe.
Du vice invétéré
Elle conserve encor l'empreinte incfTaçable.
Elle erre autour dé son cadavre, ou cherche un
nouveau domicile ; que ce soit un corps humain , ou
celui d'une bêle, peu lui importe , son choix est pour
celui dont les inclinations se rapprochent davantage
de celles qu'elle a contractées dans sa dernière de-
meure ; elle se résigne à tout souffrir plutôt que de
rentrer au <;iel , auquel elle a renoncé par ignorance
réelle ou feinte, ou plutôt par une trahison ouverte.
Mais les che& des sociétés politiques , ainsi que les
autres sages, rentrent, après leur mort, en posses-
sion du séjour céleste qu'ils habitaient par la pensée^
même lorsqu'ils vivaient parmi nous.
Ce n'est point sans motif, ni par une vaine adu-
lation, que l'antiquité admit au nombre des dieux
BU SONGE DE SCIPJ09. LIVRE I. 7 5
plusieurs fondateurs de cités et d'autres grands per-
sonnages. Ne voyons-nous pas Hésiode , auteur de la
lliéogonie, associer aux dieux les anciens rois, et
conserver à ceux-ci leurs prérogatives , en leur don-
nant une part dans la direction des affaires humaines.
Pour ne pas fatiguer le lecteur de citations grecques,
nous ne rapporterons pas ici les vers de ce poète;
nous nous contenterons d'en donner la traduction.
Le puissant Jupiter voulut placer aux cieux*
Les illustres mortels qu*adiiût parnai les dieux
L'homme reconnaissant; la destinée humaine
Est encore à présent soumise à leur domaine.
Virgile n'ignorait pas cette ancie;ine tradition;
mais il convenait à son sujet que les héros habitas-
sent les Champs Élysées; cependant il ne les exclut
pas du ciel; car, pour accorder les deux doctrines,
c'est-à-dire la fiction poétique et la vérité philoso-
phique, il crée pour eux d'autres cieux, un autre
soleil et d'autres astres. Comme , selon lui , ils con-
servent les goûts qu'ils avaient pendant leur vie mor-
telle y
Ils aimèrent vivants les ooursiers et les armes ;
Morts, à ces jeux guerriers ils trouvent mille charmes,
à plus forte raison les administrateurs des corps so-
ciaux doivent-ils conserver au ciel la surveillance des
choses d'ici -bas. C'est, à c&quç Ton croit, dans la
sphère des fixes que ces âmes sont reçues, et cette
opinion est fondée, puisque c'est de là qu'elles sont
•parties; L'empyrée est en effet la demeure de celles
76 GOMMEirrAIRE
qui n'ont pas encore succombé au désir de revêtir un
corps ; c'est donc là que doivent retourner celles qui
s'en sont rendues dignes. Or l'entretien des deux Sci-
pions ayant lieu dans la voie lactée qu'embrasse la
sphère aplane , rien n'est plus exact que cette expres-
sion : « Us sont partis de ce Heu , c'est dans ce lieu
qu'ils reviennent. » Mais poursuivons notre tâche.
CHAPITRE X.
Opinion des anciens théologiens sur les enfers; et
ce quHlfcuU entendre, selon eux y par la vie ou
la mort de F âme.
« A ce discours, moins troublé par la crainte de la
mort, que par l'idée de la trahison des miens, je lui
demandai si lui-même, si mon père Paulus vivait
encore, et tant d'autres qui à nos yeux ne sont plus.»
Dans les cas les plus imprévus, dans les fictions
même , la vertu a son cachet. Voyez de quel éclat la
fait briller Scipion dans son rêve ! Une seule circon-
stance lui donne occasion de développer toutes les
vertus politiques. Il se montre fort en ce que le calme
de son âme n'est pas altéré par la prédiction de sa
mort. S'il craint les embûches de ses proches , cette
crainte est moins l'effet d'un retour sur lui-même,
que de son horreur pour le crime qu'ils commettent ;
elle a sa source dans la piété et dans les sentiments
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. ^n
afifectueux de ce héros pour ses parents. Or, ces dis^
positions dérivent de la justice, qui veut qu'on rende
à chacun ce qui lui est dû.
Il donne une preuve non équivoque de sa prudence,
en ne regardant pas ses opinions comme des certi-
tudes, et en cherchant à' vérifier ce qui ne paraîtrait
pas douteux à des esprits moins circonspects. Ne
montre -t- il pas sa tempérance lorsque, modérant,
réprimant et faisant taire le désir qu'il a d'en savoir
davantage sur le bonheur sans fin réservé aux gens '
de bien , ainsi que sur le séjour céleste qu'il habite
momentanément, il s'informe si son aïeul et son
père vivent encore? Se conduirait-il autrement s'il
était réellement habitant de ces lieux, qu'il ne voit
qu'en songe ? Cette question d'Émilien touche à l'im-
mortalité de l'âme ; en voici le sens : nous pensons
que l'âme s'éteint avec le corps et qu'elle ne survit
pas à l'homme; car cette expression , ce qui à nos yeux
ne sont plus , » implique l'idée d'un anéantissement
total. Je voudrais savoir, dit-il à son aieul , si vous, si
mon père Paulus et tant d'autres sont encore exis-
tants. A cette demande d'un tendre fils, relativement
au sort de ses parents, et d'un sage qui veut lever le
voile de la nature , relativement au sort des autres ,
que répond son aïeul ? « Dites plutôt , ceux-là vivent
qui se sont échappés des liens du corps comme d'une
prison. Ce que vous appelez la vie, c'est réellement
la mort. »
Si la mort de l'âme consiste à être reléguée dans
les lieux souterrains, et si elle ne vit que dans les
^8 COMMENTAIRE
régions supérieures, pour savoir en quoi con&iste cette
vie ou cette mort, il ne s'agit que de déterminer ce
qu'on doit entendre par ces lieux souterrains dans
lesquels l'âme meurt ; tandis qu'elle jouit , loin de ces
lieux, de toute la plénitude de la vie; et puisque le
résultat de toutes les recherches, faites à ce sujet par
les sages de l'antiquité se trouve compris dans le peu
de mots que vient de dire le premier Africain, noua
allons, par amour pour la concision, donner, de leurs
opinions, Un extrait qui suffira pour résoudre la ques«
tion que nous nous sommes proposée en commençant
ce chapitre.
La philosophie n'avait pas fait encore , dans l'étude
de la nature, les pas immenses qu'elle a faits depuis,
lorsque ceux de ses sectateurs qui s'étaient chargés
de répandre, parmi les diverses nations, le culte et
les rites religieux, assuraient qu'il n'existait d'autrea
enfers que le corps humain, prison ténébreuse, fé-^
tide et sanguinolente, dans laquelle l'âme est retenue
captive.*' Ils donnaient à ce corps les noms de tom-
beau de l'âme, de manoir de Plu ton, de Tartare, et
rapportaient à notre enveloppe tout ce que la fie*»
tion , prise par le vulgaire pour la vérité , avait dit
des enfers. Le ûeuve d'oubli était, selon eux, l'éga-
rement de l'âme, qui a perdu de vue la dignité de
l'existence don^elle jouissait avant sa captivité, et
qui n'imagine pas qu'elle puisse vivre ailleurs que
dans un corps. Par le Phlégéton , ils entendaient, la
violence des passions, les transports de la colère;
par l'Adiéron, les regrets amers que nous causent.
BU SONGE DE SCIPION. LIVHE I. ^9
dans certains cas^fnos paroles et nos actions, par
suite de l'inconstance de notre nature; par le Ck>cyte^
tous les événements qui sont pour Thomme un sujet
de larmes et de gémissements; par le Styx enfin, ils
entendaient tout ce qui occasionne parmi nous ces
haines profondes qui font le tourment de nos âmes.
Ces mêmes sages étaient persuadés que la descrip-
tion des châtiments , dans les enfers, était empruntée
des maux attachés aux passions humaines. Le vau-
tour qui dévore éternellement le foie toujours renais-
sant de Prométhée, est, disaient-ils, l'image des re-.
mords d'une conscience agitée, qui pénètrent dans
les replis les plus profonds de l'âme du méchant, et
la déchirent, en lui rappelant sans cesse le souvenir
de ses crimes : en vain voudrait-il reposer; attachés à
leur proie qui renaît sans cesse, ils ne lui font point
de grâce; d'après cette loi, que le coupable est insé^
parable de son juge , et qu'il ne peut se soustraire à
sa sentence.
Le malheureux, tourmenté par la faim , et mourant
d'inanition au milieu des mets dont il est environné,
est 4e type de ceux que la soif, toujours croissante
d^acquérir, rend insensibles aux biens qu'ils possèdent:
pauvres dans l'abondance, ils éprouvent, au milieu
du superflu , tous les malheurs de l'indigence, et
croient ne rien avoir, parce qu'ils n'ont pas tout ce
qu'ils voudraient avoir. Ceux-là sont attachés à la roue
dixion, qui, ne montrant ni jugement, ni esprit de
conduite, ni vertus dans aucune de leurs actions,
abandonnent au hasard le soin de leurs affaires, et
8o COMMENTAIRE
sont les jouets des événements et de Taveugle destin.
Ceux-là roulent sans fin jeur rocher, qui consument
leur vie dans des recherches fatigantes et infructueu-
ses. Le Lapithe, qui craint à chaque instant la chute
de la roche noire suspendue sur sa tête, représente le
tyran parvenu pour son malheur au sommet d'une
puissance illégale; continuellement agité de terreurs,
détesté de ceux dont il veut être craint, il a toujours
sous les yeux la fin tragique qu'il mérite.
Ces conjectures des plus anciens théologiens sont
fondées; car Denys, le plus cruel des usurpateurs de
la Sicile, voulant détromper un de ses courtisans,
qui le croyait le plus heureux des hommes, et lui
donner une idée juste de l'existence d'un tyran que
la crainte agite à chaque instant, et que les dangers
environnent de toutes parts, l'invita à un repas splen-
dide, et fit placer au-dessus de sa tête une épée sus-
pendue ^ un léger fil ; la situation pénible de Thomme
de cour l'empêchant de prendre part à la joie du
banquet : Telle est, lui dit Denys, cette vie qui vous
paraissait si heureuse; jugez du bonheur de celui
qui, toujours menacé de la perdre, ne peut jamais
cesser de craindre.
Selon ces assertions, s'il est vrai que chacun de
nous sera traité selon ses œuvres, et qu'il n'y ait
d'autres enfers que nos corps, que faut -il entendre
par la mort de l'âme, si ce n'est son immersion dans
l'antre ténébreux du corps; et par sa vie, son retour
au sein des astres, après qu'elle a brisé ses liens?
DU SONGE DE SCIPIOÎf. LIVRE F. 8r
CHAPITRE XL
Opinion des platoniciens sur les enfers et sur leur
emplacement. De quelle manière ils conçoivent
la vie ou la mort de l'âme.
Aux opinions que nous venons d'exposer, ajoutons
celles de quelques philosophes ardents investigateurs
de la vérité. Les sectateurs de Pythagore , et ensuite
ceux de Platon , ont admis deux sortes de morts ;
celle de l'âme et celle de l'animal. L'animal meurt
quand l'âme se sépare du corps, et 1 ame meurt lors-
qu'elle s'écarte de la source simple et indivisible où
elle a pris naissance, pour se distribuer dans les mem-
bres du corps. L'une de ces morts est évidente pour
tous les hommes , l'autre ne l'est qu'aux yeux des sa-
ges, car le vulgaire s'imagine qu'elle constitue la vie;
en conséquence, beaucoup de personnes ignorent
pourquoi le Dieu des morts est invoqué, tantôt sous
le nom de Dis (dieu des richesses), et tantôt sous
celui d'implacable. Ils ne savent pas que le premier de
ces noms, d'heureux augure, est employé lorsque
l'âme, à la mort de l'animal, rentre en possession
des vraies richesses de sa nature , et recouvre sa li-
berté; tandis que le second, de sinistre augure, est
usité lorsque l'âme, en quittant le séjour éclatant de
l'immortalité, vient s'enfoncer dans les ténèbres du
I. 6
82 COMMENTAIRE
corps, genre de mort que le commun des hommes
appelle la vie. Car Tanimation exige Fenchaînement
de l'âme au corps : or, dans la langue grecque, corps
est synonyme de lien, et a beaucoup d'analogie avec
un autre mot qui signifie tombeau de Tâme. C'est
pourquoi Cicéron, voulant exprimer tout à la fois
que le corps est' pour Tâme un lien et un tombeau ,
dit : a Ceux-là vivent, qui se sont échappés des liens
du corps comme d'une prison,» parce que la tombe
est la prison des morts.
Cependant les platoniciens n'assignent pas aux
enfers des bornes aussi étroites que nos corps; ils
appellent de ce nom la partie du monde qu'ils ont
fixée pour l'empire de Pluton; mais ils ne sont pas
d'accord sur les confins de cet empire: il existe chez
eux, à ce sujet, trois opinions diverses. Lès uns divi-
sent le monde en deux parties, l'une active et l'autre
passive; la partie active, où tout conserve des for-
mes éternelles, contraint la partie passive à subir
d'innombrables permutations. La première s'étend
depuis la sphère des fixes jusqu'à celle de la lune
exclusivement; et la seconde, depuis la lune jusqu'à
la terre. Ce n'est que dans la partie active que les
âmes peuvent exister; elles meurent du moment où
elles entrent dans la partie passive. C'est donc entre
la lune et la terre que se trouvent situés les enfers;
et , puisque la lune est la limite fixée entre la vie et
la mort, on est fondé à croire que les âmes qui re-
montent du globe lunaire vers le ciel étoile commen-
cent une nouvelle vie, tandis que celles qui en des-
DU SOJSGK DE SCIPION. LIVRE t. 83
cendeiit cessent de vivre. En effet, dans l'espace
sublunaîre , tout est caduc et passager; le temps s y
mesure, et les jours s'y comptent. La lune a reçu des
physiciens le nom de terre aérienne, et ses habitants,
celui de peuple lunaire ; ils appuient cette opinion
sur beaucoup de preuves, qu'il serait trop long de
rapporter maintenant. On ne peut douter que cet as-
tre ne coopère à la formation et à l'entretien des sub-
stances périssables, puisque plusieurs d'entre elles
augmentent ou diminuent, selon qu'il croît ou décroit;
mais ce serait le moyen d'ennuyer le lecteur que de
s'étendre davantage sur des choses si connues; nous
allons donc passer au second système des platoniciens
sur l'emplacement des enfers. Les partisans de ce sys-
tème divisent le monde en trois ordres d'éléments
de quatre couches chacun ; dans l'ordre hiférieur, ils
sont ainsi rangés : la terre , l'eau , l'air et le feu formé
de la partie la plus subtile de l'air qui touche à la lune.
Dans l'ordre intermédiaire, les quatre éléments sont
d'une nature plus pure, et rangés de la même ma-
nière : la lune ou la terre aérienne représente notre
terre; au-dessus d'elle la sphère de Mercure tient la
place de l'eau; vient ensuite Vénus ou l'air, puis le
soleil ou le feu. Dans le troisième ordre, les rangs
sont intervertis, et la terre occupe la plus haute ré-
gion , de telle sorte que cette terre et celle de l'or-
dre inférieur sont les deux extrêmes des trois ordres.
On trouve d'abord la planète de Mars, qui est le feu;
puis Jupiter ou l'air, dominé par Saturne ou l'eau;
et enfin la sphère des fixes ou la terre, qui renferme
6.
t
84 COMMENTAIRE
les Champs Élysées , réservés aux âmes des justes, se-
lon les traditions de l'antiquité. L'âme qui part de
ces lieux pour revêtir un corps a donc trois ordres
d'éléments à traverser , et trois morts à subir pour
arriver à sa destination. Tel est le second sentiment
des platoniciens, relativement à la mort de l'âme exi-
lée dans un corps. Les partisans de la troisième opi-
nion divisent, comme ceux de la première, le monde
en deux parties ; mais les limites ne sont pas les mê-
mes. Ils font de la sphère aplane la première partie;
la seconde se compose des sept planètes, et de tout
ce qui est au-dessous d'elles, y compris la terre elle-
même. Selon C&es philosophes, dont le sentiment est
le plus probable, les âmes affranchies de toute conta-
gion matérielle habitent le ciel; mais celles qui, de
celte demeure élevée, où elles sont environnées d'une
lumière éternelle, ont jeté un regard en bas vers les
corps, et vers ce qu'on appelle ici-bas la vie, et qui
ont conçu pour elle un secret désir, sont entraînées
peu à peu vers les régions inférieures du monde ,
par le seul poids de cette pensée toute terrestre. Cette
chute toutefois n'est point subite , mais graduée.
L'âme parfaitement incorporelle ne se revêt pas tout
de suite du limon grossier du corps, mais insensible-
ment, et par des altérations successives qu'elle éprouve
à mesure qu'elle s'éloigne de la substance simple et
pure qu'elle habitait, pour s'entourer de la substance
des astres dont elle se grossit. Car, dans chacune des
sphères placées au-dessous du ciel des fixes, elle se
revêt de plusieurs couches de matière éthérée qui ,
I)U SONGE DE SOIPION. LIVRE I. 85
insensiblement, forment le lien intermédiaire par le-
quel elle s'unit au corps terrestre , en sorte qu'elle
éprouve autant de dégradations ou de morts qu'elle
traverse de sphères.
CHAPITRE XIL
Route que parcourt rame ^ en descendant de la
partie la plus élevée du monde vers la partie
inférieure que nous occupons.
Voici le chemin que suit l'âme en descendant du
ciel en terre. La voie lactée embrasse tellement le zo-
diaque, dans la route oblique qu'elle a dans les cieux,
qu'elle le coupe en deux points opposés, au Cancer et
au Capricorne , qui donnent leur nom aux deux tro-
piques. Les physiciens nomment ces deux signes les
portes du soleil, parce que, dans l'un et l'autre, les
points solsticiaux limitent le cours de cet astre, qui
revient sur ses pas dans l'écliptique, et ne le dépasse
jamais. C'est, dit- on, par ces portes que les âmes
descendent du ciel sur la terre, et remontent de la
terre vers le ciel. On appelle l'une la porte des hommes,
et l'autre la porte des dieux. C'est par celle des hommes,
ou par le Cancer, que sortent les âmes qui font route
vers la terre ; c'est par le Capricorne , ou la porte des
dieux, que remontent les âmes vers le siège de leur
propre immortalité, et qu'elles vont se placer au nom-
86 COMMENTAIRE
bre des dieux ; et c'est ce qu'Homère a voulu figurer
dans la description de l'antre d'Ithaque. C'est pourquoi
Pythagore pense que c'est de la voie lactée que part
la descente vers l'empire de Pluton, parce que les
âmes, en tombant de là, paraissent déjà déchues
d'une partie de leurs célestes attributs. Le lait, dit-il,
est le premier aliment des nouveau -nés, parce que
c'est de la zone de lait que les âmes reçoivent la pre-
mière impulsion qui les pousse vers les corps ter-
restres. Aussi le premier Africain dit -il au jeune
Scipion , en parlant des âmes des bienheureux , et en
lui montrant la voie lactée : ce Ces âmes sont parties
de ce lieu , et c'est dans ce lieu qu'elles reviennent. »
Ainsi celles qui doivent descendre, tant qu'elles sont
au Cancer, n'ont pas encore quitté la voie de lait, et
conséquemment sont encore au nombre des dieux ;
mais, lorsqu'elles sont descendues jusqu'au Lion, c'est
alors qu'elles font l'apprentissage de leur condition
future. Là commence le noviciat du nouveau mode
d'existence auquel va les assujettir la nature humaine.
Or le Verseau, diamétralement opposé au Lion, se
couche lorsque celui-ci se lève; de là est venu l'usage
de sacrifier aux mânes quand le soleil entre au pre-
mier de ces signes, regardé comme l'ennemi de la vie
humaine. Ainsi l'âme, descendant des limites célestes,
où le zodiaque et la voie lactée se touchent, quitte
aussitôt sa forme sphérique, qui est celle de la na-
ture divine , pour s'allonger et s'évaser en cône ; c'est
comme le point qui décrit une ligne, et perd, en se
prolongeant, son caractère d'individualité : il était
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. 87
reinblème de la monade; il devient, par sou ex.ten-
sion, celui de la dyade. C'est là cette essence à qui
PKiton, dans le Tim^ey donne les noms d'indivisible
et de divisible, lorsqu'il parle de la formation de l'âme
du monde. Car les âmes , tant celle du monde que
celle de l'homme , se trouvent n'être pas susceptibles
de division , quand on n'envisage que la simplicité de
leur nature divine; mais aussi quelquefois elles en
paraissent susceptibles, lorsqu'elles s'étendent et se
partagent, Tune dans le corps du monde, l'autre dans
celui de l'homme; Lors donc que l'âme est entraînée
vers le corps, dès l'instant où elle se prolonge hors
de sa sphère originelle, elle commence à éprouver le
désordre qui règne dans la matière. C'est ce qu'a
insinué Platon, dans son Phédoriy lorsqu'il nous peint
l'âme que l'ivresse fait chanceler, lorsqu'elle est en-
traînée vers le corps. Il entend par là ce nouveau
breuvage de matière plus grossière qui l'oppresse
et l'appesantit. Nous avons un symbole de cette ivresse
mystérieuse dans la coupe céleste appelée coupe de
Bacchus, et que l'on voit placée au ciel entre le
Cancer et le Lion. On a désigné par cet emblème
l'état d'enivrement que l'influence de la matière , tu-
multuairement agitée, cause aux âmes qui doivent
descendre ici-bas. C'est là que déjà l'oubli , compa-
gnon de l'ivresse, commence à se glisser en elles
insensiblement; car, si elles portaient jusque dans
les corps la connaissance.qu' elles avaient acquise des
choses divines dans leur séjour des cieux, il n'y aurait
jamais, entre les hommes, de partage d'opinion sur
r
88 COMMENTAIRE
la Divinité; mais toutes, en venant ici-bas, boivent
à la coupe de l'oubli , les unes plus , et les autres
moins. Il arrive de là que la vérité ne frappe pas
tous les esprits, mais que tous ont une opinion, parce
que l'opinion naît du défaut de mémoire. Cependant
moins l'homme a bu, et plus il lui est aisé de recon-
naître le vrai, parce qu'il se rappelle sans peine ce
qu'il a su antérieurement Cette faculté de l'âme que
les Latins nomment lectio , les Grecs l'appellent ré-
miniscence, parce qu'au moment où la vérité se mon*
tre à nous, les choses se représentent à notre enten-
dément telles que nous les voyions avant que les
influences de la matière eussent enivré les âmes dévo-
lues à nos corps. C'est de ce composé de matière et
d'idées qu'est formé l'être sensible ou le corps de l'u-
nivers. La partie la plus élevée et la plus pure de cet' "
substance, qui alimente et constitue les êtres divin^ ,
est ce qu'on appelle nectar : c'est le breuvage des
dieux. La partie inférieure, plus trouble et plus gros-
sière, c'est le breuvage des âmes; et c'est ce que le*»
anciens ont désigné sous le nom de fleuve Léthé.
Par Bacclius, les orphiques entendent la matière
intelligente, ou la monade devenue dyade. Leurs lé-
gendes sacrées disent que ce dieu, mis en pièces par
les Titans furieux, qui avaient enterré les lambeaux de
son corps, renaquit sain et entier; ce qui signifie Cj^xe
l'intelligence, se prêtant successivement aux deux
modifications de divisibilité et d'indivisibilité, se ré-
pand, au moyen de la première, dans tous les corps
DU SOITGE DE SCIPIOIV. LIVRE I. 89
de la nature, et redevient, au moyen de la seconde,
le principe unique.
L'âme , entraînée par le poids de la liqueur eni-
vrante, coule le long du zodi<ique et de la vote lac-
tée jusqu'aux sphères inférieures; et dans sa descente,
non-seulement elle prend, comme on l'a dit plus haut,
une nouvelle enveloppe de la matière de ces corps
lumineux, mais elle y reçoit les différentes facultés
qn elle doit exercer durant son séjour dans le corps.
Elle acquiert , dans Saturne , le raisonnement et l'in-
telligence, ou ce qu'on appelle la faculté logistique
et contemplative; elle reçoit de Jupiter la force d'agir,
ou la force exécutrice; Mars lui donne la valeur né-
cessaire pour entreprendre, et la fougue impétueuse;
elle reçoit du soleil les facultés des sens et de l'ima-
«"''^lâfion , qui la font sentir et imaginer; Vénus lui
ifj^ire le mouvement des désirs; elle prend dans la
sphère de Mercure la faculté d'exprimer et d'énoncer
cf*^qu'elle pense et ce qu'elle sent; enfin^, dans la
riHere de la lune, elle acquiert la force nécessaire,
'>ur propager par la génération et accroître les corps,
êtte sphère lunaire, qui est la dernière et la plus
hasse, relativement aux corps divins, est la première
.'t la plus haute, relativement aux corps terrestres.
Ce corps lunaire, en même temps qu'il est comme le
sédiment de la matière céleste, se trouve être la plus
pure substance de la matière animale. Voilà quelle
est la différence qui se trouve entre les corps terres-
tres et les corps célestes; j'entends le ciel, les astres,
90 COMMENTAIRE
et les autres éléments divins; c'est que ceux-ci sont
attirés en haut vers le siège de Tâme et vers l'im-
mortalité par la nature même de la région où ils
sont, et par uu désir d'imitation qui les rappelle vers
sa hauteur; au lieu que l'âme est entraînée vers les
corps terrestres y^ et qu'elle est censée mourir, lors-
qu'elle tombe dans cette région caduque , siège de la
mortalité.
Qu'on ne soit pas surpris que nous parlions si sou-
vent de la mort de l'âme, que nous avons dit être
immortelle. L'âme n'est pas anéantie ni détruite par
cette mort, elle n'est qu'accablée pour un temps; et
cette oppression momentanée ne la prive pas des pré-
rogatives de l'immortalité, puisque, dégagée ensuite
du corps, après avoir mérité d'être purifiée des souil-
lures du vice qu'il lui avait communiquées , elle peut
être rendue de nouveau au séjour lumineux de son
immortalité. Nous venons, je crois, de déterminer
clairement le sens de cette expression, vie et mort
de l'âme, que le sage et docte Cicéron a puisée dans
le sanctuaire de la philosophie.
DU SONGE DE SCIPIOJV. UVRF. f. Ql
CHAPITRE XIII.
Il est pour l'homme deux sortes de morts : l'une
a lieu quand l'âme quitte le corps ; la seconde ,
lorsque l'âme restant unie au corps, elle se
refuse aux plaisirs des sens, et fait abnégation
de toutes jouissances et sensations matérielles.
Cette dernière mort doit être l'objet de nos
vœux; nous ne devons pas hâter la première y
mais attendre que Dieu lui-même brise les liens
qui attachent Vâme au corps.
Scipion, qui voit en songe le ciel, récompense des
élus, exalté par cet aspect, et par la promesse de
l'immortalité, confirmé en outre dans cet espoir si
brillant et si glorieux à la vue de son père, de l'exis-
tence duquel il s'était informé, et qui lui avait paru
douteuse, voudrait déjà n'être plus, pour jouir d'une
nouvelle vie. Il ne s'en tient pas à verser des larmes,
lorsqu'il aperçoit l'auteur de ses jours qu'il avait cru
mort; à peine est-il remis de son émotion, qu'il lui
exprime le désir de ne le plus quitter : cependant ce
désir est subordonné aux conseils qu'il attend de lui;
ainsi la prudence s'unit ici à la piété filiale. Nous al-
lons maintenant analyser la consultation et les avis
auxquels elle donne lieu. « O le plus révéré et le
meilleur des pères! puisque c'est ici seulement que
9^2 COMMENTAIRE
l'on existe , comme je Tapprends de mon aïeul , que
fais-je donc plus long-temps sur la terre? et pourquoi
ne me hâterais- je pas de vous rejoindre? — Gardez-
vous-en, me répondit-il ; l'entrée de ces lieux ne vous
sera permis que lorsque le Dieu dont tout ce que
vous apercevez est le temple aura fait tomber le$
chaînes qui vous garrottent ; car les hommes sont nés
sous la condition d'être les gardiens fidèles du globe
que vous voyez au milieu de ce même temple > et
qu'on appelle la terre : leur âme est une émanation
de ces feux éternels que vous nommez constellations,
étoiles, et qui, corps arrondis et sphériques, animés
par des esprits divins , font leurs révolutions et par-
courent leurs orbites avec une incroyable célérité.
Ainsi, Publius, vous et tous les hommes religieux,
devez laisser à cette âme son enveloppe terrestre, et
ne pas sortir de la vie sans l'ordre de celui qui vous
l'a donnée, car ce serait vous soustraire à la tâche
que vous imposa Dieu lui-même. »
Tel est le sentiment et le précepte de Platon , qui
décide , dans son Phédon , que l'homme ne doit pas
quitter la vie de son propre gré. Il dit, il est vrai,
dans ce même dialogue, que le sage doit désirer la
mort , et que philosopher , c'est apprendre à mourir.
Mais ces deux propositions qui semblent contradic-
toires ne le sont pas, par la raison que Platon dis-
tingue dans l'homme deux sortes de morts. Il n'est
pas ici question de la mort de l'âme et de celle de
l'animal dont il a été question plus haut, mais de la
double mort de l'être animé : l'une est du fait de la
DU SONGI^ DE SCIPfOir. LIVRE I. Ç)i
nature, 1 autre est le résultat des vertus. L'homme
meurt, lorsque, au départ de Fâme, le corps cesse
d'obéir aux lois de la nature; il meurt encore, lorsque
l'âme, sans abandonner le corps, docile aux leçons
de la sagesse, i*enonce aux plaisirs des sens, et ré-
siste à l'amorce si douce et si trompeuse des passions.
Cet état de l'âme est l'effet des vertus du second
genre , signalées plus haut comme étant du domaine
de la seule philosophie. Voilà l'espèce de mort que ,
selon Platon , le sage doit désirer. Quant à celle à la-
quelle nous sommes tous assujettis, il ne veut pas
qu'on la prévienne , et nous défend même de l'appe-
ler et d'aller au-devant d'elle. Il faut, ajoute-t-il,
laisser agir la nature , et les raisons qu'il en donne
sont puisées dans les lois sociales.
Lorsque nous sommes détenus en prison par l'or-
dre des magistrats, nous ne devons en sortir, dit ce
philosophe, que par l'ordre de ceux qui nous y ont
mis; car on n'évite pas un châtiment en s'y sous-
trayant , on ne fait que l'aggraver. Qui plus est ,
ajoute-t-il, nous dépendons des dieux; c'est leur pro-
vidence qui nous gouverne, et leur protection qui
nous conserve; et, si l'on ne peut disposer des biens
d'un maître sans son aveu , si l'on devient criminel
en tuant l'esclave d'autrui, il est évident que celui
qui sort de la vie sans attendre l'ordre de celui de
qui il la tient, se met, non pas en liberté, mais en
état d'accusation.
Ces dogmes de l'école de Platon prennent plus d'é-
tendue sous la plume de Plotin. Quand l'homme
94 COMMENTAIRE
n'existe plus, dit ce dernier, son âme devrait être af-
franchie de toutes les passions du corps; mais il n'eu
est pas ainsi lorsque la séparation s'est faite violem-
ment ; car celui qui attente à ses jours est conduit à
cet excès, soit par la haine, soit par la crainte, soit
par esprit de révolte contre les lois de la nécessité.
Or ce sont là des passions, et l'âme eût-elle été pré-
cédemment pure de toutes souillures, elle en con-
tracte de nouvelles par sa sortie forcée du corps. La
mort, continue Plotin,doit opérer la rupture des liens
qui attachent l'âme au corps , et n'être pas elle-même
un lien; et cependant, lorsque la mort est violente,
ce lien acquiert une nouvelle force, car alors les âmes
errent autour des corps , ou de leurs tombes, ou des
lieux témoins du suicide; tandis que celles qui ont
rompu leurs chaînes par une mort philosophique sont
admises au sein des astres du vivant même de leur
enveloppe : ainsi, la seule mort digne d'éloges est
celle que nous nous donnons en employant , non le
fer et le poison , mais les armes de la sagesse et de
la raison. Il ajoute encore qu'il n'est qu'un seul genre
de mort naturelle, c'est quand le corps quitte l'âme,
et non quand l'âme quitte le corps. Il est en effet
démontré que l'association des âmes avec les corps
est établie sur des rapports numériques invariables.
Cette société subsiste aussi long-temps que ces va-
leurs ne sont pas épuisées, mais elle est rompue du
moment que les nombres mystérieux sont accomplis;
c'est à cet ordre de choses que nous donnons le nom
de fatalité. L'âme, substance immortelle et toujours
DU SOWGK DE SGIPION. LIVRE I. g5
agissante 9 n'interrompt jamais ses fonctions; mais le
corps se dissout quand les nombres sont épuisés.
L'âme conserve toujours sa puissance vivifiante; mais
le corps se refuse à l'action de l'âme lorsqu'il ne peut
plus être vivifié; et de là cette expression qui dénote
la science profonde de Virgile :
Je vais subir mon sort , et j'attendrai mon tour.
La mort n'est donc vraiment naturelle que lors«-
qu'elle est l'effet de l'épuisement des quantités numé-
riques assignées à l'existence du corps; elle ne l'est
pas lorsqu'on ôte à ce dernier les moyens d'épuiser
ces quantités , et la différence est grande entre ces
deux modes de dissolution; car l'âme, quittée par le
corps, peut n'avoir rien conservé de matériel, si elle
n'a pas perdu de vue la pureté de son origine: mais,
lorsqu'elle est forcément expulsée de son domicile, et
que ses chaînes se trouvent rompues et non détachées,
cette rébellion contre la nécessité a une passion pour
cause ; l'âme s'entache donc dès l'instant où elle brise
ses liens. A ces raisons alléguées par Plotin contre le
suicide, il en joint une autre. Puisque les récom-
penses promises à l'âme sont réglées sur les degrés
de perfection qu'elle aura acquise pendant son séjour
ici-bas, nous ne devons pas, en hâtant notre fin, la
priver de la faculté de les augmenter. Ce philosophe
a raison ; (rar dans la doctrine secrète du retour des
âmes, on compare celles qui pèchent pendant leurs
années d'exil à ceux qui, tombant sur un terrain uni,
peuvent se relever promptement et facilement ; et
C)6 COMMENTAIRE
celles qqi emportent avec elles, en sortant de la vie,
les souillures quelles ont contractées, à ceux qui,
tombant d'un lieu élevé et escarpé dans un précipice,
ne parviennent jamais à en sortir. Nous devons donô
ne rien retrancher des jours qui nous sont accordés,
si nous voulons que notre âme ait plus de temps à
travailler à son épuration. Ainsi, direz -vous, celui
qui a atteint toute la perfection possible peut se tuer,
puisqu'il n'a plus de motifs pour rester sur terre; car
un état assez parfait pour nous ouvrir le ciel n'est
pas susceptible d'accroissement. C'est positivement,
vous répondrai-je , cet empressement de l'âme à jouir
de la félicité qui tend le piège où elle se prend; car
l'espoir n'est pas moins une passion que la crainte;
d'où il suit que cet homme se trouve dans la situa-
tion dont il est fait mention ci-dessus. Voilà pour-
quoi Paulus réprime l'ardeur que montre son fils à
le rejoindre et à vivre de la véritable vie. Il craint
que cet empressement à briser ses liens et à monter
au ciel ne prenne chez son Bis le caractère d'une pa$-
sion qui retarderait son bonheur. 11 ne lui dit pas :
Sans un ordre de la nature, vous ne pouvez mourir;
mais il lui dit que sans cet ordre , il ne peut être ad-
mis au ciel, a L'entrée de ces lieux ne vous sera per-
mise que lorsque Dieu aura fait tomber les chaînes
qui vous garrottent; » car en sa qualité d'habitant du
céleste séjour, il sait que cette demeure n'est ouverte
qu'aux âmes parfaitement pures. II y a donc une égale
force d'âme à ne pas craindre la mort qui vient na-
turellement, et à ne pas la hâter quand elle tarde
DU SONGE DE SGIPIOir. LIVRE I. g'J
trop à venir. Cette exposition des sentiments de Pla*
ton et de Plotin sur la mort volontaire éclaircit les
expressions qu'emploie Cicéron pour nous l'inter-
dire.
CHAPITRE XIV.
Pourquoi cet unwers est appelé le temple de Dieu.
Des diverses acceptions du mot âme. Dans quel
sens il faut entendre que la partie intelligente
de r homme est de même nature que celle des
astres. Diverses opinions sur la nature de Famé.
De la différence qu^ûy a entre une étoile et un
astre. Ce que c'est quune sphère ^ un cercle,
ufie ligne circulaire. D'où vient le nom de corps
errants donné aux planètes.
Revenons maintenant sur un fragment du passage
du songe de Scipion cité dans le dernier chapitre,
et qui n'a pas été expliqué, a Car les hommes sont
nés sous la condition d'être les gardiens fidèles du
globe que vous voyez au milieu de ce même temple,
et qu'on appelle la terre : leur âme est une émana-
tion de ces feux éternels que vous nommez constel-
lations, étoiles, et qui, corps arrondis et sphériques,
animés par des esprits divins, font leurs révolutions
et parcourent leurs orbites avec une incroyable cé-
lérité. Ainsi, Publius, vous et tous les hommes reli-
I. 7
gS COMMENTAIRE
gieux, devez laisser à cette âme son enveloppe ter-
restre, et lie pas sortir de la vie sans Tordre de celai
qui vous Fa donnée, car ce serait vous soustraire à
la tâche que vous imposa Dieu lui-même. »
En parlant des neuf sphères , et plus particulière-
ment de la terre, nous dirons pourquoi ce globe est
considéré comme le centre du monde. Quant au nom
de temple de Dieu, que Cicéron donne à l'univers,
il suit en cela l'opinion des philosophes qui croient
que Dieu n'est autre que le ciel et les corps célestes
exposés à notre vue. C'est donc pour nous faire en-
tendre que la toute -puissance divine ne peut être
que difficilement comprise , et ne tombe jamais sous
nos sens , qu'il désigne tout ce que nous voyons par
le temple de celui que l'entendement seul peut con-
cevoir; c'est nous dire que ce temple mérite nos res-
pects, que son fondateur a droit à tous nos homma-
ges, et que l'homme qui habite ce temple doit s'en
montrer le digne desservant. Il part de là pour décla-
rer hautement que l'homme participe de la Divinité,
puisque l'intelligence qui l'anime est ,de même nature
que celle qui anime les astres. Remarquons que, dans
ce passage, Cicéron emploie le mot âme et dans
son vrai sens, et dans un sens abusif. A propre-
ment parler, l'âme est l'intelligence, bien supérieure,
sans contredit, au souffle qui nous anime, quoi-
qu'on confonde quelquefois ces deux mots. Ainsi,
lorsqu'il dit : a Leur âme est une émanation de ces
feux éternels, etc. , » il s'agit de cette intelligence qui
nous est commune avec le ciel et les astres ; et quand
DU S019GE DE SClPIOir. LIVAE I. g^
il dit : a Vous devez laisser à cette âme son enveloppe
terrestre, » il est question du souffle -de vie enfermé
au corps de l'homme, mais qui ne participe pas de
Tintelligence.
Voyons à présent ce qu'entendent les théologiens
quand ils affirment que nous avons une portion de
l'intelligence qui anime les astres. Dieu, cause pre-
mière, et honoré sous ce nom, est le principe et la
source de tout ce qui est et de tout ce qui paraît
être (i). Il a engendré de lui-même, par la fécondité
surabondante de sa majesté , l'intelligence appelée
voCfç chez les Grecs. En tant que le vouç regarde son
père, il garde une entière ressemblance avec lui ; mais
il produit à son tour l'âme en regardant en arrière.
L'âme à son tour, en tant qu'elle regarde le voG>ç,
réflédiit tous ses traits; mais lorsqu'elle détourne ses
regards, elle dégénère insensiblement, et, bien qu'in-
corporelle, c'est d'elle qu'émanent les corps. Elle a
donc une portion de la pure intelligence à laquelle
elle doit son origine, et qu'on appelle Xoyixov (partie
raisonnable); mais elle tient aussi de sa nature la
faculté de donner les sens et l'accroissement aux corps.
La première portion, celle de l'intelligence pure,
qu'elle tient de son principe, est absolument divine,
et ne convient qu'aux seuls êtres divins. Quant aux
deux autres facultés, celle de sentir et celle de se
développer insensiblement , elles peuvent être trans*
(i) En vStyle platonicien, du monde invisible et du monde
visible.
x^ ri
fOO COMMENTAIRE
mises , comme moins pures , à des êtres périssables.
Ij'âme donc , en créant et organisant les corps ( sous
ce rapport, elle n'est autre que la nature, qui, selon
les philosophes, est issue de Dieu et de Tintelligence),
employa la partie la plus pure de la substance tirée
de la source dont elle émane , pour animer les corps
sacrés et divins, c'est-à-dire le ciel et les astres, qui ,
les premiers, sortirent de son sein. Ainsi une portion
de l'essence divine fut infusée dans ces corps de forme
ronde ou sphérique. Aussi Paulus dit-il , en parlant
des étoiles, c^ elles sont animées par des esprits
divins. En s'abaissant ensuite vers les corps inférieurs
et teri*estres, elle les jugea trop frêles et trop caducs
pour pouvoir contenir un rayon de la Divinité; et si
le corps humain lui parut mériter seul cette faveur,
c'est parce que sa position perpendiculaire semble
l'éloigner de la terre et l'approcher du ciel vere le-
quel nous pouvons facilement élever nos regards;
c'est aussi parce que la tête de l'homme a la forme
sphérique , qui est , comme nous l'avons dit , la seule
propre à recevoir l'intelligence. La nature donna
donc à l'homme seul la faculté intellectuelle qu'elle
plaça dans son cerveau , et communiqua à son corps
fragile celle de sentir et de croître. Ce n'est qu'à la
première de ces facultés, celle d'une raison- intelli-
gente, que nous devons notre supériorité sur les
autres animaux. Ceux-ci, courbés vers la terre, et
par cela même hors d'état de pouvoir facilement con-
templer la voûte céleste, sont, en outre, privés de
tout rapport de conformité avec les êtres divins; ainsi.
DU SONGE DE SGIPION. LIVRE I. JOI
ils n'ont pu avoir part au don de rintelligence , et
conséquemment ils sont privés de raison. Leurs fa-
cultés se bornent à sentir et à végéter ; car les déter-
minations qui , chez eux , semblent appartenir à la
raison , ne sont qu'une réminiscence d'impressions
qu'ils ne peuvent comparer, et cette réminiscence est
le résultat de sens très-imparfaits. Mais terminons ici
une question qui n'est pas de Dotre sujet. Les végé-
taux à tiges et sans tiges qui occupent le troisième
rang parmi les corps terrestres sont privés de raison et
de sentiment ; ils n'ont que la seule faculté végétative.
C'est cette doctrine qu'a suivie Virgile quand il
donne au monde une âme dont la pureté lui paraît
telle qu'il la nomme intelligence ou soufQe divin.
Ce soufH» créateur nourrit d'un feu divin
Et la terre, et le ciel, et la plaine liquide,
.Et les globes brillants suspendus dans le vide.
Il substitue ici le mot souffle au mot âme, comme
ailleurs il substitue le mot âme au mot souffle :
L*âme de mes soufQets et les feux de Lemnos.
C'est en parlant de l'âme du monde, dont il célèbre
la puissance, qu'il dit :
Et cette intelligence échauffant ces grands corps, etc.
U ajoute, pour prouver qu'elle est la source de tout
ce qui existe :
D'hommes et d'animaux elle peuple le monde , etc.
. Sa vigueur créatrice, dit-il, est toujours la même;
mais l'éclat de ses rayons s'amortit ,
I Oa COMMENTAIRE
Quand ils sont enfermés dans la prison grossière
D'un corps faible et rampant promis à la poussière.
Puisque, dans cette hypothèse, l'intelligence est née
du Dieu suprême, et que Tâme est née de l'intelli-*
gence; que c'est l'âme qui crée et qui remplît des
principes de vie tout ce qui se trouve placé après
elle ; que son éclat lumineux brille partout , et qu'il
est réfléchi par tous les êtres, de même qu'un senl
visage semble se multiplier mille fois dans une foule
de miroirs rangés exprès pour en répéter l'image;
puisque tout se suit par une chaîne non interrompue
d'êtres qui vont en se dégradant jusqu'au dernier chai-
non, l'esprit observateur doit voir qu'à partir du
Dieu suprême, jusqu'au limon le plys bas et le
plus grossier, tout se tient, s'unit et s'embrasse par
des liens mutuels et* indissolubles. C'est là cette fa-
meuse chaîne d'Homère pa^ laquelle l'Éternel a joint
le ciel à la. terre. Il résulte de ce qu'on vient de lire,
que l'hpmme est le seul être sur la terre qui ait des
rapports avec le ciel et les astres; c'est ce qui fait
dire à Paulus : « Leur âme est une émanation de ces
feux éternels que vous nommez constellations, étoi-
les. » Cette manière de parler ne signifie pas que nous
sommes animés par ces feux ; car, bien qu'éternels et
divins, ils n'en sont pas moins des corps; et des corps,
si divins qu'ils soiçnt, ne peuvent animer d'autres
corps. Il faut donc entendre par là que nous avons reçu
en partage une portion de cette même âme ou intelli-
gence qui donne le mouvement à ces substances di-
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. lo3
vines; et ce qui le prouve, cest qu'après ces mots ,
<c Leur âme est une émanation de ces feux éternels
que vous nommez constellations, étoiles, » il ajoute,
a et qi|i sont animés par des esprits divins. » On ne
peut maintenant s'y tromper ; il est clair que les feux
étemels sont les corps , que les esprits divins sont les
âmes des planètes et des astres, et que la -portion in-
te^igente accordée à l'homme est une émanation de
ces esprits divins.
Nous croyons devoir terminer cet examen de la
nature de l'âme par l'exposition des sentiments des
philosophes qui ont traité ces sujets. Selon Platon ,
c'est une essence se mouvant de soi-même; et, selon
Xénoorate, un nombre mobile; Aristote l'appelle en-
téléchie ; Pythagore et Philolaûs la nomment liarmo*-
nie ; c'est une idée , selon Possidonius ; Asclépiade dit
que l'âme est un exercice bien réglé des sens; Hip-
pocrate la regarde comme un esprit subtil épandu
dans tout le corps; l'âme, dit Héraclide de Pont, est
mi rayon de lumière; c'est, dit Heraclite le physicien ,
une parcelle de la substance des astres; Zenon la
croit de Téther condensé; et Démocrite un esprit
imprégné d'atomes , et doué d'assez de mobilité pour
pouvoir s'insinuer dans toutes les parties du corps;
Gritolaûs le péripatéticien voit en elle la quintessence
des quatre éléments ; Hipparque la compose de feu ;
Anaximène d'air; Empédocle et Critias de sang; Par-
ménide de terre et de feu; Xénophane de terre et
d'eau; Boêthus de feu et d'air; elle est, suivant Epi-
cure, un corps fictif composé de feu , d'air et d'éther.
104 COMMEKTA.IRE
Tous s'accordent cependant à la regarder comme im-
matérielle et comme immortelle.
Discutons maintenant la valeur des deux mots con-
stellations et étoiles que Paulus ne, différencie pas. Ce
n'est cependant pas ici une seule et même chose dé-
signée sous deux noms divers, comme glaive et épée.
On nomme étoiles des corps lumineux et isolés, tels
que les cinq planètes et d'autres corps errants qui
tracent dans l'espace leur marche solitaire; et l'on
appelle constellations des groupes d'étoiles fixes, dé-
signés sous des noms particuliers, comme le Bélier,
le Taureau, Andromède, Persée, la Couronne, et tant
d'autres êtres de formes diverses, introduits au ciel
par l'antiquité. Les Grecs ont également distingué les
astres des constellations ; chez eux un astre est une
étoile, et l'assemblage de plusieurs étoiles est une
constellation.
Quant à la dénomination de corps sphériques et
arrondis qu'emploie le père de Scipion en parlant des
étoiles , elle appartient aussi bien aux corps lumineux
faisant partie des constellations , qu'à ceux qui sont
isolés; car ces corps, qui diffèrent entre eux de gran-
deur, ont tous la même forme. Ces deux qualifica-
tions désignent une sphère solide qui n'est sphérique
que parce qu'elle est ronde , et qui ne doit sa rondeur
qu'à sa sphéricité. C'est de l'une de ces propriétés
qu'elle tient sa forme, et c'est à l'autre qu'elle est
redevable de sa solidité. Nous donnons donc ici le
nom de sphère aux étoiles elles-mêmes , qui toutes ont
la figure sphérique. On donne encore ce nom au ciel
BU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. lo5
des fixes, qui est la plus grande de toutes les sphères,
et aux sept orbites inférieures que parcourent les deux
flambeaux célestes et les cinq corps errants. Quant
aux deux mots circus et orbis ( circonférence et cer-
cle), qui ne peuvent être entendus ici que de la ré-
volution et de Torbite d'un astre , ils expriment deux
choses différentes, et nous verrons ailleurs que Pau-
lus les détourne de leur vrai sens ; c'est ainsi qu'au
lieu de dire la circonférence de lait, ou la voie lac-
tée, il dit le cercle lacté; et qu'au lieu de dire neuf
sphères y il à\l neuf cercles, ou plutôt neuf globes.
On donne aussi le nom de cercle aux lignes circu-
laires qui embrassent la plus grande des sphères ,
comme nous le verrons dans le chapitre qui suit.
L'une de ces lignes circulaires est la zone de lait que
le père de Scipion appelle un cercle que Von distin-
gue parmi les feux célestes. Cette manière de ren-
dre les deux mots orbis et circus serait tout-à-fait
déplacée dans ce chapitre. Le premier signifie le che-
min que fait un astre pour revenir au même point
d'où il était parti; et le second, la ligne circulaire que
décrit dans les cieùx cet astre par son mouvement
propre, et qu'il ne dépasse jamais.
Les anciens ont donné aux planètes le nom de corps
errants, parce qu'elles sont entraînées par un mou-
vement particulier d'occident en orient en sens con-
traire du cercle que parcourt la sphère des fixes.
Elles ont toutes une vitesse égale, un mouvement
semblable, et un même mode de s'avancer dans l'es-
pace, et cependant elles font leurs révolutions et
I o6 COMMENTAIRE
décrivent leurs orbites en des temps inégaux. Com-
ment se fait-il dpnc que, parcourant des espaces
égaux en des temps égaux , ces corps emploient des
périodes plus ou moins longues à revenir au point
de départ? |ïous connaîtrons plus tard la raison de
ce phénomène.
CHAPITRE XV.
Des onze cercles qui entourent le ciel.
Paulus, qui vient de donner à son fils une notion
de la nature des astres, mus par une intelligence di-
vine de laquelle l'homme participe, Texhorte à la
piété envers les Dieux , à la justice envers ses sem-
blables, et lui montre, pour l'encourager, ainsi qu'a-
vait fait son aïeul , la zone lactée , récompense de la
vertu et séjour des âmes heureuses. «C'était, dit Sci-
piotn, ce cercle dont la blanche lumière se distingue
entre les feux célestes, et que, d'après les Grecs,
vous nommez la voie lactée. » Relativement à cette
zone, les deux mots circonférence et cercle ont la
même acception ; c'est une de ces courbes q|ii entou-
rent la voûte céleste. Il en est encore dix autres
dont nous parlerons en temps et lieu ; mais celle- ci
est la seule qui s'offre aux yeux, les autres sont plu-
tôt du ressort de l'entendement que de celui de la
DU SONGE DE SGIPION. LIVRE I. 107
vue. Les opinions ont beaucoup varié sur la nature
de cette bande circulaire; les unes sont puisées dans
la iàble, les autres dans la nature. Nous ne rapporte-
rons que les dernières. Théophraste la regarde comniig
le point de suture des deux hémisphères, qui, ainsi
réunis^ forment la sphère céleste; il dit qu'au point
de jonction des deux demi-globes , elle est plus bril-
lante qu'ailleurs. Diodore (d'Alexandrie) croit que
cette zone est un feu d'une nature dense et concrète,
sous la forme d'un sentier curviligne, et qu'elle doit
sa compacité à la réunion des deux demi^phères de
la voûte éthérée; qu'en conséquence l'œil l'aperçoit,
tandis qu'il ne peut distinguer, pendant le jpur, les
autres feux célestes, dont les molécules sont beau-»
coup plus rares. Démocrite juge que cette blancheur
est le résultat d'une multitude de petites étoiles très«
voisines les unes des autres , qui , en formant une
épaisse traînée'dont la largeur a peu d'étendue, et en
confondant leurs faibles clartés , offrent aux regards
l'aspect d'un corps lutnineux. Mais Possidonius , dont
l'opinion a beaucoup de partisans, prétend que ta
voie lactée est une émanation de la chaleur astrale.
Cette bande circulaire, en décrivant sa courbe dans
un plan oblique à celui du zodiaque, échauffeies ré-
gions du ciel, que ne peut visiter le soleil, dont le
centre ne quitte jamais l'écliptique. Nous avons dit^
plus haut, quels sont les deux points du zodiaque
que coupe la zone de lait; nous allons maintenant
nous occuper des dix autres cercles , dont le zodiaque
lui-même fait partie, et qui est le seul d'entre eux
] o8 COMMENTAIRE
qu'on peut regarder comme une surface, par la rai-
son que nous allons en donner.
Chacun des cercles célestes peut être conçu comme
une ligne immatérielle , n'ayant d'autre dimension
que la longueur, et, conséquemment , privée de lar-
geur : mais, sans cette seconde dimension, le zodiaque
ne pouvait renfermer les douze signes; on a donc res-
serré les constellations qui forment ces signes entre
deux lignes, et le vaste espace qu'ils occupent a été
divisé en deux parties égales par une troisième ligne
qu'on a nommée écliptique, parce qu'il y a éclipse
de soleil ou de lune toutes les fois que ces deux as-
tres la parcourent en même temps. Si la lune est en
conjonction , il y a éclipse de soleil ; quand elle est
en opposition, il y a éclipse de lune; il suit de là
que le soleil ne peut être éclipsé que lorsque la lune
achève sa révolution de trente jours, et qu'elle-même
ne peut l'être qu'au quinzième jour de sa course.
£n effet , dans ce dernier cas , la lune , opposée au
soleil, dont elle emprunte la lumière, se trouve ob-
scurcie par l'ombre conique de la terre; et, dans le
premier cas, son interposition entre la terre et le so-
leil nous prive de la vue de ce dernier. Mais le so-
leil , en se soustrayant à nos regards , ne perd rien de
ses attributs; tandisque la lune, privée de son aspect,
est dépouillée de la lumière d'emprunt au moyen de
laquelle elle éclaire nos nuits. Ce sont ces phéno-
mènes bien connus du docte Virgile qui lui ont fait
dire :
DU SOfVGE DE SCIPION. LIVRE I. 1 09
Dites-moi quelle cause éclipse dans leur cour
Le clair flambeau des nuits , l'astre pompeux des jours.
Quoique le zodiaque soit terminé par deux lignes
et divisé également par une troisième, Fantiquité, in-
ventrice de tous les noms, a jugé à propos d'en faire
un cercle. Cinq autres sont parallèles entre eux; le
plus grand occupe le centre, c'est le cercle équi-
noxial. Les deux plus petits, placés aux extrémités, sont
le cercle polaire boréal et le cercle polaire austral.
Entre ceux-ci et la ligne équinoxiale, il en est deux
intermédiaires, plus grands que les premiers et moin-
dres que la dernière, ce sont les deux tropiques; ils
servent de limite à la zone torride. Aux sept cercles
dont on vient de parler, joignons les deux colures,
ainsi nommés d'un mot grec qui signifie tronqué,
parce qu'on ne les voit jamais entiers dans l'horizon.
Tous deux passent par le pôle boréal , s'y coupent à
angles droits, et chacun d'eux, suivant une direction
perpendiculaire, divise, en deux parties égales, les
cinq parallèles ci-dessus mentionnés. L'un rencontre
le zodiaque aux deux points du BéUer et de la Balance,
l'autre le rencontre aux deux points du Cancer et du
Capricorne; mais on ne croit pas qu'ils s'étendent
jusqu'au pôle austral. Il nous reste à parler des deux
derniers, le méridien et l'horizon, dont la position
ne peut être déterminée sur la sphère, parce que
chaque pays, chaque observateur a son méridien et
son horizon.
Le premier de ces deux cercles est ainsi nommé ,
parce qu'il nous indique le milieu du jour quand
IIO COMMENTA IBE
nous avons le soleil à notre zénitli; or, la spl^ricité
de la terre s'opposant à ce que tous ses habitants
aient le même zénith , il s'ensuit qu'ils ne peuvent
avoir le même méridien , et que le nombre de ces
cercles est infini. Il en est de même de l'horizon
dont nous changeons en changeant de place; ce cercle
sépare la sphère céleste en deux moitiés , dont l'une
est au-dessus de notre tête. Mais, comme l'œil hu-
main ne peut atteindre aux limites de cet hémisphère,
l'horizon est, pour chacun de nous, le cercle qui dé-
termine la partie du ciel que nous pouvons découvrir
de nos yeux. Le diamètre de cet horizon sensible ne
s'étend pas au-delà de trois cent soixante stades,
parce que notre vue n'aperçoit pas les objets éloi-
gnés de plus de cent quatre-vingts stades. Cette dis-
tance , qu'elle ne peut dépasser, est donc le rayon du
cercle, au centre duquel nous nous trouvons; con-
séquemment le diamètre de ce cercle est de trois cent
soixante stades; et comme nous ne pouvons nous
porter en avant sur cette ligne, sans la voir s'accour-
cir dans la même proportion qu'elle s'allonge derrière
nous, il suit que uous ne pouvons faire un pas sans
changer d'horizon. Quant à cette extension de notre
vue à cent quatre-vingts stades, elle ne peut avoir
lieu qu'au milieu d'une vaste plaine, ou sur la surface
d'une mer calme. On ne doit pas nous objecter que
l'œil atteint la cime d'une haute montagne, et qui
plus est la voûte céleste; car, il faut distinguer l'é-
tendue en hauteur ou profondeur, de l'étendue en
longueur et largeur; c'est cette dernière qui, soumise
DU SONGE DE SGiPION. LJVRE I. III
à nos regards, constitue l'horizoa sensible. Mais c'est
assez parler des cercles dont le ciel est entouré; con-
tinuons notre commentaire.
CHAPITRE XVI.
Pourquoi nous ne poui^ons apercevoir certaines
étoiles , et de leur grandeur en général.
«Delà, étendant mes regards sur l'uni vers , j'étais
émerveillé de la majesté des objets. J'admirais des
étoiles que , de la terre où nous sommes, lios yeux
n'aperçurent jamais. C'était partout des distances et
des grandeurs dont nous n'avons jamais pu nous
douter* La plus petite de ces étoiles était celle qui,
située sur le point le plus extrême des cieux et le
plus rabaissé vers la terre, brillait d'une lumière em-
pruntée : d'ailleurs les globes étoiles surpassaient de
beaucoup la grandeur du nôtre.»
Ces mots : « De là étendant mes regards sur l'uni-
vers,» viennent à l'appui de ce que nous avons dit
ci-dessus, savoir, que, dans le songe de Scipion,
l'entretien qu'il a avec son père et son aïeul a lieu
dans la voie lactée. Deux choses excitent plus parti-
culièrement son admiration r d'abord, la vue nouvelle
pour lui de plusieurs étoiles ; puis la grandeur des
corps célestes en général. Commençons par nous rendre
raison de ces nouvelles étoiles; plus tard, nous nous
112 COMMENTAIRE
occuperons de la grandeur des astres.. L'exactitude
de la description de Scipion , et l'instruction dont il
fait preuve en ajoutant , «j'admirais des étoiles que,
de la terre où nous sommes , nos yeux n'aperçurent
jamais y» nous font connaître la cause qui s'oppose h
ce que ces étoiles soient visibles pour nous. I^a posi-
tion que nous occupons sur le globe est telle , qu'elle
ne nous permet pas de les apercevoir toutes, parce
que la région du ciel où elles se trouvent ne peut
jamais s'offrir à nos regards. En effet, la partie de la
sphère terrestre , habitée par les diverses nations qu'il
nous est donné de connaître, s'élève insensiblement
vers le pôle septentrional; donc, par une suite de
cette même sphéricité , le pôle méridional se trouve ,
au-dessous de nous ; et comme le mouvement de la
sphère céleste autour de la terre a toujours lieu d'o-
rient eu occident , quelle que soit la rapidité de ce
mouvement, nous voyons toujours au-dessus de notre
tête le pôle nord , ainsi que
Calisto dont le char craint les flots de Théds.
De ce que le pôle austral ne peut jamais être visi))le
pour nous, à cause de sa déclivité, il suit que nous
ne pouvons apercevoir les astres qui éclairent indu-
i)itablement la partie des cieux sur laquelle il est ap-
puyé. Virgile a savamment exprimé cette inclinaison
de l'axe dans les vers suivants :
Notre pôle des cieiix voit la clarté sublime ;
Du Tartare profond l'autre touche l'abîme.
Mais , si certaines régions du ciel sont toujours vi-
DU SOITGE DE SCU^IOBT* LIVRE I. Il3
sibles pour Thabitant d'une surface courbe , telle que
la terre, et d'autres toujours invisibles, il n'en est pas
de même pour l'observateur placé au ciel ; la voûte
céleste se développe entièrement à sa vue qui ne peut
être bornée par aucune partie de cette surface dont
la totalité n'est qu'un point, relativement à l'immen-
sité de la voûte éthérée. Il n'est donc pas étonnant
que Scipion, qui n'avait pu, sur terre, voir les étoiles
du pôle méridional, soit saisi d'admiration en les
apercevant pour la première fois, et d'autant plus
distinctement, qu'aucun corps terrestre ne s'interpose
entre elles et lui. Il reconnaît alors la cause qui s'était
opposée à ce qu'il les découvrît précédemment : « J'ad-
mirais des étoiles que, de la terre où nous sommes,
nos yeux n'aperçurent jamais,» dit-il à ses amis. -
Voyons maintenant ce que signifient ces expres-
sions: «C'était partout des distances et des grandeurs
dont nous n'avons jamais pu nous douter. » Et pourquoi
les hommes n'avaient- ils jamais pu se douter de la
grandeur des étoiles qu'aperçoit Scipion ? Il en donne
la raison : «D'ailleurs, les globes étoiles surpassaient
de beaucoup la grandeur du nôtre.» Effectivement,
quel est le mortel , si ce n'est celui que l'étude de la
philosophie a élevé au-dessus de l'humanité, ou plu-
tôt qu'elle a rendu vraiment homme, qui puisse juger
par induction qu'une seule étoile est plus grande que
toute la terre? L'opinion vulgaire n'est-elle pas que
la lumière d'un de ces astres égale à peine celle d'un
flambeau? Mais, s'il est prouvé que cette grandeur
de chacune des étoiles est réelle, leur grandeur en
Il4 COMMENTAIRE
général se trouvera démontrée. Établissons donc cette
preuve.
Le point, disent les géomètres, est indivisible, à
cause de sa petitesse infinie; ce n'est pas une quantité,
mais seulement l'indicateur d'une quantité* JjtL physi-
que nous apprend que la terre n'est qu'un point, si
on la compare à l'orbite que décrit le soleil ; or, d'a-
près les mesures les plus exactes, la circonférence du
disque du soleil est à celle de son orbite comme
l'unité est h deux cent seize. Jje volume de cet
astre est donc une partie aliquote du cercle qu'il
parcourt; mais nous venons de dire que la terre
n'est qu'un point, relativement à l'orbite solaire, et
qu'un point n'a pas de parties. On ne peut donc pas
hésiter à regarder le soleil comme plus grand que
la terre , puisque la partie d'un tout est plus grande
que ce qui est privé de parties par son excessive té-
nuité. Or, d'après l'axiome que le contenant est plus
.grand que le contenu , il est évident que les orbites
des étoiles plus élevées que le soleil sont plus grandes
que la sienne, puisque, les corps célestes observant
entre eux un ordre progressif de grandeur, chaque
sphère supérieure enveloppe celle qui lui est infé-
rieure ; c'est ce que confirme Scipion qui dit , en
parlant de la lune, que la plus petite de ces étoiles
est située au point le plus extrême des cieux et le
plus rabaissé vers la terre ; il ne dit rien de notre
globe, qui, placé au dernier rang de 1 échelle des
sphères, s'ofire à peine à ses yeux*
Puisque les orbites décrites par les étoiles supérieu-
DU SONGE DB SGIPION. LIVRE I. Il5
res sont plus grandes que celle du soleil, et puisque
le volume de chacune de ces étoiles est une partie
aliquote de Torbite dans laquelle elle se meut, il est
incontestable que Tun quelconque de ces corps lumi-
neux est plus grand que la terre qui n'est qu'un
point à l'égard de l'orbite solaire, plus petite elle-même
que celle des étoiles supérieures. Nous saurons dans
peu s'il est vrai que la lune brille d'une lumière
empruntée.
CHAPITRE XVII.
Pourquoi le ciel se meut sans cesse et toujours cir-
culairement. Dans quel sens on doit entendre
qu'il est le Dieu som^erain; si les étoiles qu*on
a nommées fixes ont un moui^ment propre.
Scipion, après avoir promené ses regards sur tous
ces objets qu'il admire, les fixe enfin sur la terre
d'une manière plus particulière ; mais son aïeul le
rappelle bientôt à la contemplation des corps cèles*
tes, et lui dévoile, en commençant par la voûte étoilée,
la disposition et la convenance de toutes les parties
du système du monde : «Devant vous, lui dit-il, neuf
cercles ou plutôt neuf globes enlacés , composent !a
chaîne universelle; le plus éievé, le plus lointain,
celui qui enveloppe tout le reste, est le souverain
Dieu lui-même, qui dirige et qui contient tous les
8.
Il6 COMKEIfTAIRK
autres. A ce ciel sont attachées les étoiles fixes, qu*il
entraîne avec lui dans son éternelle révolution. Plus
bas roulent sept astres dont le mouvement rétrograde
est contraire à celui de Torbe céleste. Le premier est
appelé Saturne par les mortels ; vient ensuite la lli-
mière propice et bienfaisante de Tastre que vous nom-
mez Jupiter; puis le terrible et sanglant météore de
Mars; ensuite, presqu'au centre de cette région , do-
mine le soleil, chef, roi, modérateur des autres flam-
beaux célestes, intelligence et principe régulateur du
monde, qui, par son immensité, éclaire et remplit
tout de sa lumière. Après lui, et comme à sa suite,
se présentent Vénus et Mercure; le dernier cercle,
est celui de la lune, qui reçoit sa clarté des rayons
du soleil. Au-dessous, il ny a plus rien que de mor-
tel et de périssable, à l'exception des âmes données
h la race humaine par le bienfait des dieux. Au-dessus
de la lune, tout est étemel. Pour votre terre, immo-
bile et abaissée au milieu du monde, elle forme la
neuvième sphère, et tous les corps gravitent vers ce
centre commun. »
Voilà une description exacte du monde entier, de-
puis le point le plus élevé jusqu'au point le plus bas;
c'est, en quelque sorte, l'effigie de l'univers, ou du
grand tout, selon l'expression de quelques philoso-
phes. Aussi le premier Africain dit-il q^e c'est une -
chaîne universelle, et Virgile la nomme un vaste
corps dans lequel s'insinue l'âme universelle.
Cette définition succincte de Cicéron contient le
germe de beaucoup de propositions dont il nous a
Dtj soncë i>k scipjoir. livrb I. 117
abandonné le développement. En parlant des sept
étoiles que domine la sphère œleste^ il dit «que leur
mouvement rétrograde est contraire à celui de l'orbe
céleste. » C'est nous avertir de nous assurer d'abord
du mouvement de rotation de celui-ci, puis de celui
des sept corps errants. Nous aurons ensuite à vérifier
si ce dernier mouvement a lieu en sens contraire , et
si l'ordre auquel Cicéron assujettit les sept sphères
est sanctionné par Platon. Dans le cas enfin où il
serait prouvé qu'elles sont au-dessous du ciel des
fixes, nous devrons examiner comment il se peut
faire que chacune d'elles parcoure le zodiaque, cercle
qui est le seul de son espèce, et qui est situé au plus
haut des cieux ; et , enfin , nous rendre raison de l'in-
égalité du temps qu'elles emploient respectivement
dans leur course autour de ce cercle. Toutes ces re-
cherches doivent nécessairement faire partie de la
description que nous allons donner des étoiles er-
rantes. Nous dirons ensuite pourquoi tous les corps
graifitent vers la terre leur centre commun.
Quant au mouvement de rotation du ciel , il est
démontré comme résultant de la nature, de la puis-
sance et de l'intelligence de l'âme universelle. La per-
pétuité de cette substance est inhérente à son mou-
vement; car on ne peut la concevoir toujours exis-
tante sans la concevoir toujours en mouvement, et
réciproquement. Ainsi, le corps céleste qu'elle a formé
et qu'elle s'est associé, immortel comme elle, est mo-
bile comme elle et ne s'arrête jamais.
En effet, l'essence de cette ame incorporelle étant
fl8 OOMBfEIlTMRE
datas son mouvement, et sa première création étant
le corps du ciel ^ les premières molécules immaté*
rielles qui entrèrent dans ce corps furent celles du
mouvement spontané, dont 1 action permanente et
invariable n'abandonne jamais I être qui en est doué.
Ce mouvement du ciel est nécessairement un
mouvement de rotation; car, comme sa mobilité n'a
pas d'arrêt, et qu'il n'existe dans l'espace aucun point
hors de lui vers lequel il puisse se diriger, il doit reve-
nir sans cesse sur lui-4nême« Sa course n'est donc qu'une
tendance vers ses propres parties, et conséquemment
une révolution sur son axe : en effet , un corps qui
remplit tous les lieux de sa substance ne peut en
éprouver d'autres. Il sanble ainsi s'attacher à la pour-
suite de l'âme qui est répandue dans le monde entier.
Dira-ton que s'il la poursuit sans relâche, c'est qu'il
ne la rencontre jamais? On aurait tort; car il doit sans
cesse rencontrer une substance . qui existe en -tous
lieux, toujours une et toujours entièt^. Mais pour-
quoi ne s'arréte-t-il pas quand il a atteint l'objet de ses
recherches ? Parce que cet objet est lui-même toujours
en mouvement. Si lame du monde cessait de se mou<>
voir, le corps céleste s'arrêterait; mais la pi'emîère
s'infîltrant continuellement dans l'universalité des
êtres, et le second tendant toujours à se combiner
^vec elle, il est évident que celui-ci doit toujours être
entraîné vers elle et par elle. Mais terminons ici cet
extrait des écrits de Plotin sur la rotation mystérieuse
des substances célestes.
A l'égard de la qualification de Dieu souverain
DU SONGE DC SCIPIOU. LIVRE I. 1 J9
donnée par Cicéron à 1^ sphère aplane roulant sur
elle-même, cela ne veut pas dire que cette sphère soit
la cause première et l'auteur de la nature, puisqu'elle
est l'œuvre de Tâme du monde, qui est elle-même
engendrée par l'intelligence, laquelle est uue émana*
tion de l'être qui seul mérite le nom de Dieu souve-
rain. Cette dénomination n'est relative qu'à la posi-
tion de cette sphère qui domine tous les autres globes:
on ne peut s'y tromper, puisque Cicéron ajoute tout
de suite : a Qui dirige et qui contient tous les autres. »
Cependant l'antiquité a regardé le ciel comme un
dieu; elle a vu en lui, non-seulement une substance
immortelle pénétrée de cette sublime raison que lui
a communiquée l'intelligence la plus pure, mais en-
core le canal d'où découlent toutes les vertus qui sont
les attributs de la toute - puissance. Elle l'a nommé
Jupiter; et chez les théologiens , Jupiter est l'âme du
monde, comme le prouvent ces vers:
Muses, à Jupiter d'abord rendez homma^^:
Tout est plein de ce dieu ; le monde est son ouvrage.
Tel est le début d'Aratus, que plusieurs autres
poètes lui ont emprunté. Ayant à parler des astres,
et voulant d'abord chanter le ciel, auquel ils sem-
blent attachés, il entre en matière par une invocation
à Jupiter. Le ciel étant invoqué sous le nom de Ju-
piter, on a du faire de Junon, ou de l'air, la sœur
et l'épouse de ce dieu : sa sœur, parce que l'air est
formé des mêmes molécules que le ciel; son épouse,
parce que l'air est au-dessous du ciel.
laO COMMEITTAIRS
Il nous reste à dire que, selon Topinion de quel-
ques philosophes, toutes les étoiles, à rexception des
sept corps mobiles, n'ont d'autre mouvement que
celui dans lequel elles sont entraînées avec le ciel ; et
que , suivant quelques autres , dont le sentiment pa*
rait plus probable, les étoiles que nous nommons
fixes ont, comme les planètes, un mouvement pro-
pre, outre leur mouvement commun. Elles emploient,
disent ces derniers , vu l'immensité de la voûte cé-
leste, un nombre innombrable de siècles à revenir
au point d'où elles sont parties ; c'est ce qui fait que
leur mouvement particulier ne peut être sensible
pour l'homme dont la courte existence ne lui permet
pas de saisir le plus léger changement dans leur si*
tuation respective.
Cicéron, imbu des diverses doctrines philosophi-
ques les plus approuvées de l'antiquité, partage l'une
et l'autre opinion , quand il dit : a A ce ciel sont atta-
chées les étoiles fixes, qu'il entraîne avec lui dans
son éternelle révolution.» Il convient qu'elles sont
fixes, et cependant il leur accorde la mobilité.
DU SONGE DE SGIPIOlf. UVRE I. 121
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CHAPITRE XVIII.
Les étoiles errantes ont un moui^ement propre
contraire à celui des deux.
Voyons mainteDant si nous parviendrons à donner
des preuves irrécusables du mouvement de rétrogra*
dation que le premier Africain accorde aux sept
sphères qu'embrasse le ciel. Non-seulement le vulgaire
ignorant, mais aussi beaucoup de personnes instruites,
ont regardé comme incroyable., comme contraire à
la nature des choses , ce mouvement propre d'occi-
dent en orient , accordé au soleil , à la lune , et aux
cinq sphères dites errantes, outre celui que, chaque
jour, ces sept astres ont de commun avec le ciel
d'orient en occident; mais un observateur attentif
s'aperçoit bientôt de la réalité de ce second mouve-
ment que l'entendement conçoit, et que même on
peut suivre des yeux. Cependant, pour convaincre
ceux qui le nient avec opiniâtreté, et qui se refusent
à l'évidence, nous allons discuter ici les motifs sur
lesquels ils s'appuient, et les raisons qui démontrent
la vérité de notre assertion.
Les cinq corps errants , l'astre du jour et le flam-
beau de la nuit, sont fixés au ciel comme les autres
astres; ils n'ont aucun mouvement apparent qui leur
122 COMM£]fTAlRK
soit propre, et sont entraînés clans l'espace avec tout
le ciel, ou bien ils ont un mouvement particulier.
Dans ce dernier c^s> ils se meuvent avec le ciel,
d'orient en occident, par un mouvement commun, et
aussi par un mouvement propre, ou bien ils suivent
une direction opposée d'occident en orient. Voilà, je
crois, les seules propositions vraies ou fausses qu'on
puisse admettre. Séparons maintenant la vérité de
l'erreur.
Si ces corps étaient fixes, immobiles aux mêmes
points du ciel , on les apercevrait constamment à la
même place, ainsi que les autres corps célestes. Ne
voyons-nous pas les Pléiades conserver toujours leiur
situation respective, et garder sans cesse une même
distance avec les Hyades, dont elles sont voisines,
ainsi qu'avec Orion, dont elles sont plus éloignées?
Les étoiles dont l'assemblage compose la petite et la
grande Ourse observent toujours entre elles une
même position , et les ondulations du Dragon , qui se
promène entre ces deux constellations , ne rarient
jamais ; mais il n'en est pas ainsi des planètes , qui se
montrent tantôt dans mne région du ciel , et tantôt
dans une autre. Souvent on voit deux ou plusieurs
de ces corps se réunir, puis bientôt abandonner leur
point de réunion, et s'éloigner les uns des autres.
Ainsi le témoignage des yeux suffit pour prouver
qu'ils ne sont pas fixés au ciel; ils se meuvent donc,
Car on ne peut nier ce que confirme la vue. Mais ce
mouvement particulier s'opère-t-il d'orient en occi-
dent , ou bien en sens contraire ? Des raisonnements
DU SONGE D£ SCIPJOIT. LIVRE I. Il3
sans réplique , appuyés du rapport des yeux , vont
résoudre cette question suivant l'ordre de signes du
zodiaque, en commençant par Tun d'eux. Au lever
du Bélier succède celui du Taureau, que suit celui
des Gémeaux ; ceux-ci sont remplacés par le Cancer,
€it ainsi de suite. Si donc ces étoiles mobiles effec-^
tuaient leur mouvement d'orient en occident, elles ne
se rendraient pas du Bélier dans le Taureau , situé à
l'orient du premier, ni du Taureau dans les Gémeaux,
dont la position est plus orientale encore que celle
du Taureau ; elles passeraient des Gémeaux dans le
Taureau, et du Taureau dans le Bélier, en suivant
une marche directe et conforme au mouvement com-
mun de tout le ciel ; mais , puisqu'elles suivent l'ordre
des signes du zodiaque , en commençant par le Bélier,
d'où elles se rendent dans le Taureau , etc. , ces signes
étant regardés comme fixes, on ne peut douter que les
corps errants n'aient un mouvement contraire à celui
de la sphère étoilée. Ce qui le démonti*e clairement,
c'est le cours de la lune si facile à suivre, vu la clarté
de cette planète et la rapidité avec laquelle elle se
meut.
Deux jours environ après sa sortie des rayons du
soleil, nouvelle alors, elle parait non loin de cet
astre qu'elle vient de quitter, et près des lieux où \\
va se coucher. A peine a-t-il abandonné notre hémi-
sphère, qu'elle se montre au-dessus de lui, sur le
bord occidental' de l'horizon. Son coucher du troi-
sième jour retarde sur le coucher du soleil plus que
celui du second jour, et chacun des jours suivants
I a4 COMMENTAIRE
nous la fait voir plus avancée vers l'est. Enfin le
septième jour, elle passe au méridien dans le moment
où le soleil se couche; sept jours après, elle se lève
à l'instant où le soleil disparaît sous l'horizon, en
sorte qu'elle a employé la moitié d'un mois à parcou-
rir la moitié du ciel , ou l'un des hémisphères , en
rétrogradant d'occident en orient. Le vingt -unième
jour de sa course la trouve au sommet de l'hémi-
sphère opposé, lorsque le soleil se dispose à nous
quitter ; ce qui le prouve , c'est qu'alors elle se mon-
tre à l'horizon, au milieu de la nuit. Enfin le vingt-
huitième jour, elle rentre en conjonction. Aussi
long- temps qu'elle reste plongée dans le sein du so-
leil , nous croyons voir ces deux astres se lever à peu
de distance l'un de l'autre; mais insensiblement la
lune s'éloigne du soleil en prenant la direction de
l'orient.
La marche du soleil a également lieu du couchant
au levant; et, bien qu'elle soit plus lente que celle de
la lune (puisque le premier met à visiter un signe du
zodiaque autant de temps que l'autre en met à faire
le tour entier de ce cercle), nos yeux peuvent cepen-
dant le suivre dans sa coui*se. Plaçons-le dans le Bé-
lier, signe équinoxial qui rend le jour égal h la nuit.
Aussitôt qu'il s'y couche, la balance, ou plutôt les
pinces du Scorpion, se montrent dans la région op-
posée de l'hémisphère , et le Taureau se fait voir non
loin du point où le soleil a disparu ; car on aperçoit les
Pléiades et les Hyades, brillant cortège de ce signe, peu
de tçmps après le coucher de l'astre du jour. Le mois
DU SONGE DE SCIPION* LIVRE J. ia5
suivant, le- soleil rétrograde dans le Taureau. Dès ce
moment, nous ne pouvons plus distinguer aucune des
étoiles de cette constellation, pas même les Pléiades,
parce qu'un signe cesse d'ôtre visible quand il se lève
et qu'il se couche en même temps que le soleil , dont
réclat absorbe celui de tous les astres qui sont dans
son voisinage. C'est effectivement ce qui arrive alors
au brillant Sirius , peu distant du Taureau. £n par-
lant de ce phénomène , Virgile s'exprime ainsi :
Lorsque l'astre du jour,
Ouvrant dans le Taureau sa brillante carrière,
Engloutit Sirius dans des flots de lumière.
Cette disposition de Sirius est, comme on voit,
l'effet de son coucher héliaque, et non celui de sa
descente sous l'horizon; car il est trop près du Tau-
reau pour se coucher réellement quand celui-ci se
lève. Lorsque le soleil termine sa course d^ns le Tau-
reau, la Balance est assez élevée sur l'horizon pour
que le Scorpion se montre tout entier; à peu de
distance du lieu oii le soleil s'est couché , on voit pa-
raître les Gémeaux. Ce signe devient invisible du
moment où le roi des astres y entre en sortant du
Taureau. Des Gémeaux il passe au Cancer. Alors la
Balance a atteint le plus haut point du ciel ; ce qui
prouve que le soleil n'a pu parcourir entièrement le
Bélier, le Taureau et les Gémeaiu , sans rétrograder
de 90 degrés. A la fin du trimestre qui suit, c'est-
à-dire après sa visite faite daiis le Cancer, le Lion
et la Vierge , il est reçu dans la Balance , qui , comme
le Bélier, établit l'égalité du jour et de la nuit; et
ia6 GOMNrENTAIRR
quand il la quitte, on voit paraître, dans la partie
opposée de rhémisphère, le Bélier qu'il avait quitté
six mois auparavant.
Nous avons choisi , pour cette démonstration , le
moment du coucher du soleil, préférablement à celui
de sou lever, parce que le signe qui le suit immédia-
tement, et qu'on voit à l'horizon aussitôt après son
coucher, est celui-là même dans lequel nous venons de
prouver qu'il se prépare à entrer. Or, cette pleuve
est aussi celle de son mouvement de rétrogradation.
Ce qui vient d'être dit du soleil et de la lune s'ap-
plique également aux cinq planètes. Forcées , comme
ces deux astres , d'obéir à l'impulsion générale, comme
eux , elles ont un mouvement de rétrogradation vers
les signes qui les suivent
DU SOITGE DE SCIPJON« LIVRE I. 197
CHAPITRE XIX.
De l'opinion de Platon et de celle de Cicéron sur
le rang qu'occupe le soleil parmi les corps er-
rants. De la nécessité où se trouve la lune d'em-
prunter sa lumière du soleil, en sorte qu'elle
éclaire , mais n échauffe pa^. De la raison pour
laquelle on dit que le soleil nest pas positi-
vement au centre^ mais presque au centre des
planètes. Origine des noms des étoiles. Pourquoi
il y a des planètes qui nous sont contraires, et
d'autres favorables.
lia rétrogradation des sphères mobiles démontréei
nous allons à présent exposer en peu de mots Tordre
selon lequel elles sont rangées. Ici l'opinion de Cw
céron semble différer de celle de Platon , puisque le
premier donne au soleil la quatrième place, c'est-à-
dire, qu'il lui fait occuper le centre des sept étoiles
mobiles; tandis que le second le met immédiatement
au-dessus de la lune^. c'est-à-dire, au sixième rang
en descendant. Cicéron a pour lui les calculs d'Ar-
chimède et des astronomes cbaldéens ; le sentiment
de Platon est celui des prêtres égyptiens, à qui nous
devons toutes nos connaissances philosophiques. Se-
lon eux le soleil est entre la lune et Mercure; mais
c(»nime ils ont senti qu'ainsi placé il pourrait paraître
I a 8 GOMMENT klRE
au-dessus de Mercure et de Vénus, ils ont indiqué
la cause de cette apparence, qui est une réalité pour
certaines personnes; et nous allons voir que cette
dernière opinion n'est pas dénuée de vraisemblance.
Voici ce qui Ta fait naître.
La distance qui sépare la sphère de Saturne, la
plus élevée de toutes, de celle de Jupiter qui est au-
dessous de lui, est si grande, que le premier emploie
trente ans à faire sa révolution dans le zodiaque, pen-
dant que le second n'en emploie que douze. Après la
sphère de Jupiter vient celle de Mars qui achève en
deux ans sa visite des douze signes , tant est grand
l'intervalle qui l'éloigné de Jupiter; Vénus placée au-
dessous de Mars est assez éloignée de lui pour la ter-
miner en un an. Or, Mercure est si près de Vénus,
et le soleil est si peu éloigné de Mercure, que cette
période d'une année, ou à peu près, est la même
pour ces trois astres. Cicéron a donc eu raison de
donner pour escorte au soleil deux planètes qui , pen-
dant une mesure de temps toujours la même, ne s'é-
loignent jamais beaucoup l'une de l'autre. A l'égard
de la lune qui occupe la région la plus basse , sa dis-
tance des trois sphères dont nous venons de parler
est telle qu'elle effectue en vingt-huit jours la même
Course que celles-ci n'accomplissent qu'en un an. L'an-
tiquité a été parfaitemement d'accord sur le rang des
trois planètes supérieures, et sur celui de la lune. La
prodigieuse distance qu'observent entre elles les trois
premières , et le grand éloignement où la dernière se
trouve des autres corps errants, ne permettait pas
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. 12^
qu'on pût s'y tromper; mais Vénus, Mercure et le
soleil sont tellement rapprochés , que leur situation
réciproque ne put être aussi facilement déterminée ,
si ce n'est par les Egyptiens, trop habiles pour n'avoir
pas trouvé le nœud de la difficulté. Voici en quoi
elle consiste : l'orbite du soleil est placée au-dessous de
celle de Mercure, et celle-ci a au-dessus d'elle l'orbite
de Vénus; d'où il suit que ces deux, planètes parais-
sent tantôt au-dessus, tantôt au-dessous du soleil, selon
qu'elles occupent la partie supérieure ou inférieure
de la ligne qu elles doivent décrire. C'est dans cette
dernière circonstance , bien remarquable , parce qu'a-
lors elles ont plus d'éclat , que ces étoiles ont été ob-
servées par ceux qui les placent au-dessous du soleil.
Et voilà ce qui a mis en crédit cette dernière opinion ,
adoptée presque généralement.
Cependant le sentiment des Égyptiens est plus sa-
tisfaisant pour ceux qui ne se contentent pas des ap-
parences; il est appuyé, comme l'autre, du témoi-
gnage de la vue, et, de plus, il rend raison de la
clarté de la lune, corps opaque qui doit nécessai-
rement avoir au-dessus de lui la source dont il em-
prunte son éclat. Ce système sert donc à démontrer
que la lune ne brille pas de sa propre lumière, et
que toutes les autres étoiles mobiles, situées au-delà
du soleil, ont la leur propre qu'elles doivent à la pu-
l'eté de l'éther, qui communique à tous les corps ré-
pandus dans son sein la propriété d'éclairer par eux-
mêmes. Cette lumière éthérée pèse de toute la masse
de ses feux sur la sphère du soleil, de manière que
I.
1 3o COMirBirT4IRE
les zones du ciel éloignées de lui languissent sous
un froid rigoureux et perpétuel , ainsi qu'on le verra
sous peu. Mais la lune étant la seule des planètes qui
soit au-dessous du soleil, et dans le voisinage d'une
région qui n'est pas lumineuse par elle-même, et où
tout est périssable, ne peut être éclairée que par
Tastre du jour. On lui a donné le nom de terre
éthérée , parce qu'elle occupe la partie la plus basse
de i'éther, comme la terre occupe la partie la plus
basse de l'univers. La lune n'a point cependant l'im-
mobilité de la terre , parce que dans une sphère en
mouvement , le centre seul est immobile. Or, la terre
est le centre de la sphère universelle ; elle doit donc
seule être immobile. Ajoutons que la terre brille de
rédat qu'elle reçoit du soleil , mais ne peut le ren-
voyer; au lieu que la lune a la propriété du miroir,
celle de réfléchir les rayons lumineux. La terre, en
effet, esti^un composé des parties les plus grossières
de l'air et de l'eau, substances concrètes et denses, et
par conséquent imperméables à la lumière, qui ne
peut agir qu'à leur surface. Il n'en est pas de même
de la lune; elle est, à la vérité, sur les confins de
la région supérieure ; mais cette région est celle du
fluide igné le plus subtil. Ainsi , quoique les molé-
cules lunaires soient plus compactes que celles des
autres corps célestes, comme elles le sont beaucoup
moins que celles de la terre, elles sont plus propres
que ces dernières à recevoir et à renvoyer la lu-
mière. La lune ne peut néanmoins nous transmettre
la seiisation de la chaleur ; cette prérogative n'appar-
DU SONGE 1>E SGIPIOlf. LIVRE I. l3l
tient qu^aux rayons solaires, qui, arrivant immédiate-
ment sur la terre, nous communiquent le feu dont se
compose leur essence; tandis que la lune, qui se laisse
pénétrer par ces mêmes rayons dont elle tire son
éclat, absorbe leur chaleur, et nous renvoie seulement
leur lumière. Elle est à notre égard comme un mi-
roir qui réfléchit la clarté d'un feu allumé à quelque
distance ; ce miroir offre bien Timage du feu , mais
cette image est dénuée de toute chaleur.
Le sentiment de Platon, ou plutôt des Égyptiens,
relativement au rang qu'occupe le soleil , et celui qu'a
adopté Cicéron en assignant à cet astre la quatrième
place, sont maintenant suffisamment connus, ainsi
que la cause qui a fait naître cette diversité dans leurs
opinions. On sait aussi ce qui a engagé celui-ci à dira
que a le dernier cercle est celui de la lune , qui reçoit
sa lumière des rayons du soleil ; » mais nous avons
encore à nous rendre raison d'une expression de Ci*
céron : dans l'ordre des sphères mobiles , celle du so-
leil est , selon lui , la quatrième. Or, quatre est rigou*
reusement le nombre central entre sept et l'unité;
pourquoi donc ne place-t*il pas le globe solaire juste
au centre des sept autt*es, et pourquoi dit-il : a En-
suite, presquau centre de cette région domine le
soleil »? Il est aisé de justifier cette manière de par-
ler : le soleil peut occuper, numériquement parlant,
le quatrième rang parmi les planètes, sans être le
point central de l'espace dans lequel elles se meuvent.
Il a en effet trois de ces corps au-dessus de lui, et
trois au-dessous; mais, calcul fait de l'étendue qu em*
9-
l3a COMMENTAIRE
brassent les sept sphères, la région de son mouve-
ment n'en est pas le centre, car il est moins éloigné
des trois étoiles inférieures qu'il ne l'est des trois su-«
périeures. C'est ce que nous allons prouver clairement
et succinctement.
Saturne, la plus élevée de ces sept étoiles, met
trente ans à parcourir ie zodiaque; la lune, qui est
la plus rabaissée vers la terre , achève sa course en
moins d'un mois; et le soleil , leur intermédiaire, em-
ploie un an à décrire son orbite : ainsi le mouvement
périodique de Saturne est à celui du soleil comme
trente est à un , et celui du soleil est à celui de la
lune comme douze est à un. On voit par là que le
soleil n'est pas positivement au centre de l'espace dans
lequel ces corps errants font leurs révolutions : mais
il était question de sept sphères; et, comme quatre
est le terme moyen entre sept et un, Cicéron a pu
faire du soleil le centre du système planétaire; et
parce qu'il ignore la distance relative des sept corps
dont il s'agit, il modifie son expression au moyen du
mot presque.
Observons ici qu'il n'existe pas dans la nature plus
de planète de Saturne que de planète de Mars , ou
de Jupiter; ces noms, et tant d'autres, d'invention
humaine, furent imaginés pour pouvoir compter et
coordonner les corps célestes; et ce qui prouve que
ce sont des dénominations arbitraires dans lesquelles
la nature n'est pour rien , c'est que l'aïeul de Scipion ,
au lieu de dire l'étoile de Saturne, de Jupiter, de
Mars, etc., emploie ces expressions : « Le premier est
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. 1 33
appelé Saturne par les mortels, puis Tastre que vous
nommez Jupiter, le terrible et sanglant météore de
Mars, etc. » Quand il dit que l'astre de Jupiter est
propice et bienfaisant au genre humain, que te méi-
téore de Mars est sanglant et terrible , il &it allusion
à la blancheur éclatante de la première, et à la teinte
roussâtre de la seconde, ainsi qu'à l'opinion de ceux
qui pensent que ces planètes influent , soit en bien ,
soit en mal sur le sort des hommes. Suivant eux.
Mars présage généralement les plus grands malheurs,
et Jupiter les événements les plus favorables.
Si l'on est curieux de connaître k cause qui a fait
attribuer un caractère de malignité à des substances
divines (telle est l'opinion qu'on a de Mars et de Sar
turne), et qui a mérité à Jupiter et à Vénus cette
réputation de. bénignité que leur ont donnée les pro-
fesseurs de la science généthliaque, comme si la na^
ture des êtres divins n'était pas homogène, je vais
l'exposer telle qu'on la trouve dans le seul auteur que
je sache avoir traité cette matière. Ce qu'on va lire
est extrait des trois livres qu'a écrits Ptolémée sur
l'harmonie.
Ija tendance, dit ce géographe astronome, que
montrent des substances diverses à se lier et à s'unir
par d'étroits rapports , est l'effet de quelques nombres
positifs sans l'intermédiaire desquels deux choses ne
pourraient opérer leur jonction : ces nombres sont
répitrite, Thémiole, l'épogdous, la raison double, triple
et quadruple. Nous ne donnons ici que leurs noms;
plus tard , en parlant de l'harmonie du ciel , nous au-
1 34 GOMITENTAIRB
rotïs une occasion favorable de faire connaître leurs
valeurs et leurs propriétés.Tenons-nous-en, pour le
moment, à savoir que sans ces nombres il n y aurait
dans la nature ni liaison ni union.
liC soleil et la lune sont les deux astres qui ont le
plus d'influence sur notre existence ; car, sentir et
végéter sont deux qualités inhérentes à tous les
êtres périssables r-or, nous tenons la première du
soleil, et la seconde du globe lunaire : nous de-
vons donc à Tune et à Tautre étoile le bienfait de la
vie. Cependant les cinq autres sphères mobiles par-
tagent avec le soleil et la lune le pouvoir de déter-
miner nos actions et leurs résultats. Parfois il arrive
que les calculs des nombres mentionnés ci-dessus, éta-
blis sur la position relative de ces deux derniers
globes et des cinq premiers, ont un rapport exact,
et quelquefois aussi ce rapport est nuL Ces conve-
nances de nombres existent toujours entre Vénus et
Jupiter, et entre le soleil et la lune, avec cette diffé-
rence que l'union de Jupiter et du soleil est cimentée -
par la totalité des relations numériques, tandis que
celle de Jupiter avec la lune ne Test que par plusieurs
de ces rapports ; de même Tassociation de Vénus et
de la lune est garantie par l'accord de tous les nom-
bres, et celle de Vénus et du soleil Test seulement
par celui de plusieurs d'entre eux. Il suit de là que
de ces deux planètes, réputées bénignes, savoir, Ju-
piter et Vénus, la première a plus d'affinité avec le
soleil , et la seconde avec la lune. Elles nous sont donc
d'autant, plus favorables, qu'elles ont des liaisons de
DU SONGE DE «CIPJON, LIVRE |. l35
nombres plus intimes avec les deux astres qui nous
ont donné l'être. Quant aux planètes de Saturne et
de Mars, etles ne sont pas tellement privées de tous
rapports avec les deux Hambei^ux du monde, qu'on
ne puisse trouver au dernier degré de Téchelle nu-
mérique l'aspect de Saturne avec le soleil, et celui de
Mars avec la lune; d'où Ton voit qu'elles doivent être
peu amies de l'homme , puisqu'elles ont avec les au^
teurs de nos jours des relations de nombres trop iur
directs. Nous dirons ailleurs pourquoi ces deux astres
sont considérés quelquefois comme dispensateurs de
la puissance et de la richesse; qu'on veuille bien
se contenter à présent de l'explication que nous ve-
nons de donner sur les deux étoiles de Jupiter et de
Mars, l'une salutaire, et l'autre i*edoutable. Selon
Plotin, dans son traité intitulé du Pouvoir des jàs*
treSf les corps célestes n'ont aucuu pouvoir, aucune
autorité sur l'homme; mais il affirme que les événe-
ments qui nous sont réservés par les décrets immua-
bles du destin peuvent nous être prédits d'après le
cours, la station et la rétrogradation des sept corps
dont il est question, et qu'il en est de ces prédictions
comme de celles des oiseaux qui , soit en mouvement ,
soit en repos , qous annoncent l'avenir qu'ils ignorent
par leur vol ou par leur voix. C'est dans ce sens que
Jupiter mérite le surnom de salutaire, et Mars celui
de redoutable, puisque le premier nous pronostique
le l^onbeur, et le second l'infortune.
l36 COMMEnTAIRE
CHAPITRE XX.
Des différents noms du soleil^ et de sa grandeur.
Ce n'est pas un abus de mots, ni une louange ou-
trée de la part de Cicéron , que tous ces noms qu'il
donne au soleil, de chef y de roi^ de modérateur des
autres flam^beaux célestes j d* intelligence et de pria--
cipe régulateur du monde; ces titres sont l'expres-
sion vraie des attributs de cet astre. Voici ce que dit
Platon, dans son Timée^ en parlant des huit sphères :
«Dieu, voulant assujettir à des règles immuables et
faciles à connaître les révolutions plus ou moins
promptes de ces globes , alluma , dans la seconde ré-
gion circulaire, en remontant de la terre, les feux de
l'étoile que nous nommons soleil. » Qui ne croirait ,
d'après cette manière de s'exprimer, que les autres
corps mobiles empruntent leur lumière du flambeau
du jour? Mais Cicéron, bien convaincu que tous bril-
lent de leur propre éclat, et que la lune seule, comme
souvent nous l'avons dit, est privée de cet avantage,
donne un sens plus clair à l'énoncé de Platon, et
fait entendre en même temps que le soleil est le grand
réservoir de la lumière; car, non-seulement il dit de
cet astre, qu'il est le chef le roi y et le modérateur
des autres flambeaux célestes (ces derniers mots
prouvent qu'il n'ignore pas que les planètes ont leur
DU SONGE DE SGIPIOll. LIVRE I. 187
lumière propre), mais cette qualification de chef et
de roi des autres corps lumineux a chez lui la même
acception que celle de source de la lumière éthérée,
quVmpIoie Heraclite.
Le soleil est le chef des astres , parce que sa ma-
jestueuse splendeur lui assigne parmi eux le rang le
plus distingué; il est leur roi, parce qu'il paraît seul
grand entre tous : aussi son nom latin est-il dérivé
d'un mot de cet idiome qui signifie seul. Il est le
modérateur des autres a$lres, parce qu'il fixe les li-
mites dans lesquelles ils sont forcés d'opérer leurs
mouvements directs et rétrogrades. En effet, chaque
étoile errante doit parcourir un espace déterminé,
avant d'atteindre le point de son plus grand éloigne-
ment du soleil. Arrivée à ce point qu'elle ne peut dé-
passer, elle semble rétrograder; et lorsqu'elle est par-
venue à la limite fixée pour son mouvement rétro-
grade , elle reprend de nouveau son mouvement
direct. Tous les corps lumineux voient donc dans le
soleil le puissant modérateur de leur course circu-
laire. Son nom d'intelligence du monde répond à
celui de cœur du ciel, que lui ont donné les physiciens;
et ce nom lui est bien dû, car, ces phénomènes que
nous voyons au ciel suivre des lois immuables , cette
vicissitude des jours et des nuits , leur durée respec-
tive, alternativement plus longue ou plus courte, leur
parfaite égalité à certaines époques de l'année, cette
chaleur modérée et bienfaisante du printemps, ces
feux brûlants du Cancer et du Lion , la douce tiédeur
des vents d'automne , et le froid rigoureux qui sépare
l38 COMMENTAIRE
les deux saisons tempérées, tous ces effets sont le ré*
sultat de la marche régulière d'un être intelligent.
Cl'est donc avec raison qu'on a nommé cœur du ciel
l'astre dont tous les actes sont empreints de l'enten-
dement divin.
Cette dénomination convient d'autant mieux qu'il
est dans la nature du fluide igné d'être toujours en
mouvement. Or, nous avons dit plus haut que le soleil
avait reçu le nom de source de la lumière éthérée;
il est donc pour ce fluide ce que le cœur est pour
rétre animé. Le mouvement est une propriété inhé-
rente à ce viscère; et quelle que soit la cause qui sus-
pende un seul instant ce mouvement, l'animal cesse
d'exister. Ici finit ce que nous avions à dire sur ce
titre d'intelligence du monde, donné au soleil par
Cioéron. Quant à la raison pour laquelle il le nomme
principe régulateur du monde, elle est aisée à trou-
ver; car il est tellement vrai que le soleil règle la
température, non- seulement de la terre, mais celle
du ciel appelé avec raison sphère du monde, que
les deux extrémités de cette sphère, les plus éloignées
de l'orbite solaire, sont privées de toute chaleur, et
languissent dans un continuel état de torpeur. Nous
reviendrons incessamment sur cet objet, auquel nous
donnerons plus de développement.
Il nous reste maintenant à parler de la grandeur
du soleil. Le peu que nous avons à dire à ce sujet est
appuyé sur des témoignages irrécusables, et ne sera
pas sans intérêt. Le principal but des physiciens.
DU SONGE ])R SCIPIOK. LIVRE I. ] Sq
dans toutes leurs recherches sur la mesure de cet astre,
a été de connaître l'excès de sa grandeur sur celle de
la terre. D'après Ératosthènes, dans son traite des
mesures, celle de la terre, multipliée par vingt-sept,
donne celle du soleil ; et selon Possidonius, ce mul*
tiplicateur est infiniment trop faible. Ces deux sa*
vants s'appuient, dans leurs hypothèses, sur les écli-
pses de lune : c'est par ce phénomène qu'ils démon*
trent que le soleil est plus grand que la terre, et c'est
de la grandeur du soleil qu'ils déduisent la cause
des éclipses de lune; en sorte que de ces deux propo-
sitions qui doivent s'étayer réciproquement, aucune
n'est démontrée, et que la question reste indécise;
car, que peut-on prouver à l'aide d'une assertion qui
a besoin d'être prouvée? Mais les Égyptiens, sans
rien donner aux conjectures , sans chercher à s'aider
des éclipses de lune, ont voulu d'abord établir par
des preuves isolées, et se sufiBsant à elles-mêmes,
l'excès de grandeur du soleil sur celle de la terre ,
afin d'en conclure ensuite la cause des éclipses de
lune. Or, il était évident que ce ne pourrait être
qu'après avoir mesuré les deux sphères, qu'on arri*
verait à cette conclusion, puisqu'elle devait être le
résultat de la comparaison des deux grandeurs. La
mesure de la terre pouvait être aisément déterminée
par le calcul aidé du sens de la vue ; mais , pour avoir
celle du soleil, il fallait obtenir celle du ciel, à tra-
vers lequel il Ëiit sa révolution. Les astronomes égyp-
tiens se décidèrent donc ài mesurer d'abord le ciel ,
l4o COMMENTAIRE
OU plutôt la courbe que le soleil y décrit dans sa
course annuelle , afin, d'arriver à la connaissance des
dimensions de cet astre.
C'est ici le moment d'engager ceux qui, n'ayant rien
de mieux à faire, emploient leurs loisirs à feuilleter
cet ouvrage, de les engager, dis-je, à ne pas regarder
cette entreprise de Tantiquité comme un acte de folie,
fait pour exciter l'indignation ou la pitié. Ils verront
bientôt que le génie sut se frayer la route à l'exécution
d'un projet qui semble excéder les bornes de l'en-
tendement humain, et qu'il parvint à découvrir la
grandeur du ciel , au moyen de celle de la terre; mais
l'exposition des moyens qu'il employa doit être pré-
cédée de quelques notions qui en faciliteront l'intelli-
gence.
Le milieu de tout cercle, ou de toute sphère, se
nomme centre, et ce centre n'est qu'un point qui sert
à faire connaître, de manière à ce qu'on ne puisse s'y
tromper, ce milieu du cercle ou de la sphère. En outre,
toute droite menée d'un point quelconque de la circon-
férence à un autre point de cette même circonférence
donne nécessairement une portion de cercle; mais cette
portion du cercle peut bien ne pas être sa moitié. Il
n'est divisé en deux parties égales que lorsque la ligne
est menée d'un point de la circonférence au point op*-
posé en passant par le centre. Dans ce cas, cette ligne
se nomme diamètre. De plus , on obtient la mesure
d'une circonférence quelconque, en multipliant par
trois le diamètre du cercle, et en ajoutant à ce pro-
duit le septième de ce même diamètre. Supposons-
DU SONGE DB SCIPION. LIVRE I. l4l
le de sept pieds ; le produit par trois sera vingt-un ;
ajoutons à ce produit le septième de sept pieds, c'est-
à-dire un pied, nous aurons vingt-deux pieds pour la
longueur de la circonférence. Nous pourrions donner
à ces propositions la plus grande évidence , et les ap-
puyer de démonstrations géométriques , si nous n'é-
tions persuadés qu'elles ne peuvent être l'objet d'un
doute , et si nous ne craignions de nous étendre outre
mesure. Nous croyons cependant devoir ajouter que
l'ombre de la terre, occasionnée par l'absence du
soleil, qui vient de passer dans l'autre hémisphère,
et qui répand sur notre globe cette obscurité qu'on
appelle la nuit, égale en hauteur le diamètre de la
terre multiplié par soixante. Cette colonne d'ombre,
qui s'étend jusqu'à l'orbite solaire, ferme tout passage
à la lumière, et nous plonge dans les ténèbres. Com-
mençons donc par déterminer la longueur du diamètre
terrestre, afin de connaître son produit par soixante:
ces antécédents nous conduiront aux mesures que
nous cherchons. Suivant Ic^ dimensions les plus
exactes et les mieux constatées , la circonférence de
la terre entière, y compris ses parties habitées et
celles inhabitables, est de deux cent cinquante-deux
mille stades : ainsi son diamètre est de quatre-vingt
mille stades, et quelque chose de plus, selon ce qui
a été dit plus haut , que la circonférence égale trois
fois le diamètre, plus son septième; et comme ce n'est
pas le circuit du globe, mais son diamètre qu'il s'agit
de multiplier, pour obtenir la hauteur de l'ombre
terrestre, prenons pour facteurs les deux quantités
1 4a COM MESTTAIRE
80,000 et 60; elles nous donneront, pour Tétendue
en élévation de l'ombre de la terre à l'orbite du so-
leil, un produit de 49800,000 stades. Or, la terre oc*
cupe le point central de l'orbite solaire; d'où il suit
que l'ombre qu'elle projette égale en longueur le
rayon du cercle que décrit le soleil. 11 ne s'agit donc
que de doubler ce rayon pour avoir le diamètre de
l'orbite solaire : ce diamètre est, par conséquent, de
9,600,000 stades. Maintenant, rien n'est plus aisé
que de connaître la longueur de la ligne circulaire
parcourue par l'astre du jour; il ne faut pour cela
que tripler cette longueur, puis ajouter au produit la
septième partie de cette même longueur, l'on trouvera
pour résultat une quantité de 80,170,000 stades, ou
environ. Nous venons de donner non «seulement la
circonférence et le diamètre de la terre , mais encore
la circonférence et le diamètre de la courbe, autour
de laquelle le soleil se meut annuellement; nous allons
à présent donner la grandeur de cet astre, ou du
moins exposer les moyens qu'employa la sagacité égyp*
tienne pour trouver cette grandeur. Les dimensions
de l'orbite solaire avaient été déterminées au moyen
de l'ombre de la terre; ce fut d'après la mesure de
cette orbite que le génie détermina celle du soleil.
Voici comment il procéda.
Le jour de l'équinoxe, avant le lever de cet astre,
on disposa sur un plan horizontal un vase de pierre,
hémisphérique et concave. De son centre s'élevait un
style parallèle à l'axe de la terre, dont l'ombre, diri-
gée par la marche du soleil , devait indiquer chacune
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. l/^'i
des douze heures du jour figurées par autant de lignes
tracées au-dedans de ce vase. Or, on sait que Tombre
du style d'une sembiablje horloge emploie autant de
temps à s'étendre de l'une à l'autre de ses extrémi-
tés, que le soleil en emploie, depuis son lever jus-
qu'à son coucher, à parcourir la moitié du ciel , ou
l'un des deux hémisphères; car il n'en achève le tour
entier qu'en un jour et une nuit. Ainsi, les progrès de
l'ombre dans le vase sont en raison de ceux du so-
leil dans le ciel. Au moment donc où cet astre allait
paraître , un observateur attentif se plaça près du
cadran équinoxial parallèle à l'horizon, et les premiers
rayons venaient d'atteindre les sommités du globe ,
lorsque l'ombre, tombant du haut du style, vint frap-
per la partie supérieure du vase. Le point frappé par
cette ombre fut*aussitôt noté; et J'observation, con-
tinuée aussi long -temps que le disque solaire se fit
voir tout entier, cessa dès que la partie inférieure
de son limbe toucha Thorizon ; alors la ligne jusqu'à
laquelle l'ombre venait de parvenir dans le vase fut
également marquée. L'on prit ensuite la mesure de
l'espace renfermé entre les deux traits, et qui don-
nait celle du diamètre du soleil. Elle fut trouvée égale
à la neuvième partie de l'intervalle compris entre la
partie supérieure du vase et la ligne qui indiquait la
première heure. Il fut ainsi démontré qu'à l'époque
de l'équinoxe, le soleil présente neuf fois son diamè-
tre dans une heure; et comme son cours, dans l'un
des hémisphères , ne s'achève qu'en douze heures , et
que neuf fois douze égaleùt cent huit, il est évident que
1 44 GOMMEITTAIRE
le diamètre du soleil est la cent huitième partie de la
moitié du cercle équinoxial, ou la deux cent seizième
du cercle entier. Mais nous avons démontré que la
longueur de cette ligne circulaire est de 30,170,000
stades : donc la deux cent seizième partie de cette
quantité , ou environ 1 4o,ooo stades , est la mesure
du diamètre solaire; ce qui est presque le double de
celui de la terre. Or, la géométrie nous apprend que
de deux corps sphériques, celui dont le diamètre est
le double de celui de l'autre a huit fois sa circonfé-
rence : donc le soleil est huit fois plus grand que la
terre. Cette ^lesure de la grandeur du soleil est un
extrait fort succinct d'un grand nombre d'écrits sur
cette matière.
CHAPITRE XXI.
Pourquoi Ton dit que les étoiles mobiles parcourent
les signes du zodiaque , bien que cela ne soit pas.
De la cause de Vinégalité de temps qu'elles
emploient respectivement à faire leurs réuolu-
tions. Des mojrens qu'on a employés pour di-
iriser le zodiaque en douze parties.
Nous avons dit qu'au-dessous du ciel des fixes,
sept sphères ayant un centre commun font leurs ré-
volutions à une grande distance de la voûte céleste ,
et dans des orbites bien éloignées les unes des autres.
Pourquoi donc dit-on que toutes parcourent les signes
DU SONGS D£ SCIPION. LIVRE I. l45
du zodiaque, seul cercle de ce nom, et formé de con-
stellations fixées au ciel ? La réponse à cette question
se déduit aisément de la question même. Il est bien
vrai que ni le soleil, ni la lune, ni aucun des cinq
corps errants, ne peut pénétrer dans le zodiaque, et
circuler au milieu des constellations dont ses signes
sont composés; mais on suppose chacune de ces
sphères placée dans celui des signes qui se trouve
au-dessus de Tare de cercle qu'elle décrit actuelle-
ment. Ce cercle parcouiii par la planète étant, comme
le zodiaque , divisé en douze parties , lorsque Tétoile
mobile est arrivée sur la portion de cercle correspon-
dante à celle du zodiaque, attribuée au Bélier, on dit
qu'elle est dans le Bélier, et il en est de même pour
toute autre partie corrélative de l'un et l'autre cercle.
Au moyen de la figure ci -après, il sera facile de
nous comprendre ; car l'entendement saisit mieux les
objets quand il est aidé par la vue.
Soient A, B, C, D, etc. (i) le cercle du zodiaque
qui renferme les sept autres sphères; soit, à partir
de A , le zodiaque divisé en douze parties désignées
par autant de lettres de l'alphabet ; soit l'espace entre
A et B occupé par le Bélier, celui entre B et C par
le Taureau , celui entre C et D par les Gémeaux , et
ainsi de suite ; de chacun des points A , B , C , D , etc. ,
abaissant des droites qui couperont tous les cercles
jusqu'au dernier exclusivement, il est clair que notre
sur&ce circulaire renfermera douze portions égales,
(i) Voyez la planche à la fin du vol. fig. i.
I. lO
]46 GOMU£NTAIRE
et que quand le soleil, ou la lune, ou Fuii quelcon-
que des corps errants ^ parcourra l'arc de cercle qui
répond symétriquement à celui dont les deux extré»
mités sont terminées par A. et par B , on pourra sup^
poser que ce corps se trouve au signe du Bélier,
parce qu'une droite tirée d'un des points de l'espace
attribué à ce signe, irait abo&tir à l'arc de cercle que
tracera alors l'étoile errante. On pourra en dire au*
tant des onze autres parties, dont chacune prendra
le nom du signe placé au-dessus d'elle.
Mous nous servirons encore de cette figure pour
rendre succinctement raison de l'inégalité de temps
qu'emploient respectivement les sphères mobiles à se
mouvoir autour d'un cerde tnl que le zodiaque, dont
la dimension est la même pour toutes, ainsi que celle
de ses signes. Dans un nombre quelconque de cercles
concentriques, le plus grand est le cercle extérieur
qui les enveloppe tous , et le plus petit est le cercle
intérieur enveloppé par tous. Quant aux cercles in-
termédiaires , ils sont plus ou moins grands , suivant
qu'ils sont plus ou moins rapprochés du premier, ou
plus ou mcHns Soignés du dernier. Il suit de là que
la vitesse relative des sept sphères tient à leur situa-
tion réciproque. Celles qui ont de plus petits cercles
à décrire achèvent leur course circulaire en moins
de temps que celles dont les oi^ites sont plus éten-
dues, car il est prouvé que leur vitesse absolue est la
même; la différence des temps employés est donc une
suite de la différence des espaces parcourus, et cela
est prouvé par les révolutions de Saturne et de la
DU SONGE DE SCIPIOIT. LIVRE 1. I^'J
lune; (nous laissons maintenant de côté les sphères
intermédiaires, afin d'éviter les répétitions.)
Saturne, dont l'orbite est la plus grande, emploie
trente ans à la parcourir; et la lune, dont Torbite
est la plus petite, termine sa course en vingt -huit
jours. La vitesse de chacune des autres sphères n'est
de même que le rapport qui se trouve entre la gran-
deur du cercle qu'elle décrit et le temps qu'elle met
à le décrire. Nous devons nous attendre ici aux ob-
jections de ceux qui ne veulent se rendre qu'à l'évi-
dence. En voyant ces caractères du zodiaque sur la
figure que nous avons donnée pour faciliter l'intelli-
gence du sujet que nous traitons , qui donc a décou-
vert, nous diront-ils, ou qui a pu imaginer dans un
cercle du ciel ces douze compartiments, dont l'œil
n'aperçoit pas la plus légère trace ? L'histoire se char-
gera de répondre à une question qui certes n'est pas
déplacée; c'est elle qui va nous instruire des tenta-
tives pénibles et de la réussite de l'antiquité dans cette
opération du partage du zodiaque.
Les siècles les plus reculés nous montrent les
Égyptiens comme les premiers mortels qui aient osé
entreprendre d'observer les astres et de mesurer la
voûte éthérée. Favorisés dans leurs travaux par un
ciel toujours pur, ils s'aperçurent que de tous les
corps lumineux , le soleil , la lune et les cinq planètes
étaient les seuls qui errassent dans l'espace, tandis
que les autres étaient attachés au firmament. Ils re-
marquèrent aussi que ces corps mobiles , obéissant à
des lois immuables, ne circulaient pas indistinctement
lO.
1 48 C^OMMENTAIRE
dans toutes les régions du ciel; que jamais ils ne gra-
vissaient jusqu*au sommet de l'hémisphère boréal, et
qu'ils ne descendaient jamais jusqu'aux confins de
l'hémisphère austral ; mais que tous faisaient leurs
révolutions autour d'un cercle obliquement situé, et
qu'ils ne le dépassaient en aucun temps. Ils obser-
vèrent encore que la marche directe ou rétrograde de
ces astres n'était pas respectivement isochrone, et
qu'on ne les voyait pas, en un même temps, à un
même point du ciel ; que tel d'entre eux se montrait
quelquefois en avant, quelquefois en arrière des
autres , et parfois aussi semblait stationnaire. Ces di-
vers mouvements ayant été bien saisis, les astronomes
jugèrent convenable de se partager le cercle objet de
leurs études, et de distinguer chacune des sections
par un nom particulier. Ils devaient aussi , chacun
pour la portion qui lui serait échue, observer l'en-
trée, le séjour, la sortie et le retour de ces étoiles
mobiles, et se faire part réciproquement de leurs
observations, dont les plus intéressantes seraient
transmises à la postérité.
On disposa donc deux vases de cuivre; l'un d'eux,
percé au fond comme l'est une clepsydre, était sup-
porté par l'autre, dont la base était intacte. Le vase
supérieur ayant été rempli d'eau , et l'orifice de «on
fond fermé pour le moment, on attendit le lever de
Tune des étoiles fixes les plus remarquables par leur
éclaf et leur scintillation. Elle parut à peine à Tho-
rizon, qu'on déboucha l'orifice pour que l'eau du vase
supérieur pût s'écouler dans le vase inférieur. L'é-
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE I. l49
coulement eut lieu pendant le reste de la nuit et pen-
dant tout le jour suivant jusqu'au retour de la même
étoile. Aussitôt qu'elle se montra , il fut arrêté. La
présence du même astre au même point où la veille
il s'était fait voir ne permettant pas de douter que
le ciel n'eût fait sur lui-même une révolution entière,
les observateurs se créèrent, de la quantité d'eau
écoulée, un moyen pour le mesurer. A'c^t effet, le
fluide ayant été divisé en douze parties parfaitement
égi^les, on se procura deu^i; autres vases tels que la
capacité de chacun d'eui^ égalait unç de ces douze
parties ; l'eau fut ensuite entièrement reversée dans
)e vase qui la contenait primitivement, et dont on
avait eu soin de fermer l'orifice; on posa ce même
vase sur l'un des deux plus petits, et l'égal de celui-?
ci fut mis à côté de lui, et tenu tout prêt à le rem-r
placer.
Ces préparatifs terminés, nos astronomes, qui s'ét
taient attachés pendant une des nuits suivantes à
cette région du ciel dans laquelle ils avaient étudié
long-temps les mouvements du soleil , de la lune et
des cinq planètes (et que plus tard ils nommèrent
zodiaque), observèrent le lever de letoile que depuis
ils appelèrent le Bélier. .A l'instant même l'eau du
grand vase eut la liberté de couler dans le vase infé-
rieMr;ce dernier étant rempli fut à l'instant suppléé
par son égal en contenance, et mis à sec. Pendant
l'écoulement du premier douzième de l'eau, l'étoile
observée avait nécessairement décrit la douzième
partie de son arc, et les circonstances les plus re*
1 5o COMMENTAIRE
tnarquables de son ascension, depuis le lieu où elle
s'était d abord montrée jusqu'à celui où elle se trou-
vait à l'instant où le premier vase fut plein, avaient
été assez soigneusement suivies pour que le souvenir
en fût durable. En conséquence, l'espace qu'elle avait
parcouru fut considéré comme l'une des douze sec-
tions du cercle décrit par les corps errants , ou comme
un des signes de ce cercle. lorsque le second vase
fut empli , on mit à sa place celui qui avait été vidé
précédemment; et les observations ayant été faites
pendant cette seconde station avec autant de soin que
pendant la première, le second espace tracé dans le
ciel par l'étoile, à partir de la ligne où finissait le
premier signe jusqu'à celle qui bordait l'horizon au
moment où le second vase s'était trouvé plein , fut
regardé comme la seconde section ou le second signe.
En procédant de la sorte jusqu'à épuisement des
douze douzièmes de l'eau , c'est-à-dire, en changeant
successivement les deux petits vases, et en faisant,
dans l'intervalle de ces changements , des remarques
sur les différentes tranches du firmament qui s^étaient
avancées de l'orient à l'occident, on se retrouva sur
la ligne où l'opération avait commencé. Ainsi fiit ter-
minée cette noble entreprise de la division du ciel en
douze parties, à chacune desquelles les astronomes
avaient attaché des points de reconnaissance indélé-
biles. Ce ne fut pas le travail d'une nuit, mais celui
de deux, parce que la voûte céleste n'opère sa révo-
lution entière qu'en vingt -quatre heures. Ajoutons
que ces deux nuits ne se suivirent pas immédiate-.
BU SONCE DE SCIPION. LIVRE 1. l5l
ment ; ce fut à une époque plus éloignée qu'eut lieu
la seconde opération , qui compléta , par les mêmes
moyens que là première , la mesure des deux hémi*
sphères.
Les douze sections recurent le nom collectif de
9
signes; mais on distingua chacun de ces signes par
un nom particulier, et te cercle lui-même prit le nom
de zodiaque, c'est-à-dire porte- signe ^ di4 mot grec
^«a^tovy qui signifie signe ou indice.
Voici maintenant le motif qui , suivant œs pre*
miers observateurs du ciel » les a engagés à assigner
au Bélier le pi^emier rang sur un cercle qui .ne peut
offrir ni première ni dernière place (i). « Au mo-
ment où commença le jour qui éclaira le premier
l'univers, et où tous les éléments, sortis du chaos,
prirent cette forme brillante qu'on admire dans les
cieux, jour qu'on peut appeler avec raison le jour
natal du moude, on dit que le Bélier se trouvait au
milieu du ciel. Or, comme le point culminant est, en
quelque sorte, le sommet de notre hémisphère, ce
signe fut placé pour cette raiçon à la tête des autres
signes, comme ayant occupé, pour ainsi dire, la tête
du monde à l'instant où parut pour la première fois
la lumière. » Us nous disent aussi la raison qui fit as-
signer un domicile à chacune des planètes, a A cet
instant de la naissance du monde , ajoutent-ils , qui
trouva le Bélier au sommet du» ciel, le Cancer mon-
tait à l'horizon , portant le croissant de la lune ; il
(i) Thème génélhlîaque du monde.
ï^ql commentaire
était immédiatement suivi du Lion , sur lequel était
assis le soleil ; venait ensuite Mercure avec la Vierge ,
Vénus avec la Balance, et Mars avec le Scorpion;
après eux paraissaient Jupiter et le Sagittaire, et
enfin Saturne sur le Capricorne fermait la marche. »
Chacune de ces divinités astrales présida donc au
signe dans lequel on croyait qu'elle se trouvait quand
Tunivers sortit du chaos. Dans cette distribution des
signes, l'antiquité, qui n'attribua au soleil et à la lune
que celui seulement dans lequel chacun d'eux était
originairement , en donna deux aux cinq autres étoi-
les; et cette seconde distribution, inverse de la pre-
mière, commença où celle-ci avait fini.
Nous avons vu plus haut que Saturne , domicilié
au Capricorne, avait été le dernier partagé; cette ibis-
ci, il le fut le premier, et réunit au Capricorne le
Verseau qui le suit; Jupiter, qui précède Saturne,
eut les Poissons; et Mars, qui précède Jupiter, eut
le Bélier; le Taureau échut à Vénus, qui marche de-
vant Mars; et les Gémeaux formèrent le second lot
de Mercure, précurseur de Vénus. Remarquons que
Tordre observé ici par les planèles, soit que la nature
l'eût ainsi réglé dans l'origine des choses, ou qu'il
l'eût été par l'ingénieuse antiquité , est le même que
celui assigné par Platon à leurs sphères. Selon ce phi-
losophe , la lune occupe le premier rang en remon-
tant de la terre ; au -«dessus de la lune est le soleil ;
viennent ensuite Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et
Saturne. Mais ce système est assez solide pour n'avoir
pas besoin d'un tel appui.
DU SOIfGE DE SGIPION. LIVRE I. l53
Nous avons rempli , je crois , et aussi brièvement
que possible, l'engagement que nous avions pris(i)
de développer quelques-unes des dernières expressions
de Cicéron, en commençant par la sphère aplane, et
en finissant par celle de la lune, limite des êtres im-
matériels. Nous avons d'abord démontré le mouve-
ment du ciel sur lui-même , et la nécessité de ce mou-
m
vement; ensuite nous avons prouvé, par des raisons
sans réplique, la marche rétrograde des sept sphères
inférieures; puis nous avons fait connaître la diver-
sité des opinions relativement au rang des planètes,
la cause de cette diversité, et l'opinion la plus pro-
bable à ce sujet. Nous avons aussi indiqué la raison
pour laquelle la lune est la seule des étoiles mobiles
qui ne brille qu'en empruntant les rayons du soleil ,
et nous n'avons pas laissé ignorer le motif qu'ont eu
ceux qui ont donné le quatrième rang à l'astre du
jour, pour dire qu'il se trouvé, non pas au centre,
mais presque au centre des autres coi*ps errants. La
définition que nous avons ensuite donnée des diverses
qualifications du soleil a prouvé qu'elles ne sont pas
exagérées; de là, passant à sa grandeur, à celle de
son orbite, puis à celle du globe terrestre, nous avons
exposé les moyens qu'employa l'antiquité pour déter-
miner ces mesures.
Nous n'avons pas oublié de dire dans quel sens il
faut entendre que les étoiles errantes parcourent le
zodiaque qui est si fort au-dessus d'elles, et nous avons
(i) Au corameocement du chap. 17.
1 54 COHMElfTÀlRE
rendu raison du plu$ ou du moins de rapidité de leurs
mouvements respectifs. Enfin , nous avons terminé en
expliquant la manière dont le zodiaque ]ui-*même a
été divisé en douze sections; nous avons dit aussi
pourquoi le Bélier a été reconnu pour le premier des
signes , et quelles sont les divinités qui président à
teU ou tels de ces signes.
Tous les êtres compris entre le ciel des fixes et la
lune sont purs^ incorruptibles et divins, parce que
la substance éthérée dont ils sont formés est une et
immuable. Au*dessous de la lune, tout, à commencer
de l'air, subit des transmutations; et le cercle qu'elle
décrit est la ligne de partage entre l'éther et l'air, entre
l'immortel et le mortel. Quant à ce que dit Cicéron ,
« qu'au-dessous de la lune il n'y a plus rien que de
mortel et de périssable , à l'exception des âmes don-
nées à la race humaine par le bienfait des dieux,»
cela ne signifie pas que nos âmes soient nées sur
cette terre qu'elles habitent; mais il en est d'elles
ooihme des rayons que le soleil nous envoie et nous
retire successivement : bien qu'elles aient une extrac-
tion divine, elles n'en subissent pas moins ici-bas un
exil momentané. Ainsi l'espace sublunaire n'a de divin
que ce qu'il reçoit d'en^haiit, et il ne le reçoit que
pour le rendre; il ne peut donc regarder comme sa
propriété ce qui ne lui est que pr^té. On aurait tort ,
au reste , de s'étonner que l'âme ne tirât pas $on ori-
gine d'une région qui ne contient pas même tous les
éléments des corps. En effet, la terre, l'air et l'eau,
seules substances dont elle peut disposer, ne suffisent
DU SONGE I>£ SCIPION. LIVRE I. l55
pas pour vivifier les corps ; il faut de plus une étin-
celle du feu éthéré pour donner aux membres formés
de ce mélange la consistance, la force et la chaleur
nécessaires à Tcntretien du principe vital.
Kous n'en dirons pas davantage sur les sphères
supérieures et sur le fluide dont les couches s'éten-
dent entre la lune et la terre; c'est de ce neuvième
et dernier globe dont nous allons maintenant nous
occuper.
CHAPITRE XXII.
Pourquoi la terre est immobile , et pourquoi tous
les corps graç^iteni vers elle par leur propre
poids.
(c Pour votre terre , immobile et'abaissée au milieu
du monde, elle forme la neuvième sphère, et tous
les corps gravitent vers ce centre commun. »
Il est des causes dans la nature qui , par leurs ef*
fets réciproques, sont si étroitement liées les unes
aux autres, qu'elles forment un tout indissoluble : al-
ternativement génératrices et engendrées , l'étroite
union qu'elles forment ne pourrait jamais être rom*
pue. Telles elles sont relativement à la terre : tous
les corps gravitent vers elle, parce qu'elle est immo-
bile comme centre. Elle est immobile, parce qu'elle
1 56 COMMENTAIRE
occupe la partie la plus basse de la sphère univer-
selle ; et elle devait occuper cette partie la plus basse,
pour que tous les corps pussent graviter vers elle.
Analysons chacune de ces propriétés, dont la main
de fer de la nécessité a formé un ensemble indestruc-
tible. Elle est immobile. £n effet, elle est centime, et
l'on a vu plus haut que dans tout corps sphérîque,
le point central est fixe. Cela doit être, puisque c'est
autour de ce point que se meut la sphère. EUe est
abaissée. Rien de plus vrai ; car le centre d'un corps
est également éloigné de ses extrémités. Or, dans une
sphère, la partie la plus éloignée des extrémités en
est. aussi la partie la plus basse. Si doue la terre est
la sphère la plus basse, il s'ensuit que Cicéron fait,
avec raison , graviter tous les autres corps vers elle ,
puisque tous les graves tendent naturellement à des-
cendre. C'est à cette propriété des graves que notre
globe doit sa formation. Voici comment.
Dans l'origine des choses, les parties de la matière
les plus pures et les plus subtiles gagnèrent la plus
haute région ; ce fut l'éther : celles d'un degré infé-
rieur en pureté «t en ténuité occupèrent la seconde
région ; ce fut l'air : la matière offrait encore des mo-
lécules fluides, mais formant des globules suscepti-
bles d'affecter le sens du toucher. Leur ensemble
donna l'élément de l'eau; il ne resta plus alors de
cette masse tumultuairement agitée que ses parties
les plus brutes et en même temps les plus pesantes et
les plus impénétrables. Ce sédiment des autres élé-
ments resta au bas de la sphère du monde : ainsi re-
DU SOIfGE DE S€IPIOir. LIVRE I. î57
légué dans la dernière région , et trop éloigné du so-
leil pour n'être pas exposé aux rigueurs d'un froid
continuel y ses particules se resserrèrent, s'agglomé-
rèrent, et celte concrétion devint la terre. Un air
épais, qui tient bien plus de la nature du froid ter-
restre que de celle de la chaleur solaire, l'enveloppe
de toutes parts , et la maintient à sa place , en diri-
geant sur elle ses exhalaisons denses et glaciales. Ainsi
tout mouvement , soit direct, soit rétrograde, lui est
interdit par cette atmosphère qui agit en tous sens
avec une égale force; elle est aussi contrainte au
repos, parce que toutes ses parties pèsent vers son
centre, qui, sans cette pression, se rapprocherait des
extrémités, et ne serait plus alors également distant
de tous les points de la circonférence.
C'est donc vers la plus abaissée des sphères, vers
celle placée au milieu du monde, et qui, comme
centre, est immobile, que doivent tendre tous les
corps graves , puisque son assiette est le résultat de
sa gravité.
Nous pouvons appuyer cette assertion d'une foule
de preuves , parmi lesquelles nous choisirons la chute
des pluies qui tombent sur la terre de tous les points
de l'atmosphère. Elles ne se dirigent pas seulement
vers la portion de surface que nous occupons, mais
encore vers toutes les autres parties convexes tant de
notre hémisphère que de l'hémisphère inférieur.
Si donc l'air condensé par les vapeurs froides de
notre globe se forme en nuages et se dissout en pluies,
et si ce fluide , comme on n'en peut douter, nous en-
1 58 GOMMENTAIRS
veloppe de tous cotés , il est incontestable que le li-
quide doit s'échapper de toutes parts (j'en excepte la
zone torride ) , et se porter vers la terre, seul point
de tendance des corps pesants. Ils ne reste à ceux
qui rejetteraient avec dédain notre proposition d'autre
parti à prendre que celui de faire tomber sur la
voûte céleste toute la pluie , la neige ou la grêle qui
ne tombe pas sur la portion de la surface terrestre
que nous habitons; car le ciel est à une distance égale
de tous les points de la terre, et la prodigieuse éten-
due en hauteur qui les sépare est la même pour ceux
qui fixent la voûte étoilée, soit de la région où nous
sommes, soit de telle autre région boréale ou aus«
traie de la sphère. Il suit de là que si tous les corps
ne gravitent pas vers notre globe, les pluies qui, re*
lativement à nous, ne suivent pas la perpendiculaire,
tendent vers le ciel , assertion qui est plus que ridicule.
SoitA,B, C,D(i)la terre, soit E,F,G,L,M,
l'atmosphère; divisons l'une et l'autre en deux parties
égales par la ligne EL, et plaçons-nous dans l'hé-
misphère supérieur £,F,G,L, ou A, B, C; si tous les
corps ne pesaient pas vers la terre , nous ne recevrions
dans l'intervalle qu'une faible partie des pluies sor-
ties du sein de l'atmosphère; celles qui viendraient
de l'arc F, E et de l'arc G, L se dirigeraient sur les
couches d'air supérieures au fluide qui nous entoure,
ou vers le ciel ; et celles que laisserait échapper l'at-
mosphère de l'hémisphère inférieur prendraient une
(i) Voyez la planche à ia Gn du vol. fig. 2.
DU SONGE JD£ SCmON. LIVRE I. iS^
direction contraire à A, C, D, et tomberaient on ne
sait oii. Il faudrait être fou pour réfuter sérieusement
de telles absurdités. Il est donc incontestablement dé-
montré que tous les corps gravitent vers la terre par
leur propre poids. Cette démonstration nous servira
quand nous agiterons la question des antipodes. Mais
nous avons épuisé la matière qui était l'objet de la
première partie de notre commentaire : ce qui nous
reste à dire sera le sujet de la seconde partie.
^ /
1 6o COMMENTAIRE
COMMENTAIRE
DU
SONGE DE SCIPION,
LIVRE SECOND.
CHAPITRE I.
De r harmonie produite par le ntouvement des
sphères y et des moyens employés par Pythagore
pour connaître les rapports des sons de cette
harmonie. Des valeurs numériques propres aux
consonnances musicales , et du nombre de ces
consonnances.
rLusTATHE, fils bien-aîmé, et que je chéris plus que
la vie, rappelez- vous que dans la première partie de
notre commentaire , nous avons traité des révolutions
de la sphère étoilée , et des sept autres corps infé-
rieurs; maintenant nous allons parler de leur modu-
lation harmonique. «Qu'entends-je, dis-je, et quels
sons puissants et doux remplissent la capacité de
i)tT SONGE. !>£ SCIPION^ LIVRE II. l6l
me& oreîltes?» ce Véus entendez , me répôncUt-îl , Thar**
jnonie qui) formée d'intervalles inégaux, mais cal^
culés suivant de justes proportions, résulte de Tim*
pulsion et du mouvement des sphères, et dont les
tons aigus , mêlés aux tons graves , produisent régu-
lièrement des acoords variés ; car de si grands mou-*
vements lie peuvent s'accomplir en silence^ et la na-
ture veut (|ue, si les sons aigus retentissent à Tune
des extrémités, les sons graves sortent de l'autre.
Ainsi, ce premier monde stellifère, dont la révolu^*
tion est plus rapide, se meut avec un son aigu et
précipité^ tandis que le cours inférieur de la lune ne
rend qu'un son grave et lent; car pour la terre,
neuvième globe, dans son immuable station, elle
reste toujours fixe au point le plus abaissé, occupant
le centre de Tunivers. Ainsi les mouvements de ces
astres-, parmi lesquels deux ont la même portée , pro»
duisent sept tons distincts , et le nombre septénaire
est le nœud de presque tout ce qui existe. I^es hom-
mes qui ont su imiter cette harmonie avec la lyre
et la voix se sont frayé le retour vers ces lieux.»
De ce que nous avons fait connaître Tordre dans
lequel sont disposées les sphères, et expliqué la course
rétrograde des sept étoiles mobiles, en opposition à
celle des cieux, il s'ensuit que: nous devons faire des
recherches sur la nature des sons produits par l'im*
pulsion de ces puissantes masses; car ces orbes, en
fournissant leur course circulaire, éprouvent un mou-
vement de vibration qui se communique au fluide
qui les environne ; c'est de ce mouvement communi-
I. IZ
l6a COnMEIlTAlAE
que que résnite le son. Tel est nécessairement l'ef-
fet du choc occasionné par la rencotttre impétueuse
de deux corps« Mais ce son, né d^une comtootion
quelconque ressentie parTair, et transmis à roreilié,
est doux et harmonieux , ou rude et discordant. Si la
percussion a lieu suivant un rfaythme déterminé, la ré-
sonnance donne un accord parfait ; mais si elle s*est
faite brusquement^ et non d'après un mode régulier,
un bruit confus affecte l'ouïe désagréablement. Or,
il est sûr que dans le ciel rien ne se fait brusque-
ment et sans dessein ; tout y est ordonné selon des
lois divines et des règles précises. Il est donc incon-
testable que le mouvement circulaire des sphères
produit des sons harmonieux , puisque le son est le
résultat du mouvement , et que l'harmonie des sons
est le résultat de l'ordre qui règne aux cieux.
Pythagore est le premier des Grecs qui ait attribué
aux sphères cette propriété harmonique et obligée ,
d'après l'invariable régularité du mouvement des cho-
ses célestes ; mais il ne lui était pas facile de décou-
vrir la nature des accords et les rapports des sons
entre eux. De longues et profondes méditations sur
un sujet aussi abstrait ne lui avaient encore rien ap-
pris , quand une heureuse occurrence lui offrit ce qui
s'était refusé jusqu'alors à ses opiniâtres recherches.
Il passait par hasard devant une forge dont les ou-
vriers étaient occupés k battre un fer chaud , lorsque
ses oreilles furent tout à coup frappées par des sons
proportionnels, et dans lesquels la succession du
grave à l'aigu était si bien observée, que chacun des
DV SONGE BÊ SClI^tOir. LIVRE II. ]63
deux tons revenait ébranler le nerf ânditlf à des
temps toujours égaux , en sorte qu'il résultait de ces
diverses consonnances un tout harmonique. Saisissant
mie occasion qui lui serftblait propre à cotifirmer sa
théorie par le sens de Fotilè et par oelnt dû toucher,
il entre dans l'atelier, suk attentivement touâ les pro-,
cédés de l'opération , et note les sons produits par les
coups de chaque ouvrier. Persuadé d'abord que la
différenèe d'intensité de ces sons était Fefiet de la
différence des forces individuelles , il veut que lès for-
gerons fassent un échange de leurs marteaux; Té-
change fait, les niêmes soils se font entendre sons les
coups des mêmes marteaux, mus par des bras diffé-
rents. Alors toutes ses observations se dirigent sur la
pesanteur relative des marteaux; il prend }e poids de
ces instruments, et en fait faire d'autres qui diffèrent
des premiers, soit en plus, soit en moins; mais les
sons rendus par les coups des derniers marteaux
n'étaient plus semblables à ceux qui s'étaient fait en-
tendre sous le choc des premiers, et, ne donnaient
que des accords imparfaits. Pythagore en conclut que
les consonnances parfaites suivent la loi des poids;
en conséquence, il rassembla les nonïbreux rapports
que peuvent donner des poids inégaux , mais propor-
tionnels, et passa des marteaux aux cordes sonores.
Il tendit une corde sonore avec des poids différents,
et dont le nombre égalait celui des divers marteaux;
l'accord de ces sons répondit à l'espoir que lui avaient
donné ses précédentes observations , et offrit de plus
cette douceur qui est le propre des corps sonores.
II.
L
164 CX>MMBlfTAIRE
Possesseur d'une aussi belle découverte, il put dès lors
saisir les rapports des intervalles musicaux, et déter-
miner, d'après eux, les différents degrés de grosseur, de
longueur et dé tension de ses cordes, de manière à ce
que le mouvement de vibration imprimé à Tune d'elles
pût se communiquer à telle autre éloignée de la pre-
mière, mais en rapport de consonnance avec elle.
Cependant, de cette infinité d'intervalles qui peu-
vent diviser les sons , il n'y en a qu'un très-petit nom-
bre qui servent à former des accords. A cet égard, ils
se réduisent à six qui sont : l'épitrite, l'hémiole , le
rapport double, triple, quadruple, et l'épogdoade.
L'épitrite exprime la raison de deux quantités dont
la plus grande contient la plus petite une fois, plus
son tiers , ou qui sont entre elles comme quatre est à
trois; il donne la consonnance nommée iUatessaron.
L'hémiole a le même rapport que deux quantités
dont la plus grande renferme la plus petite une fois ,
et sa moitié en sus; telle est la raison de trois à deux.
C'est de ce rapport que naît la consonnance appelée
diapenîès.
La raison double est celle de deux quantités dont
l'une contient l'autre deux fois , ou qui sont entre
elles comme quatre est à deux; on lui doit l'intervalle
nommé diapason.
La raison triple est le rapport de deux quantités ,
dont la plus grande renferme l'autre trois fois juste,
ou qui sont l'une à l'autre comme trois est à un ;
c'est suivant cette raison que procède la consonnance
appelée diapason et diapenîès.
BU SONGE DE SCIPION. LIVKE If. )65
La raison quadruple a lieu lorsque de deux gran-
deurs, l'une contient Tautre quatre foisjuste, ou lors-
qu'elles sont entre elles comme quatre est a un; cettç
raison donne le double diapason,
L'épogdoade est le rapport de deux quantités dont
la plus grande contient la plus petite une fois , plus
son huitième, telle est la raison de neuf à huit; c'est
cet intervalle que les musiciens désignent sous le nom
de ton. Les anciens faisaient encore usage 4'un sojn
plus faible que le ton , et qu'ils appelaient demi-ton ; '
mais gardons-nous de croire quMl soit la moitié du
ton, car il n'y a pas plus de demi -tons que de demi-
voyelles. D'ailleurs , le ton n'est pas dç nature à pou-
voir être divisé en deux parties égales, puisqu'il a pour
base 9 dont les deux moitiés ne peuvent être deux en-
tiers; donc le ton ne peut donner deux demi -tons.
Ce son , nommé demi-ton par nos ancêtres , est au ton
comme ^[\i est à a 56; c'était le diésis des premiers
pythagoriciens. Maintenant on appelle diésis un sou
qui est au-dessous du demi-ton ; et ce dernier, Platon
le nomme Umma.
11 y a donc cinq consonnances musicales, savoir :
le diatessaron , le diapentès , le diapason , le diapason
et le diapentès , et le double diapason. C'est à ce nom-
bre que se bornent les intervalles que peut parcourir
la voix de l'homme, et que son oreille peut saisir;
m^lis l'harmonie céleste va bien au-delà de cette por-
tée, puisqu'elle donne quatre fois le diapason et le
diapentès. Maintenant revenons à nos cinq accords : le
diatessaron consiste en deux tons et un demi-ton (nous
l66 ÇOMMEl^TAIRE
laîssoii3 de côté, pour éviter lés difficultés, les tiers
et les quarts dé Iod ) ; il résulte de l'épitrite. Le àm^
peptès consiste en trois tons et un d^ni-ton; il ré*
suite de Thémiole. Le diapason a six tons; il est né
du rapport double* Quant au diapason et diapentès,
qui est formé de neuf tons et d'un demi-ton, nous Im
devons à la raison triple. Enfin, le double diapason,
qui raiferme douse tons , est le résultat de la raison
quadruple.
CHAPITRE IL
Dans quelle proportion , suivant Platon ^ Dieuent-
ploya les nombres dans la composition de l'âme
du monde. De cette organisation de Vàme univers
selle y doit résulter V harmonie des corps célestes.
Lorsque après avoir ajouté à la doctrine des nom-
bi^s qu'il devait à l'école de Pythagore les créations
prpfondes de sou divin génie, Platon se fut convaincu
qu'il ne pouvait exister d'accords parfaits sans les
quantités dont nous yenotis de parler, il admit en
principe, dans son Timée^ que l'inefËible providence
de l'éternel architecte avait fonné Tàme du monde
du mélange de ces mêmes quantités. Le développe*
nient de son opinion nous sera d'un grand secours
pour l'intelligence des expressions de Cicéron rela-
tives à la partie tliéorique de la musique; et pour
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. 167
qil'on n<; dise pas que le commentaire n'est pas plus
facile à entendre que le texte, nous croyons devoir
f^îre pirécéder Tun et Tautre de quelques proposi-
tions qui ^rviroQt à les édaircir.
Tput solide a trois dimensions , longueur, largeur,
profondeur ou ép^iisseur; il n'est aucun corps dans
}a nature qui en ait une quatrième. Cependant les
géomètrefi se proposent pour objet de leurs études
(d'autres grandeurs qu'ils nomment mathématiques,
et qui , ne tombant pas sous les sens , n'appartiennent
qu'à l'entendement Le point , suivant eux , est une
quantité qui n'a pas de parties; il est donc indivisi*
ble, et n'a par conséquent aucune des trois dimen-
jsîons. Le point prolongé donne la ligne, qui n'a
qu'une dimension appelée longueur; elle est terminée
par deux points. $1 vous tirez une seconde ligne con-
tigué à la première, vous aurez une quantité mathé-
matique de deux dimensions, longueur et largeur;
on la nomme surface. Elle est terminée par quatre
pmhts, c'est-à-dire que chacune de ses extrémités est
limitée par deux points. Doublez ces deux lignes, ou
placez au-dessus d'elles deux autres lignés, il en ré-
sultera une grandeur s^aiit ^rois dimensions, longueur,
largeur et profondeur; ce sera un solide terminé par
huit angles. Tel est le dé à jouer qui, chez les Grec$,
ir'appelle cube.
La nature des nombres est applicable à ces ab-
stractions de la géoipétrie. La monade ou l'unité
peat être comparée au point mathématique. Celui-
ci n'a pas d'éteqdue, et cependant, il donne naissance
l68 Cœf MENT AIRE
à des substances étendues ; de même la monade n'est
pas un nombre , mais elle est le . principe des nom-
bres. Deux est donc la première quantité numérique,
et représente la ligne née du point , et terminée par
deux points. Ge nombre deux, ajouté à lui-même,
donne le nombre quatre, qu'on peut assimiler à U
surface qui a deux dimensions, et qui est limitée par
quatre points. En doublant quatre, on obtient le
nombre buit, qui peut être comparé au solide, lequel
se compose, comme nous l'avons dit, de deux lignes
surmontées de deux autres lignes , et terminées par
buit angles. Aussi les géomètres disent^-ils qu'il suffit
de doubler le double deux pour obtenir un solide.
Deux donne donc un corps lorsque ses additions
successives égalent huit. C'est pour cette raison qu'il
est au premier rang des nombres parfaits.
Voyons maintenant comment le premier nombre
impair parvient à engendrer un solide. Ce premier
des impairs est trois, que nous assimilerons à la
ligue; car de la monade jiécoulent les nombres im-
pairs, de même que les nombres pairs.
En triplant trois, on obtient neuf; ce dernier nom-
bre correspond à deux lignes réunies, et figure re-
tendue en longueur et largeur. Il en est ainsi de
quatre , qui est le premier des nombres pairs. Neuf
multiplié par trois donne la troisième dimension, ou
la Iiauteqr : ainsi , vingt-sept , produit de trois mul-
tiplié deux fois par lui-même, ^ pour générateur le
premier des nombres impairs; de même que huit,
produit de deux multiplié deux fois par lui-même,
BU SONGE DE SOIPION. LIVRE II. iQg
a pour générateur le premier des nombres pairs*
Il suit de là que la composition de ces deux solides
exige le concours de la monade et de six autres nom-
bres, dont trois pour le solide pair, qui sont deux,
quatre et huit; et trois pour le solide impair, savoir,
trois, neuf et vingt-sept.
Platon qui nous explique, dans son Tintée, la md*
nière dont rÉtemel proqéda à la formation de l'âme
universelle, dit qu'elle est un agrégat des deux pre-
miei*s cubes, l'un pair et l'autre impair, tous deux
solides parfaits. Cette contexture de l'âme du inonde
par le moyen des nombres solides ne doit point don-
ner à entendre qu'elle participe de la corporéité, mais
qu'elle a toute la consistanee nécessaire pour pénétrer
de sa substance l'universalité des êtres et la masse
entière du monde. Voici comment s'exprime Platon
à ce sujet: «Dieu prit d'abord une première quantité
sur tout le firmament, puis une seconde double de ta '
première; il en prit une troisième qui était Thémiole *j
de la seconde et le triple de la première ; la quatrième ~ 'v(
était le double de la seconde; la cinquième égalait trois
fois la troisième ; la sixième contenait huit fois la
première, et la septième la contenait vingt -sept
fois (i). Il remplit ensuite chacun des intervalles que
laissaient entre eux les nombres doubles et triples par
deux termes moyens propres à lier les deux extrêmes,
et à former avec eux les rapports de l'épitrite , de
J'hémiole et de l'épogdoade. »
(i) I, a, 3, 4, 9,8,27.
l'JO ÇOMMEirrAIRE
plusieurs personnes int^rpr^bteut comme il suit ces
expressions (de Platon : I^a première partie est la mo-
fiade ; la seconde est le nombre deux ; la troisième
est le nombre ternaire , liémiole de deux, et triple de
lunité; la quatrième e^t lie nombre quaternaire, dou-
ble de deux; la cinquième e^t |(3 ppmbnè n^f, triple
djB trois; la sixième est le huitième nombre, qui gou-
tient huit fois Tunité; Ja septième enfin est le nombre
vipgt-çept , produit de trois multiplié deux fois par
l^iiin^me. Il est aisé de voir que, dans ce mélange,
les nombres pairs alternent avec les impairs. Après
Tunité, qui T^^n\f. le p^ir et l'impair, vient deux, pre-
mier pair ; puis trois, premier impair; ensuite quatre,
secx>ud pair, qui est suivi de neuf, second impair,
{eqqel précède huit, troisième pair, que suit vingt*
sept, troisième impair; car le 'nombre impair étant
maie, et Je nombre pair femelle, tous deux devaient
entrer d^ns la composition d'uue substance chargée
d'engendrer (ous les êtres, et en même temps œs
quantités devaient ^yoir la plus grande solidité pour
lui communiquer la forcée de vaincre toutes les ré*
sistances. Il fallait, de plus, qu'elle fût formée des
seuls nombres susceptibles de donner des accords
parfaits, puisqu'elle devait entretenir l'harmonie et
l'union entre toutes les partie^ de l'œuvre de sa créa-
tion. Or, i)ous avons dit que le rapport de a à i
donne le diapason pu l'octaye ; que celui de 3 à a ,
c'est-à-dire l'hémiole, donne le diapentès ou la quinte;
que de la raison de 4 À 3, qui est l'épitrite, naît le
diatessaron ou la quarte; enfin, que'de la raison de
BU SONGE D^ ÇGIPIOir. LIVRE II. J7I
4 i 1 9 nopiinée quadruple , procède le Rouble diapa-
son ou la double octave.
L'âme iti|iverselle , ainsi formée de nombres har-
moniques 9 ne peut donner, en vertu d$ son mouve-
ment propre , Pimpulsion à tous le$ oorps de I9 nature
que nQUS voyons ^ nippvoir, sai^s qu'il résulte de
cette i.mpulsion dfes accords dont el|e a 1^ principe
en elle-mêi^e, puisqu'ep )a composant de pombres
resp^tivement inégauK, Dieu, cotpme vient de nous
le dire Platon, cpmbla le vide que ces quantités nu- ^7
mériquies laissaient entre elles par 4es hén^ioles, des
épitrites et des épogdoades.
La profondeur du dogme de ce philosophe est donc
savamment exposée dans ces paroles de Cicéron :
c£ Qu'entends -je, dis -je, et quels sons puissants et
doux remplissent la capacité de mes oreilles? — Vous
entendez, me répondit -il, l'harmonie qui, formée
d'intervalles inégaux, mais calculés suivant de justes
proportions, résulte de l'impulsion et du mouvement
des sphères; 9
Observez qu'il fait mention des intervalles 9 et
qu'après avoir assuré qu'ils sont inégaux entre eux,
il n'oublie pas d'ajouter que leur différence a lieu
suivant des rapports précis. 11 entre donc dans l'idée
de Platon , qui rappipche ces intervalles inégaux par
fies quantités proportionnelles, telles que des hémioles,
des épitrites, d«s lépogdoades, et des demi-tons, qui
sont la base de l'hatmonie.
On conçoit maintenant qu'il serait impossible de
bien saisir la valeur des expressions de Cicéron , si
172 GOMBIEHTAIIiE
nous ne les eussions fait précéder de Texplication des
rhythmes musicaux dont il vient d'être question, ainsi
i que de celle des nombres qui , selon Platon , sont
I entrés dans la composition de Tâme du monde, et si
1 pous n'eussions fait connaître la raison pour laquelle
I cette âme a été ourdie avec des quantités harmoniques.
1 A Taide de ces développements , on peut se faire une
; idée juste du branle général donné par la seule impul-
sion de 1 ame, et de la nécessité que de ce choc com-
muniqué il résulte des accords harmonieux , puisque
cette harmonie tient à Tess^ice du principe moteur.
CHAPITRE IIL
On peut encore apporter d autres preuves et don^
ner cP autres raisons de la nécessité de Vharmo^
nie des sphères. Les intervalles des sons dont la
valeur ne peut être fixée que par V entende-
ment^ relativement à Vâme du monde y peuvent
être calcules matériellement ^dans le vaste corps
qu'eUe anime.
C'est ce concert des orbes célestes qui a fait dire
à Platon , dans l'endroit de sa République où il
traite de la vélocité du mouvement circulaire des
sphères, que sur chacune d'elles il y a une sirène
qui, par son chant, réjouit les dieux; car le mot
sirène est, chez les Grecs, l'équivalent de déesse qui
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. 1^3
chante. I.ies théologiens ont aussi entendu par les
neuf muses les huit symphonies exécutées par les
huit globes célestes, et une neuvième qui résulte de
Tharmonie totale. Yoilà pourquoi Hésiode, dans sa
Théogonie, donne à la huitième muse le nom d'Ura-
nie ; car la sphère stellaire au-dessous de laquelle sont
placées les sept sphères mobiles, est le ciel propre*
nient dit; et, pour nous faire entendre qu'il en est
une neuvième, la plus intéressante de toutes, parce
quelle est la réunion de toutes les harmonies, il
ajoute : « Calliope est Fensemble de tout ce qu'il y a
de parfait. »
Par ce nom de CSalliope^ qui signifie très -belle
voix, le poète veut dire qu'une voix sonore est la neu*
vième des muses; et, pour exprimer énergiquement
que cette muse est un tout harmonique par excel-
lence, il la nomma l'ensemble de tout ce qu'il y a
de parfait. C'est par suite de cette idée théologique
qu'Apollon a reçu le nom de Musagète, c'est-à-dire
de guide des muses, parce qu'il est, comme dit
Cicéron, «chef, roi, modérateur des autres flam-
beaux célestes, intelligence et principe régulateur du.
monde. »
Que par les muses on doive entendre l'harmonie
des sphères, c'est ce que n'ignorent pas ceux qui les
ont nommées Camènes, c'est-à-dire douces chan-
teuses. Cette opinion de la musique céleste fut ac-
créditée par les théologiens , qui cherchèrent à la
peindre par les hymnes et. les chants employés dans
les sacrifices. On s'accompagnait en certaines con-
174 ^ COHHÉI^rAIRfi
trées de la lyre ou èithare, et dans d'autres de la
flûte où autres instrumèintà à votit. Ces hymnes en
rhoùùeur dés dieux étaient des stances nonunéés
Graphes et anti- strophes. La strophe répondait au
mouvetnènt direct du ciel des fixes, et Tanti-strophe.
au mouvement contraire des corps errants; et le pre-
mier hymne adressé à la Divinité eut pour objet de
célébrer ce double mouvement (i).
Le chant faisait aussi partie des cérémonies fiiné*
raires chez plusieurs nations dont leâ législateurs
étaient persuadés c(ue l'âme, à la sortie du corps,
retournait à la source de toute mélodie, c'est-à-dire
au ciel. Et en effet, si nous voyons qu'ici-baS tous les
êtres animés sont sensibles aux ôharmes de la musi-
que; si elle exerce son influence non -seulement sur
les peuples civilisés, mais aussi sur les peuples bar-
bares, qui ont des chants propres à exciter leur ar-
deur guerrière , et d'autres qui leur font éprouver les
douces langueurs de la volupté, c'est que notre âme
rapporte avec elle du céleste séjour le souvenir, des
concerts qu'elle y a entendus (a). Cette réminiscence
produit sur elle un tel effet, que les caractères les
plus sauvages et les cceùi-s les plus féroces sont forcés
de céder à l'influence de l'harmonie. C'est là , je chois,
ce qui a donné lieu à ces fictions poétiques sur Or-
phée et Amphiou , qui nous représentent le premier
(1) Le cérémonial religieux des anciens était surtout fondé
sur l'imitation des phénomènes de la nature.
(2) Les anciens comprenaient, dans l'idée générale de mu-
sique , la danse , le rhy throe et I9 mélodie.
DU SONGE D£ ÀCIPION. LIVRE II. Iy5
apprivoisant, au 8on de sa lyre, les animaux les plus
sauvages, et le second ikisant niouvoir les pierres
Tnémês. C'est sans doute parce que les premiers ils
firent servir la poésie et la musique à amollir des
peuplades sauvages, et jusqu'alors aussi brutes que
la pierre. EfTectivement, l'harmonie a tant d'empire
sur nos âmes, qu'elle excite et modère le courage des
guerriers. C'est elle qui donne le signal des combats
et celui de la retraite; elle provoque le sommeil, elle
empêche de dormir; elle fait naître les inquiétudes et
sait les calmer; elle inspire le courroux, et invite à
la clémence. Qui plus est, elle agit sur les corps dont
elle soulage les maux; et de là l'usage d'administrer
aux malades des remèdes au son de la musique.
Au surplus,. on ne doit pas être surpris du grand
empire que la musique exerce sur Thomme, quand
on voit les rossignols, les cygnes et d'autres oiseaux,
mettre une certaine méthode dans leur chant. Et qui
peut ignorer que, parmi les atiimaux qui vivent dans
l'air, dans l'eau et stir la terre, il en est plusieurs
qui, se laissant attirer par des sons modulés, vien-
nent se jeter dans les filets qui leur sont tendus? Le
chalumeau du berger ne maintient-il pas la tranquil-
lité dans le troupeau qui se rend aux pâturages? Ces
divers effets de la musique n'ont rien d'étonnant d'a-
près ce que nous avons dit, savoir, qu'elle est la cause
formelle de l'âme universelle, de cette âme
Qui remplit , qui nourrit de sa flamme féconde
Tout ce qui vit dans l'air, sur la terre et $ous Fonde.
Tout doit être, en effet, soumis au pouvoir de la
1^6 COMMENTAIRE
musique, puisque Tâme céleste, par qui tout est
animé, lui doit son origine.
Lorsqu'elle donne Timpulsion circulaire au corps
de Funivers, il résulte de cette communication de
mouvement des sons modifiés par des intervalles iné--
gaux, mais ayant entre eux des rapports déterminés et
tels que ceux des nombres qui ont servi à son organi-
sation. Il s'agit de savoir si ces intervalles, que l'enten-
dement seul est capable d'apprécier dans cette sub-»
stance immatérielle, peuvent être soumis au calcul
dans le monde matériel .
Archimède, il est vrai, croyait avoir trouvé le
nombre de stades qu'il y a de la terre à la lune, de
la lune à Vénus ^ de', Vénus à Mercure, de Mercure
au soleil, du soleil à Mars, de Mars à Jupiter, et de
Jupiter à Saturne. U croyait également que l'analyse
lui avait donné la mesure de Tintervalle qui sépare
'i Torbe de Saturne de la sphère aplane; mais l'école
de Platon , rejetant avec dédain d^ calculs qui n'ad-
mettaient pas de distances en nombre double et tri-
ple, a établi, comme point de doctrine, que celle de
la terre au soleil est double de celle de la terre à la
lune ; que la distance de la terre à Vénus est triple
de celle de la terre au soleil ; que la distance de la
terre à Mercure est quadruple de celle de la terre à
Vénus ; que la distance de la terre à Mars égale neuf
fois celle de la terre à Mercure; que la distance de
la terre à Jupiter égale huit fois celle de la terre à
Mars ; enfin , que la distance de la terre à Saturne
égale vingt-sept fois celle de la terre à Jupiter.
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE If. 1 77
Porphyre fait mention de cette opinion des plato*
nicîensy dansi un de ses traités qui jette quelque jour
sur les expressions peu intelligibles de Timée; il dit
qu'ils sont persuadés que les intervalles que présente
le corps de l'univers sont les analogues de ceux des
nombres qui ont servi à la formation de l'âme du
monde, et qu'ils sont de même remplis par des épi-
trites, des hémioles^ des épogdoades et des demi-
tons; que de ces proportions naît l'harmonie , dont le
principe, inhérent à la substance de l'âme, est ainsi
transmis au corps qu'elle met en mouvement. Cîce-
ron avance donc une proposition savante et vraie dans
toutes ses parties , quand il dit que le son qui résulte
du mouvement des sphères est marqué par des inter-
valles inégaux , mais dont la différence est calculée.
CHAPITRE IV.
De la cause pour laquelle^ parmi les sphères ce'
lestes , il en est qui rendent des sons graves y et
d autres des sons aigus. Du genre de cette har-
monie , et pourquoi V homme ne peut V entendre.
C'est ici le moment de parler de la différence des
sons graves et des sons aigus dont il est question
dans ce passage. « La nature veut que, si les sons ai-
gus retentissent à l'une des extrémités, les sons graves
sortent de l'autre. Ainsi le premier monde steliifere.
1 78 COMMENTAIRE
dont la révolution est plus rapide, se ment avec un
son aigu et précipité, tandis que le cours inférieur de
la lune ne rend qu^un son grave et lent.» Noos
avons dit que la percussion de l'air produit le son.
Or, le plus ou le moins de gravité ou d'acuité des
sons dépend de la manière dont l'air est ébranlé. Si
le choc qu'il reçoit est violent et brusque, le son sera
aigu ; il sera grave, si le choc est lent et faible. Frap-
pez rapidement l'air avec une baguette, vous enten-
drez un son aigu ; vous en entendrez un grave , si l'air
est frappé plus lentement. Qu'une corde sonore soit
fortement tendue , les sons produits par ses vibra-
tions seront aigus; relàchez-Ia, ces sons deviendront
graves. 11 suit de là que les sphères supérieures, ayant
une impulsion d'autant plu.<« rapide qu'elles ont plus
de masse , et qu'elles sont plus rapprochées du centre
du mouvement^ doivent rendre des sons aigus, tan-
dis que l'orbe inférieur de la lune doit faire enten-
dre un son très 'grave; d'abord, parce que le choc
communiqué est fort affaibli quand elle le reçoit, et
aussi parce que, entravée dans les étroites limites de
son orbite, elle ne peut que circuler lentement.
Ija flûte nous offre absolument les mêmes particu-
larités : des trous les plus voisins de l'embouchure
sortent des sons aigus; et des plus éloignés, ou de
ceux qui avoisinent l'autre extrémité de l'instrument,
sortent des sons graves. Plus ces trous sont ouverts,
et plus les sons auxquels ils donnent passage sont per-
çants ; plus ils sont étroits, et plus les sons qui en
sortent sont graves. Ce sont deux effets d'une même
DU SONGE DE SGIPIOIC. LIVRE Jl. l'jg
cause. Ijd son est fort à sa naissance , il s'affaiblît à
mesure qu'il approche de sa fin; il est éclatant et
précipité, si Tisisue qu'on lui offre est large; il est
sourd et lent, si cette issue est resserrée et éloignée
de l'embouchure.
Concluons de ce qui précède , que la plus élevée
des sphères, qui n'a d'autres limites que l'immensité,
et qui est très-près de la force motrice , fait sa révo-
lution avec une extrême rapidité, et rend conséquem*
meut des sons aigus. La raison des contraires exige
que la lune rende des sons graves; et ceci est une
nouvelle preuve que l'air mis en mouvement a d'au-
tant moins de forces qu'il s'éloigne davantage du lieu,
de son origine. Voilà la cause de la densité de l'atmo^
sphère qui environne la dernière des sphères, oïl
la terre, et de l'immobilité de ce globe. Comprimé
de tous cptés par le fluide presque coagulé qui l'en-
toure, il est hors d'état de se mouvoir en tel sens que
ce soit; et cela devait être^ d'après ce qui a été dé-
montré plus haut, savoir 9 que la partie la plus basse
d'une sphère est son centre, et que ce centre est im-«
mobile; car la sphère universelle se compose de neuf
sphères particulières. Celle que nous nommons stel-
lifère, et qui prend le nom de sphère aplane chez les
Grecs, dirige et contient toutes les autres; elle se
meut toujours d'orient en occident. Les sept sphères
mobiles, placées au-dessous d'elle, sont emportées
par leur mouvement propre d'occident en orient , et
la neuvième, ou le globe terrestre, est immobile,
comme centre de l'univers. Cependant les huit sphères
13.
1 8o COMMENTAIRE
en itiouvemeut , ne produisent que 2^pt tons harmo-
niques, parce que Mercure et Vénus, tournant autour
du soleil, dont ils sont lés satellites assidus, dans le
même espace de temps, n'ont, selon plusieurs astro-
nomes, que la même portée. Telle est aussi l'opinion
du premier Africain, qui dit : «Le mouYemeht de
ces huit sphères , parmi lesquelles deux ont là même
portée, produisent sept tons distincts, et le nombre
septénaire est le nœud de presque tout ce qui existe. »
La propriété du nombre septénaire a été pleine-
ment démontrée au commencement de cet ouvrage.
Quant à ce passage peu intelligible de Cicérou, il est,
je crois , suffisamment éclairci par les notions élémen-
taires, succinctes et précises, que nous venons de don-
ner sur la théorie de la musique. Nous n'avons pas
éru devoir parler des mèses, des nètes, des hypates,
et de plusieurs autres noms des cordes sonores , ni
des tiers et des quarts de ton; et nous aurions fait
parade d'érudition, sans aucun fruit pour le lecteur,
si nous eussions dit que les notes représentent une
lettre, une syllabe, ou un mot entier.
Parce que Cicéron parle ici du rapport et de l'ac-
cord des sons, fallait-il profiter de cette occasion pour
ti*aiter de la diversité des modes musicaux? C'aurait
été à n'en pas finir. Nous devons nous en tenir à
rendre claires les expressions difficiles à entendre: dire
plus qu'il ne faut en pareil cas , c'est épaissir les té-
nèbres au lieu de les dissiper. Nous n'irons donc pas
plus loin sur ce sujet, que nous terminerons en ajou-
tant seulement un fait qui, suivant nous, mérite d'ê-
DV SONGE DE SCIPIOTT. LIVRE If. l8l
tre connu, c'est que des trois genres de musique qui
sont renharmonique , le diatonique et le chromati-
que, le premier est abandonné à cause de son extrême
difficulté, et le troisième décrié pour sa mollesse.
C'est ce qui a décidé Platon à assigner à Tharmonie
des sphères le genre diatonique.
Une chose encore que nous ne devons pas oublier
de dire, c'est que si nous n'entendons pas distincte-
ment l'harmonie produite par la rapidité du mouve-
ment circulaire et perpétuel des corps célestes, cette
privation a pour cause l'intensité des rayons sonores,
et l'imperfection relative de l'organe chargé de les
recevoir. Et en effet, si la grandeur du bruit des ca-
taractes du ï}il assourdit les habitans voisins, estril
étonnant que le retentissement de la masse du monde
entier mise en mouvement anéantisse nos facultés
auditives? Ce n'est donc pas sans intention que l'É-
milien dit : « Quels sons puissants et doux remplissent
la capacité de mes oreilles? d II nous fait entendre
par là , que si le sens de l'ouïe est pleinement occupé
chez le mortel admis aux concerts célestes, il s'ensuit
que cette divine harmonie n'est pas appropriée à ce
sens si imparfait chez les autres hommes. Mais con*
tinuons le travail que nous avons entrepris.
|8si COMMENTAIRE
CHAPITRE V.
Notre hÀmisphère est dii^ûé en cinq zones, dont
deux seulement sont habitables; Fune déciles
est occupée par nous. Vautre F est par des hom-'
mes dont Vespèce nous est inconnue. Vhémi-
sphère opposé a les mêmes zones que le nôtre;
il ri y en a également que deux qui soient le
séjour des hommes.
Cl Vous voyez sur la terre les habitations des hom-
mes disséminées, rares, et n'occupant qu'un étroit
espace ; et même , entre ces taclies que forment les
points habités, s'étendent de vastes solitudes. Ces peu*
pies divers sont tellement séparés, que rien ne peut
se transmettre des uns aux autres. Que pourront faire,
pour l'extension de votre gloire, les habitants de ces
contrées, dont la situation, ralativement à la vôtre,
est obliqne, ou transversale, ou diamétralement op-
posée?
«Vous voyez encore ces zones qui semblent envi-
ronner et ceindre la terre ; il y en a deux qui , les
plus éloignées l'une de l'autre, et appuyées chacune
sur l'un des deux pôles, sont assiégées de glaces et
de frimas. Celle du centre, la plus étendue, est embra-
sée de tous les feux du soleil. Deux sont habitables :
l'australe, occupée par vos antipodes, qui, consé*
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. l83
queoiment, vous sont étrangers, H la septentrionale
où vous êtes. Voyez dans quelle faible proportion elle
vous appartient. Toute cette partie de la terre, fort
resserrée du nord au midi, plus étendue de Torieiit à
Toccident , est comme un île environnée de cette mer
que vous appelez l'Atlantique , la grande mer , l'O-
céan ^ qui, malgré tous ces grands noms, est^ comme
vous le voyez , bîetf petit» »
Cicéron , après nous avoir précédemment expliqué
le coi|r$ du ciel des fixes qui enveloppe le monde
entier, celui des globes inférieurs, ainsi que leur po*
sition relative , et la nature des sons qui résultent de
leur mouvement circulaire , les modes et les rfaythmes
de cette céleste musique , et la qualité de l'air qui sé-
pare la lune de la terre, sa trouve nécessairement
amené à décrire la dernière; cette description est la-
conique, mais riche en images. Quand il nous parle
de ces taches formées par les habitations des hommes,
de ces peuples séparés les uns des autres, et placés
dans une position respective diamétralement opposée,
ou qui ont , soit des longitudes , soit des latitudes dif-
férentes, on croît , en le lisant, avoir sous les yeux la
projection stéréographique de la sphère. Il nous
prouve encore l'étendue de ses connaissances, en ne
permettant pas que nous partagions l'erreur commune
qui veut que l'Océan n'entoure la terre qu'en un seul
sens; car, s'il eût voulu nous laisser dans cette fiaiusse
opinion, il eût dît simplement: « Toute la terre n'est
qu'une petite île de toutes parts baignée par une
mer, etc.» Mais en s'exprimant ainsi : « Toute cette
l84 COMMENTAIRE
partie de la terre où vous êtes, est comme une île
envii*onnéex>, il nous donne de la division du globe
terrestre une idée exacte qu'il laisse à développer à
ceux qui sont jaloux de s'instruire. Nous reviendrons
dans peu sur oe sujet.
Quant aux ceintures dont il parle, n'allez pas
croire, je vous prie, que les deux grands maîtres de
l'éloquence romaine, Cicéron et Virgile, différent de
sentiment à cet égard: le premier dit, il est vrai,
qu'elles environnent la terre , et le second assure que
ces ceintures , qu'il nomme zones d'après les Grecs ,
environnent le ciel. Mais nous verrons par la suite
que tous deux ont également raison , et qu'ils sont
parfaitement d'accord. Commençons par faire connaî-
tre la situation des cinq zones ; le reste de la période
qui commence ce chapitre , et que nous nous sommes
chargés de commenter, en sera plus facile à enten-
dre. Disons d'abord comment elles ceignent notre
globe ; nous dirons ensuite comment elles figurent au
ciel.
La terre est la neuvième et la dernière des sphè-
res; l'horizon, ou le cercle finiteur, dont il a été déjà
question, la divise en deux parties égales. Ainsi l'hé*
misphère dont nous occupons une partie a au-dessus
de lui une moitié du ciel qui, vu la rapidité de son
mouvement de rotation, va bientôt la faire disparaître
à nos yeux pour nous montrer son autre moitié,
maintenant exposée aux regards des habitants de
Thémisphère opposé. £n effet , placés au centre de I9
/
I
DU SONGE DE SGIPlOlf. LIVBE II. l85
sphère universelle, nous devons être de tous côtés
environnés par le ciel.
Cette terre donc , qui n'est qu'un point relative-
ment au ciel, est pour nous un corps sphérique très*
étendu , qu'occupent alternativement des régions brû-
lées par un soleil ardent , et d'autres affaissées sous le
poids des glaces. Cependant au centre de l'intervalle
qui les sépare se trouvent des contrées d'une tem-
pérature moyenne. Le cercle polaire boréal , ainsi que
le cercle polaire austral , sont en tous temps attristés
par les frimas. Ces deux zones ont peu de circonfé-
rence, parce qu'elles sont situées presque aux extré-
mités du globe , et les terres dont elles marquent la
limite n'ont pas d'habitants, parce que la nature y est
trop engourdie pour pouvoir donner l'être, soit aux
animaux, soit aux végétaux; car le même climat qui
entretient la vie des premiers est propre à la végé-
tation des derniers. La zone centrale , et conséquein-
inent la plus grande, est toujours embrasée des feux
de l'astre du jour. Les contrées que borne de part
et d'autre sa vaste circonférence, sont inhabitables à
cause de la chaleur excessive qu'elles éprouvent ;
mais le milieu de l'espace que laissent entre elles cette
zone torride et les deux zones glaciales appartient
à deux autres zones moindres que l'une, plus gran-
des que les autres , et jouissant d'une température qui
est le terme moyen de l'excès de chaud ou de froid
des trois autres. Ce n'est que sous ces deux dernières
que la nature est en pleine activité.
1 86 GOllMElITiLIRE
La figure ci-après facilitera rinfelligence de notre
description verbale.
Soit le globe terrestre A, B, C, D (i); soient les
droites G, I et £, F, limites des deux zones glaciales;
soient M, N, et K, L, limites des deux zones tem-
peress; soit enfin A, B, la ligne équSnoxiale ou la
zone torride. L'espace compris entre G, C, I, ou la
zone glaciale boréale, et celui compris entre E, D,
F, ou la zone glaciale australe, sont couverts d'éter-
nels frimas; les lieux situés entre M, B, R, et N,
A , L , sont sous la zone torride : il suit de là que
Teapace renfermé entre G, M, et I, N, et celui entre
K £ , et F L , doivent jouir d'une température
moyenne entre l'excès du chaud et l'excès du froid
des zones qui les bornent. Il ne faut pas croire que
ces lignes soient de notre invention; elles figurent
exactement les deux cercles polaires dont il a été
question ci«des$us (a) , et les deux tropiques. Comme
il ne s'agit ici que de la terre, nous ne nous occupe-
rons pas du cercle équinoxial , mais nous reviendrons
sur sa description dans un moment plus convenable.
Des deux zones tempérées où les dieux ont placé
les malheureux mortels , il n'en est qu'une qui soit
habitée par des hommes de notre espèce, Romains,
Grecs on Barbares; c'est la zone tempérée boréale
qui occupe l'espace G I, M N.
Quant à la zone tempérée australe , située entre
(i) Voyez à la fin du vol. la planche, fig. 3.
(a) Chap. 1 5 du livre I.
BU SONGE DB SClFfÔIT. LIVRE H. 187
K L et £ F, la raison seule nous dit qu'elle doit être
aussi le séjour des humains, comine placée sous des
latitudes semblables. Mais nous ne savops et ne pour-
rons jamais savoir quelle est cette es:pèce d'hommes,
parce que la zone toriride est un intermédiaire qui
empêche que nous puissions comit^uniquer avec eux.
Des quatre points cardinaux de la sphère terrestre,
trois seulement, l'orient, l'occident et le nord con-
servent leurs noms , par la raison que nous pouvons
déterminer les lieux où ils prennent naissance; car,
bien que le pôle nord soit inhabitable , il n'est pas
très-éloigné de nous. A l'égard du quatrième point,
on le nomme midi, et non pas sud ou auster, car le
sud est diamétralement opposé au nord ou septen-
trion, au )ieu que le midi est la région du ciel où,
pour nous, commence le jour. Il prend son nom , qui
signifie milieu du jour, du méridien ou de la ligne
circulaire qui marque le milieu du jour quand le soleil
y est arrivé. Nous ne devons pas laisser ignorer qu'au-
tant le YCQt du nord est supportable, lorsqu'il arrive
dans nos contrées , autant l'auster ou le vent qui nous
vient du quatrième des points cardinaux est glacial
au moment de son départ. Mais, fisrcé par sa direc-
tion de traverser l'air eipbrasé de la zone torride,
ses molécules se pénètrent de feu, et son souffle, si
froid naguère , est chaud lorsqu'il nous parvient. En
effets la nature et la raison s'opposent à ce que de
deux zones affectées d'un même degré de froid, il
parte deux vents d'inégale température : nous ne pou-
vons douter, par la même raison , que notre vent du
l88 COMMENTAIRE
nord ne sole chaud au moment de son arrivée chez
les habitants de la zone tempérée australe , et que les
rigueurs de Tauster ne soient aussi tolérables pour
eux que le sont pour nous celles du septentrion. Il
est également hors de doute que chacune de nos
zones tempérées complète son cercle chez nos pé-
riéciens réciproques qui ont le même climat que le
nôtre: d'où il suit que ces deux zones sont habitées
clans tonte leur circonférence. Est- il quelque incré-
dule à cet égard? qu'il nous dise en quoi notre pro-
position lui paraît erronée; car si notre existence,
dans les régions que nous occupons , tient à ce que
la terre est sous nos pieds , et le ciel au-dessus de nos
têtes, à ce que nous voyons le soleil se lever et se
coucher, enfin à ce que l'air qui nous environne et
que nous aspirons entretient chez nous la vie , pour-
quoi d'autres êtçes n'existeraient- ils pas dans une po-
sition de tout point semblable à la nôtre ? Ils doivent
respirer le même air, puisque la même température
règne sur toute la longueur de la même bande cir-
culaire; le même soleil qui se lève pour nous doit se
coucher pour eux, et réciproquement; comme nous,
ils ont leurs pieds tournés vers la terre et la tête
élevée vers le ciel; nous ne devons cependant pas
Craindre qu'ils tombent de la terre dans le ciel, car
rien ne tombe de bas en haut. Si, pour nous, le bas
a sa direction vers la terre, et le haut vers le ciel
(question qui ne veut pas être traitée sérieusement),
le haut est également pour eux ce qu'ils aperçoivent
en portant leurs regards dans une direction opposée
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. 189
à celle de la terre," et vers laquelle leurs corps ne
peuvéat avoir de tendance.
-Je suis persuadé que ceux dé nos périéciens qui
ont peu d'instruction s'imaginent aussi que les pays
situés au-dessous d'eux ne peuvent être habités par
des êtres semblables à eux, et que si nos pieds re-
gardaient les leurs , nous ne pourrions conserver notre
aplomb. Cependant aucun de nous n'a jamais éprouvé
la peur de tomber de la terre vers le ciel : nous de-
vons donc être tranquilles à cet égard relativement
à eux; car, comme nous l'avons démontré précédem-
ment, tous les corps gravitent vers la terre par leur
propre poids. De plus , on ne nous contestera pas que
deux points de la sphère terrestre, directement op-
posés entre eux, ne soient l'un à l'autre, ce qu'est
l'orient à l'égard de l'occident. La droite qui sépare
les deux premiers, est un diamètre de même lon-
gueur que celui qui sépare les deux derniers. Or il
est prouvé que l'orient et l'occident sont tous deux
habités. Quelle difficulté y a-l-il donc à croire que
deux points opposés d'un même parallèle le soient
aussi? Le germe de tout ce qu'on vient de dire existe,
pour le lecteur intelligent , dans le petit nombre de
lignes extraites de Cicéron au commencement de ce
chapitre.
Il ne peut nous montrer la terre environnée et
ceinte par les zones , sans nous donner à entendre
que, dans les deux hémisphères, l'état habituel de
l'atmosphère, sous les deux zones tempérées, est le
même sur toute la longueur du cercle qu'elles em-
190 COMMElfTAIliE
brassent; et lorsqu'il dit que « les points habités par
rhomme semblent former des taches ,}» cela n'a pas
de rapport à ces taches partielles que présentent les
habitations dans la partie da globe que nous occu-
pons , lesquelles sont entrecoupées de quelques lieux
inhabités, car il n'ajouterait pas que c de vastes soli-
tudes s'étendent entre ces taches^ » s'il ne voulait
parler que de ces espaces vides, au milieu desquels
on distingue un certain nombre détaches. Mais comme
il entend parler de ces quatre taches (i), que nous
savons être au nombre de deux sur chaque liémi«
sphire, rien n'est plus ju&te que cette expression de
solitudes interposées. En efFet, si la demi^zone sous
laquelle nous vivons est séparée de la ligne équi-
noxiale par d'immenses solitqdes, il est vraisemblable
que les habitants des trois autres demi-*zones sont dans
les mêmes rapports de distance que nous , relative-
ment à la zone torride. Cicéron joint en outre à
cette description celle des habitants de ces quatre
régions. Il nous expose leur situation particulière et
leur situation relative. Il commence par dire qu'il est
sur la terre d'autres hommes que nous, et dont la
position respective est telle qu'il ne peut exister entre
eux aucun moyen de communication; et la manière
dont il s'exprime prouve assez qu'il ne parle pas seu-
lement de l'espèce d'hommes qui, sur notre hémi-
sphère, est éloignée de nous de toute la zone tor-
ride, car il aurait dit que ces hommes sont tellement
~ (i) Les quatre demi-zones tempérées.
DU SONGE DU SCIPION. LIVRE II. I9I
séparés de nous, que rien ne peut se transmettre de
leurs contrées dans les nôtres, et non pas, comme ti
l'a fait, que « ces peuples divers sont tellement sé-
parés que rien ne peut se transmettre des uns aux
autres; » ce qui indique suffisamment le genre de sé-
paration qui existe entre ces diverses espèces d'hom-
mes. Maïs ce qui a vraiment rapport aux régions que
nous habitons, c'est ce qu'il ajoute, lorsqu'on pei-
gnant la situation de ces peuples à notre égard et
entre eux, il dit <« qu'elle est oblique, ou transversale,
ou diamétralement opposée. » Il ne s'agit donc pas de
notre séparation avec une autre espèce d'hommes,
mais de la séparation respective de toutes les espèces;
et voici comment elle a lieu.
Nos antéciens sont éloignés de leurs périéciens
de toute la largeur de la zone glaciale australe;
ceux-ci sont séparés de leurs antéciens, qui sont
nos périéciens , de toute la largeur de la zone tor-
ride, et ces derniers le sont de nous de toute la lar-
geur de la zone glaciale boréale. C'est parce qu'il y
a solution de continuité entre les parties habitées,
c'est parce qu'elles sont séparées les unes des autres
par d'immenses espaces qu'une température brûlante
ou froide à l'excès ne permet pas de traverser, que
Cicéron donne le nom de taches aux parties du globe
occupées par les quatre espèces d'hommes. Il n'a pas
oublié non plus de décrire la manière dont les habi-
tants des trois autres demi -zones ont leurs pieds
placés par rapport à nous; il désigne clairement nos
antipodes en disant : « La zone australe dont les ha-
19a COMMENTAIRE
bîtants ont les pieds diamétralemeut opposés aux
nôtres. » Cela doit être , puisqu'ils occupent la por^-
tion de la sphère qui fait place à la nôtre. Reste à
savoir ce qu'il entend par les peuples dont la position
à notre égard est transversale ou oblique. A n*en
pas douter, les premiers sont nos périéciens, c'est-à-
dire ceux qui liabitent la partie inférieure de notre
zone. Quant à ceux qui nous sont obliques, ce sont
nos autéciens, ou les peuplades de la partie sud-est
de la zone tempérée australe.
CHAPITRE VI.
De retendue des contrées habitées , et de celle des
contrées inhabitables.
Nous avons maintenant à parler de l'étendue des
régions habitées du globe, et de celle des régions
inhabitables, ou, ce qui revient au même, de la lar-
geur de chacune des zones. Le lecteur nous entendra
sans peine , s'il a sous les yeux la description de- la
sphère terrestre, donnée au chapitre précédent : au
moyen de la figure jointe à cette description il lui
sera aisé de nous suivre. La terre entière, ou sa cir-
conférence A, B, C, D, a été divisée, par les astro-
nomes géographes qui l'avaient précédemment me-
surée , en soixante parties. Son circuit est de deux
cent cinquante-deux mille stades : d'où il suit que
nu SONGE DE SCIPION. LIVRE II. |q3
.chaque soixantième égale quatre mille deux cents
stades. L'espace de D à C en passant par B, ou du
sud au nord en passant par l'ouest, renferme donc
trente soixantièmes, et cent vingt -six mille stades :
par conséquent, le quart du globe, à partir de B,
centre de la zone torride, jusqu'à G, contient quinze
soixantièmes, et soixante-trois mille stades. La mesure
de ce quart de circonférence nous suffira pour établir
celle de la circonférence entière. L'espace de B à M,
moitié de la zone torride, comprend quatre soixan-
tièmes, ou seize mille huit cents stades. Ainsi la zone
torride entière a une étendue de huit soixantièmes,
qui valent trente-trois mille six cents stades. À l'é-
gard de notre zone tempérée, elle a, dans sa lar-
geur de M à G, cinq soixantièmes et vingt-un mille
stades. Quant à la zone glaciale renfermée entre G et
G, on lui donne six soixantièmes, ou vingt -cinq
mille deux cents stades. Les dimensions exactes que
nous venons de donner de la quatrième partie de
notre sphère sufBsent pour faire connaître celles [du
second quart de B en D, puisqu'elles sont parfaite-
ment les mêmes; et quand on a la mesure de la sur-
face hémisphérique que nous habitons , on connaît
celle de l'hémisphère inférieur, qui s'étend de D à G 9
en passant par A, ou du sud au nord en passant
par l'est.
Observons ici qu'en âgurant la terre sur une suc-
face plane , nous n'avons pu lui donner la sphéricité
qui lui convient; mais nous avons cherché à faire
sentir cette sphéricité , en nous servant , pour notre
I. i3
§94 GOMMEKTAIRE
démonstration , non «les méridiens j ma» de Téqua-
teur et de ses parallèles, parce que ce dernier cerde
peut remplacer Thorizon. Ce|iendant le lecteur n'en
doit pas moins regarder Tespace de D à C, enr pas-
sant par B, comme l'hémisphère supérieur dont nous
occupons une partie; et l'espace de D à C, en pas-
sant par A, comme l'hémisphère inférieur.
CHAPITRE VIL
Le ciel a les mêmes zones que la terre. La marche
du soleil^ à qui nous devons la chaleur ou la
froidure y selon qui! s^approclie ou s^ éloigne
de nous , a fait inuiginer ces différentes zones.
Nous venons d'exposer la situation et l'étendue en
largeur des cinq zones; remplissons maintenant l'en-
gagement que nous avons pris de démcHitrer que Vir-
gile et Cicéron ont eu tous deux raison, le premier,
en plaçant ces cercles dans le ciel, et le second, en
les assignant à la terre; et que tous deux n'ont eu,
à cet égard, qu*une seule et même opinion. L'excès
de froidure ou de chaleur, ainsi que la modification
de ces deux excès qu'éprouve notre globe', sont l'ef-
fet du fluide éthéré, qui communique aux diverses
parties correspondantes de la terre les degrés de
froid et de chaud qu'il éprouve lui-même; et comme
on a supposé dans le ciel des cercles qui limitent œs
BU SONGE D£ SCTPrON. LIVRE II. igS
différeoted températures , on a dû les tracer aussi
autour de kiotrË sphère. I) en est d^lle comme d'un
petit miroir qui, en réfléchissant un grand objet,
nous renyoie toutes ses parties sous uile plus petite
dimension , mais dans le même ordre qu'elles obser-
vent chez cet objet. Mais nous nous ferons mieux en-
tendre au moyen de la figure ci-après.
Soit la sphère céleste A , B, C, D (i), renfermant
la sphère céleste terrestre S, X, T, U; soit le cercle
polaire boréal céleste désigné par la droite I, O; le
tropique du Cancer, par la droite G, P, et l'équateur
par la droite A, B. Représentons le tropique du Ca-^
pricome par la droite F, Q ; le cercle polaire austral
par la droite £, R; et le zodiaque par la trans-
versale F, P. Soient enfin les deux zones tempérées
de la terre, figurées par les droites M et L; et les
deux zones glaciales, par les droites N et K. Il est
aisé de voir maintenant que chacune des cinq di-
visions de la terre reçoit sa température de cha-
cune des parties du ciel qu'elle voit au-dessus
d'elle. L'arc céleste D, R correspond à l'arc terrestre
S,K; l'arc céleste R, Q correspond à l'arc terrestre
K, L; la portion du cercle Q, P est en rapport avec
la portion du cercle L, M; O, P répond à M, N,
etO, C à N,T.
Les deux extrémités de la sphère céleste D , R et
C, O sont toujours couvertes de frimas; il en est
de même des deux extrémités de la sphère terrestre
(i) Voyez la planche à la fin du vol. fig. 4*
i3.
]
igG GOMMEirTAIRE
S , R et N , T. La partie du ciel Q , P éprouve des
chaleurs excessives ; la portion de notre globe L , M
les éprouve également. Les régions tempérées du ciel
s'étendent de O en P et de Q en R; les régions tem-
pérées de la terre sont situées de N en M, et de L
en K ; enfin, Téquateur céleste A B, couvre lequa-
teur terrestre U, X.
Cioéron n'ignorait certainement pas cette corres-
pondance des cercles célestes et terrestres; on ne
peut en douter d'après sa manière de s'exprimer:
« Il y en a deux qui , les plus éloignées l'une de l'au-
tre, et appuyées chacune sur l'un des deux pôles,
sont assiégées de glaces et de frimas:» c'est nous
dire que les frimas nous viennent de la voûte éthérée.
C'est encore à elle que nous devons'jes chaleurs exces-
sives, car Cicéron ajoute : a Celle du centre, la plus
étendue , est embrasée de tous les feux du soleil. » '
Ces deux assertions sur l'excès de froidure et de
chaleur, communiqué aux zones terrestres par les
pôles de l'éther et par le soleil, prouvent que l'ora-
teur romain savait que les zones corrélatives existent
primitivement dans le ciel.
Maintenant qu'il est démontré que les deux sphères
céleste et terrestre ont les mêmes ceintures ou zones
( car ce sont deux noms d'une même chose), faisons
connaître la cause de cette diversité de température
dans l'éther.
La zone torride est limitée par les deux tropiques «
celui d'été de G en P, celui dliiver de F en Q. Ija
bande zodiacale se prolonge de F en P; nous pouvons
DU SOITGE DE SCIPION. LIVRE 11. 19'y
donc supposer le tropique du Cancer au point P, et
le tropique du Capricorne au point F. On sait que le
soleil ne dépasse jamais ces deux signes, et que lors-
qu'il est arrivé aux bornes qu'ils lui assignent, il
revient sur ses pas ; ce sont ces bornes qu'on a nom-
mées solstices. L'astre du jour, parvenu au tropique
du Cancer ou sur la frontière de notre zone tempérée^
nous donne les chaleurs de l'été, parce qu'alors ses
rayons plus directs pénètrent avec plus de force tous
les corps soumis à leur influence. C'est alors aussi
que les régions australes éprouvent les rigueurs de
l'hiver, parce que le soleil est à son plus grand éloi-
gnement du tropique du Capricorne; et réciproque-
ment, quand il entre dans ce dernier signe, il ramène
l'été à ces régions, et l'hiver devient notre partage.
Il est bon d'observer qu'il n'arrive dans chacun des
signes du zodiaque qu'en suivant la direction de
trois points du ciel, savoir, de l'est, de l'ouest, et
du midi , et que jamais il ne pénètre dans ce cercle
par le septentrion. La raison en est que cet astre
parvenu en P commence à rétrograder au lieu de
s'avancer vers O : il n'atteint donc jamais les limites
du pôle septentrional, et ne peut, par conséquent,
nous envoyer ses rayons de ce point du ciel. Ainsi,
ce n'est que par les points est et ouest ( puisque son
mouvement propre se fait d'occident en orient), et
par le midi (puisque sa route est tracée sur le méri-
dien de chaque pays) , qu'il se rend dans le zodiaque.
L'ombre que donnent les corps vieïit à l'appui de
cette assertion : au lever du soleil , cette ombre esl
i 98 GOUMENTAIBE
dirigée vers l'occident ; à son coucher, elle est tournée
vers l'orient, et lorsqu'il est à sa plus grande hau-
teur elle se projette vers le nord; mais jamais, dans
notre zone , elle ne tend vers le sud ; ce qui prouve
bien que le soleil ne visite point le pôle nord, car
l'ombre est toujours située derrière les corps , du côté
opposé à la lumière. Quant aux contrées de la zone
torride, les plus voisines de la nôtre « et qui probable-
ment ne sont pas désertes, leurs habitants ont l'ombre
dans la direction du sud pendant tout le temps que
le soleil occupe le Cancer ; car, dans cette position ,
ils ont cet astre au nord, puisque c'est vers ce point
qu'il se dirige en les quittant.
Syène, chef-lieu de la Tbébaîde, que l'on rencontre
après avoir suivi une longue chaîne de montagnes
arides, est située sous ce même tropique du Cancer,
et le jour du solstice , vers la sixième heure , le soleil
se trouvant au zénith de cette ville, l'ombre disparaît
totalement, le style même du cadran solaire , ou
son gnomon, n^en projette point. C'est de ce phéno--
mène que parle Lucain, quand il dit qu'à Syène
Tombre du soleil ne s'étend jamais ni à droite ni à
gauche; ce qui n'est pas exact, puisque cette dispari-
tion de l'ombre n'a lieu que pendant un intervalle de
temps fort court, c'est-à-dire pendant le temps que le
soleil est au zénith (1).
(i) Macrobe se trompe. Lucain n'a pas dit que rombre ne
s'étendait jamais, etc.; mais il a dit que ce jour -là elle ne
s'ëtendiMt d'aucun* côté. Le poète dit nusquam , et non pas
DU SONGE DE SGIPfOH. LJVRE 11. I99
Il suit de là que le soleil ne franchit jamais les
bornes de ta zone torride, parce que le cercle oblique
du zodiaque ne s'étend que d'un tropique à l'autre.
L'ardeur des feux que ressent cette zone est donc
occasionnée par le séjour continuel qu'y fait ce so-
leil , source et régulateur de la flamme éthérée. Par
conséquent, tes deux zones les phis distantes de cet
astre , privées de sa présence, soDt constamment en-
gourdies par les froids les plus rigoureux , tandis que
les deux intermédiaires jouissent d'une température
moyenne qu'elles doivent à celles qui les avoisineut.
Cependant, de ces deux zones dites tempérées, celle
sous laquelle nous vivons a des parties où la chaleur
est plus forte que dans d'autres, parce qu'elles sont
plus près de la zone torride : de ce nombre sont l'Ethio-
pie, l'Arabie, l'Egypte et la Libye. L'atmosphère, dans
ces contrées, est tellement dilatée par la chaleur, qu'il
s'y forme rarement des nuages, et que leurs habitants
connaissent à peine la pluie. Par la raison contraire,
les régions limitrophes de la zone glaciale boréale ,
telles que le Palus-Méotide, celles baignées par lister
et le Tanais, celles enfin qui se trouvent au-delà de
la Scythie, et dont les naturels ont reçu de l'anti-
quité le nom d'hyperboréens, comme ayant dépassé
les limites naturelles du nord; ces contrées, dis -je,
ont un hiver qui dure presque toute l'année, et l'on
conçoit à peine la rigueur du climat sous lequel ils
vivent; mais le centre de cette zone doit à sa posi-
tion de jouir d'une température uniforme et bien-
faisante.
aOO COMMENTAIRE
CHAPITRE VIIL
Où Von donne y en passant y la manière d'inier'-
prêter un passage des Géor^ques relatif au
cercle du zodiaque.
Nous avons posé pour feit incontestable que Tun
et l'autre tropique sont les limites du zodiaque, et
que jamais le soleil ne les dépasse , soit en s^nyançaot
vers nous , soit en se dirigeant dans le sens opposé.
Nous avons ajouté que les zones tempérées, dans l'un
et l'autre hémisphère, commencent où finit le zodia-
que, ou, si l'on veut, la zone torride. C'est donc pour
nous une nécessité de chercher à savoir ce qu'entend
Virgile , toujours si exact dans ses descriptions scien-
tifiques, quand il dit en parlant de ces zones:
Deux autres ont reçu les malheureux mortels,
Et dans son cours brillant bornent l'oblique voie
Où du dieu des saisons la marche se déploie.
Ces expressions pourraient faire croire que le zo-
diaque pénètre les zones tempérées, et que le soleil
les traverse : ce qui n'est pas admissible, puisqu'il
s'arrête aux tropiques. Peut-être Virgile regarde-t-il
comme faisant partie de ces dernières zones les con-
trées de la zone torride qui les avoisinent, et que
nous avons dit être habitées. En effet, Syène est sous
DU SOMGB DE SGIPION. LIVRE II. SOI
le tropique , et à trois mille huit cents stades de cette
ville, en s'avançant vers la ligne équinoxiale , on ren-
contre Méroé; plus loin encore, à huit cents stades,
on se trouve dans le pays d'où nous vient la cannelle.
Toutes ces régions , situées sous la zone torride , sont
faiblement peuplées, il est vrai, cependant l'existence
y est supportable; mais au-delà, elle cesse de l'être
à cavse de l'excès des feux du soleil.
C'est vraisemblablement parce que la zone torride
offre tant de terres habitées ( et il est probable qu'il
en est de même vers l'autre extrémité voisine de nos
antéciens), c'est, dis- je, par cette raison, que la
poésie épique, qui a le droit de tout agrandir, se
permet de prolonger le cours du soleil à travers les
zones tempérées. Cette conformité de température
qui se trouve entre leurs limites et celles de la zone
torride peut autoriser cette licence du poète : sans
doute , il se fut exprimé avec plus de précision , s'il
eût dit qu'elles commencent où finit l'oblique voie, etc.
Mais nous savons que Virgile et Homère son modèle
ne se refusent pas ces sortes de libertés (i). Le pre-
mier dit aussi, quelques vers plus loin :
Le Dragon les traverse ainsi qu'un fleuve immense.
Le Dragon ne coupe cependant point les deux
Ourses ; il les embrasse l'une et l'autre par ses sinuo-
sités, mais il ne passe pas au travers de ces constel-
(i) Je n'ai pas cru devoir m'embarrasser dans cette discus-
sion grammaticale de Macrobc sur les prépositions sous, à
travers, et entre.
SOa OOMHMTiLfBS
latîons. Cependant ce vers est aisé à entendre vsi bous
substituons, comme l'a fait Virgile, la préposition
entre ( per ) à la préposition au inwers ( inter ).
Nous n'avons rien à ajouter à œ que nous venons
de dire pour la défense du passage rapporté ci-dessus;
et d'après les notions que nous avons données sur tes
bornes de l'orbite solaire , il est impossible de ne pas
entendre cet endroit d'un poète aussi correct q^ie le
cygne de Mantoue. Nous laissons à l'esprit du lecteur
le soin de trouver ce qu'on pourrait alléguer de plus
pour terminer cette discussion*
CHAPITRE IX.
Notre globe est enveloppé par V Océan , non pas
en un sens^ mais en deux différents sens. La
partie çufi nous habitons est resserrée vers les
pâles, et plus large vers son centre. Du peu
iï étendue de l'Océan qui nous paraît si grand.
Les éclaircissements que nous venons de donner
ont, je crois, leur utilité; nous allons maintenant,
ainsi que nous l'avons promis , démontrer que l'Océan
entoure la terre, non pas en un seul sens, mais en
deux sens divers. Son premier contour, celui qui mé-
rite véritablement ce nom , est ignoré du vulgaire.
Car cette mer, regardée généralement comme le seul
Océan, n'est qu une extension de l'Océan primitif, que
DU SORGR D£ SOIMOjr. LIVRE II. ao3
le superflu de ses eaux oblige à ceindre de nouveau
la terre. La première ceinture qu'il forme autour de
notre globe s'étend à travers la zone torride, en sui«>
vant la direittion de la ligne équînoxiale, et fait le
tour entier du globe. Vers l'orient, il se partage en
deux bras dont l'un coule vers le nord y et l'autre vers
I
le sud. Le même partage se fait à l'occident; et ces
deux derniers bras vont à la rencontre de ceux qui
sont partis de l'orient. L'impétuosité et la violence
avec lesquelles s'entrechoquent ces énormes masses
avant de se mêler donnent lieu à une action et à
une réaction, d'où résulte le phénomène si connu du
flux et du reflux , qui se fait sentir dans toute l'éten-
due de notre mer. Elle l'éprouve dans ses détroits,
comme dans ses parties les moins resserrées, par la
raison qu'elle n^est qu'une émanation du véritable
Océan. Cet Océan donc , qui suit la ligne que lui trace
l'équateur terrestre, et ses bras, qui se dirigent dans
le sens de l'horizon , partagent le globe en quatre
portions dont ils font autant d'îles. Par son cours à
travers la zone torride , qu'il environne dans toute sa
longueur, il nous sépare des régions australes, et au
moyen de ses bras, qui embrassent l'un et l'autre hé-
misphère, il forme quatre îles, dont deux dans Thé-
misphère supérieur, et deux dans l'hémisphère infé-
rieur. Cest ce que nous fait entendre Gicéron , quand
il dit : a Toute cette partie de la terre occupée par
vous n'est qu'une petite île;» au lieu de dire toute
cette terre n'est qu'une petite île : par la raison qu'eu
entourant la terre en deux sens divers, l'Océan la
204 COMMENTAIRE
partage réellement en quatre îles. La figure (i) ci-
après donnera une idée de ce partage. On y verra To-
rigine de notre mer, qui n'est qu'une faible partie du
tout, et aussi celle de la mer Rouge, de la mer des
Indes et de la mer Caspienne. Bien que je n'ignore
pas que cette dernière n'a, selon l'opinion de plusieurs
personnes , aucune communication avec l'Océan. Il
est évident que les mers de la zone tempérée australe
ont aussi leur source dans le grand Océan. Mais
comme ces pays nous sont encore inconnus , nous ne
devons pas garantir la certitude du fait.
Relativement à ce que dit Cicéron, que «toute cette
partie de la terre est fort resserrée du nord au midi ,
plus étendue de l'orient à l'occident , » nous pouvons
nous en convaincre en jetant les yeux sur la figure
précitée; car l'excès de la largeur de cette zone sur
sa longueur est dans la même proportion que l'ex-
cès de la longueur du tropique sur la longueur du
cercle polaire boréal. En effet, bornée dans son ex-
tension longitudinale par la rencontre du cercle po-
laire si court lui-même, elle peut, au moyen de la
longueur du tropique, donner à ses flancs un plus
grand développement. Cette forme de la partie de la
terre que nous habitons, l'a fait comparer par les
anciens à une chlamyde (a) déployée; et c'est parce
que le globe tout entier , y compris l'Océan , peut
(i) Voyez la planche à la fin du vol. fig. 5.
. (2) Manteau des anciens retroussé sur l'épaule droite. Cet
habit militaire des Romains était pour les patriciens, pendant
la guerre, ce que la toge était pendant la paix.
DU SONGE DE SGIPION. LIVRE If. 205
être regardé, à raison de son peu dVtendue, comme
le point central de tel cercle céleste que ce soit, que
notre auteur a dû ajouter en parlant de TAtlantique :
« Et malgré' tous ces grands noms , il est, comme vous
voyez, bien petit.» Sans doute l'Atlantique doit être
pour nous une mer immense; mais elle doit paraître
bien petite à ceux qui l'aperçoivent de la voûte éthé-
rée, puisque la terre n'est, à l'égard du ciel, que l'in-
dicateur d'une quantité, c'est-à-dire un point qu'il
est impossible de diviser.
En appuyant si soigneusement sur l'exiguïté de la
sphère terrestre , le premier Africain a pour but ,
comme la suite nous le prouvera , de faire sentir à
son petit-fils qu'une âme vraiment grande doit peu
s^occuper d'étendre sa réputation, qui ne peut jamais
être que très -bornée, vu le peu d'espace qu'elle a
pour circuler.
Sko6 GOMMBNTAIIIE
CHAPITRE X.
Bien que le monde soit éternel y l'homme ne peut
espérer de perpétuer, chez la postérité, sa glaire
et sa renommée; car tout ce que contient ce
monde y dont la durée naara pas de fin, est
soumis à des vicissitudes de destruction et de
reproduction.
« Et quand même les races futures , recevant de
leurs aïeux la renommée de chacun d'entre nous, se-
raient jalouses de la transmettre à la postérité, ces
inondations, ces embrasements de la terre, dont le
retour est inévitable à certaines époques marquées ,
ne permettraient pas que cette gloire fût durable,
bien loin d'être étemelle. »
C'est de sa conscience que le sage attend la récom-
pense de ses belles actions ; l'homme moins par&it
l'attend de la gloire; et Scipion, qui désire que son
petit -fils tende à la perfection, l'engage à ne pas
ambitionner d'autre récompense que celle qu'il trouve
en lui-même, et à dédaigner la gloire.
Comme elle a deux puissants attraits, celui de
pouvoir s'étendre au loin et celui de nous survivre
long-temps , le premier Africain a d'abord mis sous
les yeux de TÉmilien le tableau de notre globe, qui
n'est qu'un point par rapport au ciel , et lui a oté tout
DU SONGE DE SCIPIOIT. LIVRE II. aoy
espoir d'étendre au loin le bruit de sa renommée, en
lui faisast observer que les hommes de notre espèce
n'occupent qu'une bien faible partie de ce même
globe ^ et que cette partie même ne peut être entiè-
rement remplie de la célérité d'un nom, puisque
celui dès Romains n'avait pas encore franchi le Cau-
case, ni traversé les flots du Gange. Maintenant il
va lui prouver que la gloire a peu de durée, afin de
le convaincre entièrement qu'elle ne mérite pas d'être
recherdiée. a Quelque circonscrite que soit , lui dit-
il ^ la carrière que peut parcourir la réputation du
sage et de l'homme vraiment grand , cette réputation
ne sera pas étemelle, ni même de longue durée, vu
que tout ce qui existe à présent doit être anéanti ,
9oit par les embrasements, soit par les inondations
de la terre. »
Maià ce passage de Cicéron veut être développé ,
parce qu'il décide implicitement la question de l'éter-
nité du monde qui, pour beaucoup de personnes, est
l'objet d'un doute. Il n'est pas facile, en effet, de
concevoir que cet univers n'ait pas eu de commence-
ment; et, s'il en fisiut croire l'histoire, l'usage de la
plupart des choses, leur perfectionnement, leur in-
vention même est d'une date toute récente. Si l'on
s'en rapporte aux traditions, ou bien aux fictions de
l'antiquité, les premiers hommes, grossiers haUtants
des bois, différaient peu des animaux féroces. Leurs
ali»ents, ajoute-t-elle, ne ressemblaient pas aux nô-
tres; ils se nourrissaient de glands et de fruits sau-
vages, et ce ne fut que bien tard qu'ils cultivèrent la
2o8 COMMENTAIRE
terre. Elle nous ramène ainsi à la naissance des
choses y à celle de l'espèce humaine , et à la croyance
de Tâge d'or, qui fut suivi de deux âges désignés par
des métaux d'une pureté progressivement décrois*
santé, lesquels âges firent place enfin aux temps si
dégradés du siècle de fer. Mais, en laissant de coté
la fiction, comment ne croirait^on pas que le monde
a commencé, et même depuis bien peu de temps,
quand on voit que les faits les plus intéressants des
annales grecques ne remontent pas au-delà de deux
mille ans? car, avant Ninus que plusieurs historiens
donnent pour père à Sémiramis, l'histoire ne relate
aucun événement remarquable. Si Ton admet que cet
univers a commencé avec les temps, et même avant
les temps, comme disent les philosophes, comment
se fait -il qu'il ait fallu une suite innombrable de
siècles pour amener le degré de civilisation oii nous
sommes parvenus? Pourquoi l'invention des carac-
tères alphabétiques, qui nous transmettent le souve-
nir des hommes et des choses, est-elle si nouvelle?
Enfin, pourquoi diverses nations n'ont -elles acquis
que depuis peu des connaissances de première néces-
sité ? Témoin les Gaulois qui n'ont connu la culture
de la vigne et celle de l'olivier que vers les premiers
siècles de Rome, sans parler de beaucoup d'autres
peuples qui ne se doutent pas d'une foule de décou-
vertes qui sont pour nous des jouissances. Tout cela
semble exclure l'idée de l'éternité des choses, et pour-
rait nous faire croire que la naissance du monde a
une époque fixe , et que tous les êtres ont été pro-
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. 2O9
duits successivement. Mais la philosophie nous ap-
prend que ce monde a toujours été , et que l'Éternel
l'a créé avant les temps. En effet, le temps ne peut
être antérieur à l'univers, puisqu'il se mesure par le
cours du soleil. Quant aux choses d'ici -bas, elles
s'anéantissent en grande partie, bien que l'univers
soit indestructible ; .puis elles rentrent de nouveau
dans la vie. C'est l'effet de l'altemation des embra-
sements et des inondations dont nous allons exposer
la cause nécessaire.
Selon les plus anciens physiciens, le feu éther se
nourrit de vapeurs ; ils nous assurent que si la nature
a placé, comme nous l'avons dit ci- dessus, l'Océan
au-dessous de la zone torride que traverse le zodia-
que , c'est afin que le soleil , la lune et les cinq corps
errants qui parcourent cette zone en tous sens, puis-
sent tirer leur aliment des particules qui s'élèvent
du sein des eaux. Voilà, disent -ils, ce qu'Homère
donne à entendre aux sages, quand ce génie créateur,
qui nous rend témoins des actions des dieux sur toute
la nature , feint que Jupiter, invité à un banquet par
les Éthiopiens, se rend dans l'Océan avec les autres
dieux, c'est-à-dire avec les autres planètes; ce qui ne
veut dire autre chose sinon que les astres se nour«»
rissent de molécules aqueuses. Et quand ce même
poète ajoute que les rois d'Ethiopie sont admis aux
festins des dieux, il peint, par cette allégorie, les
peuples de cette contrée de l'Afrique , seuls habitants
des bords de l'Océan, et dont la peau, brûlée des
feux du soleil , a une teinte presque noire.
I. 14
aïo commjbntàire
De ce que la chalisur s'entretient par rbumidité,
il suit que le feu et l'eau éprouvent alternativement
un excès de réplétion* Lorsque le feu eat parvenu k
cet excès, l'équilibre entre les deux éléments e^t dé-
truit. Alors la température trop élevée de l'air pro-
duit un incendie qui pénètre jusqu'aux entrailles de
ta terre; mais bientôt l'ardeur dévorante du fluide
igné se trouve ralentie, et l'eau recouvre insensible-
ment ses forces; car la matière du feu, épubée eu
grande partie, absorbe peu de particules humides.
C'est ainsi qu'à son tour l'élément aqueux, après une
longue suite de siècles, acquiert un tel excédant qu'il
est contraint d'inonder la terre; et pendant cette crue
des eaux , le feu se remet des pertes qu'il a essujées.
Otte alternative de suprématie entre las deux élé-
ments n'altère en rien le reste du monde , mais dé-
truit souvent l'espèee humaine, las arts et l'indttstrie,
qui renaisaent lorsque la calme est rétabli; car cette
dévastation oausée, soit par les inondations, soit par
lea embrasements , n'est jamais générale. Ce qu'il y
a de certain, c'est que TÉgyple est à l'abri de cea
deux fléaux : Pkton nous l'assure dans soa Tif^ée*
Aussi cette contrée esbelle la seule qui ait élevé d«?6
monuments et recueilli des faits dont la date remonte
à plusieurs myriades de siècles. 11 e^t donc quelques
parties de la terre qui survivent au désastre commun,
et qui servent à renouveler l'espèce humaine; voilà
comment il arrive que la civilisation ayant racore un
asyle sur quelques portions du globe, il existe df»
hordes sauvages qui ont perdu jusqu'à la trace des
DU SONGE DB SCIPION. LIVRE II. 211
connaissance» de leurs ancêtres. Insensiblement leurs
mœurs s'adoucissent ; elles se réunissent sous Tempire
de la loi naturelle : l'ignorance du mal et une fran**
chise grossière leur tiennent lieu de vertus. Cette
époque est pour elles le siècle d'or. L'accroissement
des arts et de l'industrie vienl bientôt après donner
plus d'activité à l'émulation; mais ce sentiment si
noble dans son origine produit bientôt l'envîe qui
ronge sourdement les cœurs« Dès lors commencent,
pour cette société naissante^ tous les maux qui l'affli-
geront un jour.
Telle est l'alternative de destruction et de repro-
duction à laquelle est assujetti le genre humain, san»
que la stabilité du monde en souffre.
CHAPITRE XL
// est plus d'une manière de supputer les années:
la grande année y F année vraiment parfaite ^
comprend quinze mille de nos années.
a Qui plus est , que vous importe d'être nommé
dans les discours des hommes qui naîtront dans Ta-
venir, lorsque ceux qui vous ont précédé sur la terre,
plus nombreux peut-être que leurs deséetldants , et
qui certainement valaient mieux , n'ont jamais parlé'
de vous ? Que dis-je ? parmi ceux mêmes qui peuvent
répéter notre nom , il n'en est pas un qui puisse re-
14.
a I tl COMMENTAIRE
cueillir le souveair d'une année. L'année , selon les
calculs vulgaires, se mesure sur le retour du soleil^
c'est-à-dire d'un seul astre ; mais il faut que tous les
astres soient revenus au point d'où ils sont partis une
première fois, et qu'ils aient ramené, après un long
temps, la même face du ciel, pour que l'année véri-
table soit entièrement révolue ; et je n'ose dire com-
bien cette année comprend de vos siècles. Ainsi , le
soleil disparut aux yeux des hommes , et sembla s'é-
teindre, quand l'âme de Bomulus entra dans nos
saintes demeures; lorsqu'il s'éclipsera du même coté
du ciel et au même instant, alors toutes les étoiles^
toutes les constellations se retrouveront dans la même
position, alors seulement l'année sera complète. Mais
sachez que, d'une telle année, la vingtième partie
n'est pas encore écoulée. »
Le premier Africain continue à insister sur les
motifs qui doivent détourner son petit-fils d'ambi-
tionner la gloire. Il vient de lui prouver que cette
gloire , resserrée dans un champ bien étroit , ne pou-
vait même le parcourir long-temps ; il lui démontre
à présent qu'elle ne peut embrasser la durée d'une
seule année. Voici sur quoi est appuyée cette asser-
tion.
Il est d'autres années que celles vulgairement ap-
pelées de ce nom: le soleil, la lune, les planètes et
les autres astres ont aussi leur année, qui se compose
du temps q^e chacune de ces étoiles emploie à reve-
nir au même point du ciel d'où elle était partie. C'est
ainsi que le mois est une aimée lunaire, parce que
DU SONGE DE SCIPIOIT. LIVRE II. 2l3
la révolution synodique de la lune s'achève dans cet
intervalle de temps. Aussi le mot latin mensis (mois)
est-il dérivé de mene^ mot grec qui signifie lune.
Cependant le soleil ouvre la grande année,
dit Virgile qui veut exprimer la différence de Tannée
solaire à l'année lunaire. On conçoit que le mot grand
n'est employé ici que comparativement ; car la révolu-
tion de Vénus et celle de Mercure est à peu près de
la même longueur que celle du soleil ; Mars met deux
ans à tracer son orbite; Jupiter douze, et Saturne
trente. Mais le retour de ces corps errants à leur
point de départ doit être suffisamment connu. Quant
à l'année dite du monde, et qu'on nomme avec rai-
son Tannée accomplie, parce que sa période rétablit
dans les cieux les aspects primitifs de tous les astres,
elle renferme un grand nombre de siècles, ainsi que
nous allons le démontrer.
Toutes les constellations, toutes les étoiles qui
semblent attachées à la voûte céleste ont un mouve-
ment propre que Tœil humain ne peut apercevoir.
Non-seulement elles sont chaque jour entraînées avec
tout le ciel , mais elles se meuvent encore sur elles-
mêmes ; et ce second mouvement est si lent que Tob«
servateur le plus assidu, quelque longue que soit
son existence, les voit toujours dans la même situa-
tion où il a commencé de les voir. Ce n'est donc que
lorsque chacun de ces corps lumineux a retrouvé sa
position pribiitive et relative que finit la révolution
de la grande année, en sorte que l'un quelconque de
ai4 COMM£]HTA.litE
ces astres doit ialors occuper, respectivement aux au-
tres, et en même temps qu'eux, le point du ciel
qu'il occupait au commencement de cette même an-
née; alors aussi les sept sphères errantes doivent être
' revenues à leur première place, et toutes ensemble.
Celte restitution parfaite des aspects s'accomplit» di-
sent les physiciens, en quinze mille ans.
Ainsi, de même que Tannée lunaire se compose
d'un mois, Tannée solaire de douzQ mois, et celle
de chaque étoile errante du nombre de mois ou d'an-
nées ci-dessus relatés, de même la grande année se
compose de quinze mille années. On peut véritable-
ment Tappeler année accomplie , par la raison qu'elle
ne se mesure point sur la révolution du soleil, c'est-
à-dire d'un seul astre, mais sur la coïncidence, en
un même temps, de la fin des huit révolutions si-
dérales, avec le point de départ de chacun des astres
en particulier. Cette grande année se nomme encore
Tannée du monda, parce que le monde, à propre-
ment parler, c'est le ciel. Il en est du commencement
de Tannée parfaite comme de celui de Tannée so-
laire, que Tpn compte, soit à partir des calendes de
janvier, jusqu'aux mêmes calendes de Tannée suivante;
soit du jour qui suit ces calendes , jusqu'au jour an-
niversaire; soit enfin de tel autre jour d'un mois
quelconque, jusqu'au jour qui lui correspond à un
an de date : chacun est libre de commencer où il veut
la période de quinze mille ans. Cicéron la fait com-
mencer à Téclipse de soleil qui arriva au moment de
la mort de Romulus; et quoique depuis cette époque
DIT SONGE DE SCIPIOIT. LIVRE If. 2l5
l'astre du jour ait voilé plusieurs fois sa lumière, ces
phénomènes souvent répétés n'ont pas complété la
restitution périodique des huit sphères; elle ne sera
accomplie que lorsque le soleil, nous privant de sa
lumière dans la même partie du ciel où il se trouvait
quand Romulus cessa de vivre ^ les autres planètes ,
ainsi que la sphère des fixes , offriront les mêmes as-
pects qu'elles avaient alors. Donc , à dater du décès
de Romulus , il s'écoulera quinze mille ans ( tel est
le sentiment des physiciens) avant que le syhdiro-
nisœe du mouvement des corps célestes les rappelle
aux mêmes lieux du cid qu'ils occupaient dans cet
instant.
On compte cinq cent soixante- treize ans depuis la
disparition du premier roi des Romains jusqu'à l'ar-
rivée du second Scipion en Afrique; car, entre la
fondation de Borne et le triomphe de i'Émiliea après
la ruine de Carthage, il existe un intervalle de six
cent aept ans. £n soustrayant de ce nombre les trente-
deux années du règne de Romulus, plus les deux
années qui séparent le songe de Scipion de la fin de
la troisième guerre punique, on trouvera un e^ce
de temps égal à cinq cent soixaule-treize ans. Cicérûn a
donc eu raison de dire que la vingtième partie de l'an*
née complète n'était pas encore écoulée. Cette asser-
tion est £»eile à prouver, car il ne faut pas être un
bien habile «ailculateur pour trouver la différence
qu'il y a entre cinq cent soixante «^ treize ans et la
vingtième partie d'une période de qu'mze mille ans.
!2 1 6 COMMENTAI &!£
CHAPITRE XIL
TJ homme n*est pas corps ^ mais esprit. Rien ne
meurt dans ce mondes rien ne se détruit.
« Travaillez en effet , et sachez bien que vous n^étes
pas mortel, mais ce corps seulement; cette forme
sensible, ce n'est pas vous; l'âme de l'homme, voilà
l'homme, et non cette figure extérièui^ que l'on peut
indiquer avec le doigt. Sachez donc que vous êtes
dieu; car celui-là est dieu qui vit, qui sent, qui se
souvient, qui prévoit , qui gouverne, régit et meut
le corps confié à ses soins, comme le Dieu suprême
gouverne toutes choses. De même que ce Dieu éternel
meut un monde en partie corruptible, de même l'âme
étemelle meut un corps périssable. »
On ne peut assez admirer la sagesse des avis que
le premier Africain donne à son petit-fîls par l'organe
de Gicéron. En voici le précis depuis l'instant de
l'apparition de ce personnage.
Publius commence d'abord par révéler au jeune
Scipion l'heure de sa mort, et la trahison de ses
proches; il a pour but d'engager FÉmilien à faire peu
de cas de cette vie mortelle et d'une si courte durée.
Puis , afin de relever son courage que devait affaiblir
une semblable prédiction, il lui annonce que, pour
le sage et pour le bon citoyen , notre existence ici-
bas est la route qui conduit à l'immortalité. Au mo^
BU SONGE D£ SCIPION. LIVRE II. aiy
ment oii Tattente d'une aussi haute récompense en-
flamme son petit-Bis au poin| de lui faire désirer la
mort, celui-ci voit arriver Paulus, son père, qui em-
ploie les raisons les plus propres à le dissuader de
hâter l'instant de son bonheur par une mort volon-
taire. Son âme, ainsi modifiée par l'espoir d'une part,
et par la résignation de l'autre , se trouve disposée à
la contemplation des choses divines, vers lesquelles
son aïeul veut qu'il dirige sa vue. S'il lui permet de
porter ses regards vers la terre, ce n'est qu'après
l'avoir instruit sur la nature, le mouvement et l'har-
monie des corps célestes : la jouissance de toutes ces
merveilles, lui dit-il, est réservée à la vertu.
L'Émilien vient de puiser de nouvelles forces dans
l'enthousiasme qu'une telle promesse lui fait éprouver;
c'est ce moment que choisit son grand-père pour lui
inspirer le mépris de la gloire, envisagée par le com-
mun des hommes comme la plus digne rétribution
du mérite, il la lui montre resserrée par les lieux ,
bornée par les temps, à raison du peu d'espace qu'elle
a à parcourir sur notre globe, et des catastrophes
auxquelles la terre est exposée.
Ainsi dépouillé de son enveloppe mortelle, et en
quelque sorte spiritualisé , le jeune Scipion est jugé
digne d'être admis à un important secret, celui de
se regarder comme une portion de la Divinité.
Ceci nous conduit tout naturellement à terminer
notre traité par le développement de cette noble idée ,
que l'âme est non-seulement immortelle, mais même
qu'elle est dieu.
ai8 COHMENIAIRE
Le premier Africain qui , dégagé naguère des liens
du coqis, avait été admis au céleste séjour, et qui se
disposait à dire à un mortel , Sachez donc que vous
êtes iiieUj ne veut lui faire cette sublime confidence
qu'après s'êti^ assuré que ce mortel se connaît assez
bien lui-même pour être convaincu que ce qu'il y a
de caduc et de périssable chez l'homme ne fait point
partie de la Divinité. Ici, l'orateur romain , qui a pour
principe d'encadrer les pensées les plus abstraites
dans le moins de mots qu'il est possible, a tellement
usé de cette méthode que Plotin, si concis lui-même,
a écrit sur ce sujet un livre entier ayant pour titre :
Qu'est-ce que ranimai? Qu est-ce que thomme?
Il cherche, dans cet ouvrage, à remonter à la source
de nos plaisirs, de nos peines, de nos craintes, de
nos désirs, de nos animosifcés ou de nos ressentiments,
de la pensée et de l'intelligence. U examine si ces
diverses sensations sont réfléchies par l'âme seule, ou
par l'âme agissant de concert avec le corps; puis,
après une longue dissertation bien métaphysique,
bien ténébreuse, et que nous ne mettrons pas sous
les yeux du lecteur de crainte de l'ennuyer, il termine
en disant que l'animal est un corps animé; mais ce
n'est pas sans avoir discuté soigneusement les bien-
faits que r«ime répand sur ce corps, et le genre d'as-
sociation qu'elle forme avec lui. Ce philosophe, qui
assigne à l'animal toutes les passions énoncées ci-dessiis,
ne voit dans l'homme qu'une àme. Il suit de là que
l'homme n'est pas ce qu'annonce sa forme extérieure,
mais qu'il est réellement la substance à laquelle obéit
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. 31 9
cette forme extérieure; aussi ie corps est-il abattu, lors-
qu'au moment de la mort de l'animal la partie vivi-
fiante s'éloigne de lui. Voilà ce qui arrive à Tapparence
mortelle de Fhomme; mais quant à son âme, qui est
l'homme effectif, elle est tellement hors de toute at-
teinte de mortalité, qu'à l'exemple du Dieu qui régit
cet univers, elle régit le corps aussi long -temps
qu'elle l'anime. C'est à quoi font allusion les physi-
ciens quand ils appellent le monde un grand homme,
et l'homme un petit monde. C'est donc parce que
l'âme semble jouir des prérogatives de la Divinité que
les philosophes lui ont donné, comme l'a fait Cicéron,
le nom de Dieu. Si ce dernier parle d'un monde en
partie corruptible, c'est pour se conformer à l'opi-
nion du vulgaire qui s'imagine, en voyant un animal
étendu sans vie, un feu éteint, une substance aqueuse
réduite à siccité, que différents corps de la nature se
réduisent au néant ; mais la saine raison nous dit
que rien ne meurt dans ce monde. Cette opinion était
celle de Cicéron , celle aussi de Virgile , qui dit que la
mort est un mot vide de sens.
En effet, la matière qui parait se dissoudre ne fait
que changer de formes , et se résoudre eu ceux des
éléments dont elle était le composé.
Ce sujet est l'objet d'une autre dissertation de
Plotin. En traitant de la destruction des corps, il
affirme d'abord que tout ce qui est susceptible d'éva-
poration, l'est aussi de réduction au néant; ensuite
il se lait cette -objection : Pourquoi donc les éléments
dont révaporation est si sensible ne finissent-ils pas
aaO COMMBIVTAIllE
par s'anéantir ? Mais il répond bientôt à celte diffi-
culté et la résout de la manière qui suit : Les élé-
ments, bien qu'effluents, ne se dissolvent pas, parce
que les émanations des corpuscules organiques ne
s éloignent pas de leur centre; c'est une propriété
des éléments, mais non des corps mixtes dont les
évaporatlons s'écartent au loin.
11 est donc démontré qu'aucune partie du vaste
corps de l'univers n'est soumise à la destruction.
Ainsi , cette expression de monde en partie corrup*
tible n'est , comme nous l'avons dit , qu'une concession
faite à l'opinion commune; et nous allons voir Cicé*
ron finir son ouvrage par un argument irrésistible
en faveur de l'immortalité de l'âme; cet argument
est fondé sur ce qu'elle donne l'impulsion au corps.
CHAPITRE XIII.
Des trois syllogismes qu'ont employés les plato^
niciens pour prouver V immortalité de Vâme.
« Un être qui se meut toujours existera toujours;
mais celui qui communique le mouvement qu'il a
reçu lui-même d'un autre, doit cesser d'exister quand
il cesse d'être mû. L'être qui se meut spontanément
est donc le seul qui soit toujours en mouvement,
parce qu'il ne se manque jamais à lui-même; qui plus
est, il est pour tout mobile source et principe d'im-
ou SONGE DE SGIPION. LJVRE II. 212 1
pulsion. Or, ce qui est principe n'a pas d'origine;
tout ce qui existe la tire de lui, lui seul la trouve
en lui-même; car s'il était engendré, il ne serait pas
principe. N'ayant pas d'origine, il ne peut avoir de
fin. £n effet, un principe anéanti ne pourrait ni re-
naître d'un autre principe , ni en créer lui-même un
nouveau , puisqu'un principe n'a pas d'antérieur.
a Ainsi le principe du mouvement réside dans l'être
qui se meut par lui-même ; il ne peut donc ni com-
mencer ni finir. Autrement le ciel s'écroulerait, la na-
ture resterait en suspens, et ne trouverait aucune
force qui lui rendît l'impulsion primitive.
« Si donc il est évident que Fêtre qui se meut par
lui-même est éternel, peut-on nier que cette faculté
ne soit un attribut de l'âme? Effectivement, tout ce
qui reçoit le mouvement d'ailleurs est inanimé. L'être
animé seul trouve en lui son principe moteur : telle
est la nature de l'âme , telle est sou énergie que si ,
de tous les êtres, seule elle se meut sans cesse par
elle-même, dès lors elle a toujours existé, elle exis-
tera toujours.»
Tout ce passage de Cicéron est extrait mot pour
mot du Phédon de Platon , qui contient les arguments
les plus puissants en faveur de l'immortalité de l'âme.
Ces arguments concluent en somme que l'âme est
immortelle parce qu elle se meut d'elle-même. Il con-
vient ici de faire remarquer que le mot immortalité
peut s'entendre de deux manières : une substance est
immortelle quand, par elle-même, elle est hors des
atteintes de la mort; elle est immortelle aussi, lors-
2S|t» COMMENTAIRE
qu'une autre substance la met à couvert de ces mê-
mes atteintes. La première de ces facultés appartient
à Tâme , et la seconde au monde : celle - là , par sa
propre nature , n'a rien à démêler avec la mort ; ce-
lui-ci tient des bienfaits de l'âme le privilège de l'im-
mortalité. Nous devons ajouter que cette expression ,
se mouvoir sanà cesse, a également deux acceptions:
le mouvement est continuel chez l'être qui , depuis
qu'il existe, n'a pas cessé d'être mû; il est continuel
chez l'être principe qui se meut de toute éternité. Ce
dernier mode de mouvement perpétuel appartient à
l'âme; Il était nécessaire d'établir ces distinctions,
avant de faire connaître les syllogismes qu'ont em-
ployés divers sectateurs de Platon pour démontrer
le dogme de l'immortalité de l'âme. Les uns arrivent
à leur but par une série de propositions tellement
enchaînées, que la conclusion déduite des^eux pre-
miers membres du syllogisme qui précède, devient
le premier membre du syllogisme qui suit. Voici
- comment ils raisonnent: Tâme se meut d'elle-même;
tout ce qui se meut de soi-même se meut sans cesse ,
donc l'âme se meut sans cesse. De cette conséquence
naît un second syllogisme : l'âme se meut sans cesse;
ce qui se meut sans cesse est immortel, donc l'âme
est immortelle. C'est ainsi qu'au moyen de deux syl-
logismes, ils prouvent deux choses: l'une, que l'âme
se meut sans cesse, c'est la conséquence du premier
raisonnement ; l'autre qu'elle est immortelle , c'est la
conséquence du second. D'autres platoniciens argu-
mentent à l'aide d'un triple syllogisme. Voici comment
un SONGE UE SGIPION. LIVRE If. ' 223
ib procèdent : l'âme se meut par elle-même; ce qui
se meut par soi-mâme est principe d'impubion , donc
Tâme est principe d'impulsion. Us continuent ainsi :
l'âme est principe d'impulsion ; ce qui est principe
d'impulsion n'a pas d'origine, donc l'âme n'a pas d'o«
rigine. Puis ib ajoutent immédiatement : l'âme n'a pas
d'origine; ce qui n'a pas d'origine est immortel, donc
l'âme est immortelle. D'autres enfin ne forment qu'un
seul syllogisme de cette suite de propositions : l'âme
se meut d'elle-même ; ce qui se meut de soi-*même est
principe d'impulsion; un principe d'impulsion n'a
pas d'origine; ce qui n'a pas d'origine est immortel;
donc l'âme est immortelle.
CHAPITRE XIV.
u4rguments d*j4ristote pour prouver ^ contre le sen-
timent de Platon y que Vâmc na pas de mou-
vement spontané.
\jà conclusion des différents raisonnements relatés
ci*dessus, c'est-à-dire l'immortalité de l'âme, n'a de
force qu'auprès de ceux qui admettent la première
proposition, ou le mouvement spontané de cette sub-
stance; mais si ce principe n'est pas reçu, toutes ses
conséquences sont bien affaiblies. Il est vrai qu'il a
pour lui l'assentiment des stoïciens; cependant Aris-
tote est* si éloigné de le reconnaître, qu'il refuse à
^24 COMMENT A.IRK
râtne , nonxseuleinent le mouvement spontané , mais
même la propriété de se mouvoir. Ses arguments
pour prouver que rien ne se meut de soi-même
sont tellement subtils, qu'il en vient jusqu'à con-
clure que s'il est une substance qui se meut d'elle-
même, ce ne peut être l'âme. Admettons, dit ce phi-
losophe , que l'âme est principe d'impulsion , je sou-
tiens qu'un principe d'impulsion est privé de mouve-
ment. Puis sa manière de procéder le conduit d'abord
à soutenir qu'il est, dans la nature, quelque chose
d'immobile, et à démontrer ensuite que ce quelque
chose est l'âme.
Voici comment il argumente : Tout ce qui existe
est immobile ou mobile; ou bien une partie des êtres
se jneut, et l'autre partie ne se meut pas. Si le mou-
vement et le repos existent conjointement, tout ce
qui se meut doit nécessairement se mouvoir sans
cesse, et tout ce qui ne se meut pas doit toujours
être en repos; ou bien tous les êtres à la fois sont
tantôt immobiles, et tantôt en mouvement. Exami-
nons maintenant laquelle de ces propositions est la
plus vraisemblable. Tout n'est pas immobile, la vue
seule nous le garantit, puisque nous apercevons des
corps en mouvement. Elle nous dit aussi que tout ne
se meut pas, puisque nous voyons des corps immo-
biles. Il est également démontré que tous les êtres à
la fois ne sont pas tantôt en mouvement , et tantôt
immobiles, car il en est qui se meuvent sans cesse;
tels sont incontestablement les corps célestes. D*oii
l'on doit conclure, continue Aristote , qu'il en est
I>U SONGE DE SCIPION. LIVRE II. aaS
aussi qui ne se meuvent jamais. Quant à cette der-
nière assertion , on ne peut lui opposer aucune ob-
jection, aucune réfutation. Cette distinction est par-
faitement exacte, et ne contrarie nullement les sen-
timents des platoniciens. Mais de ce que certains êtres
sont immobiles, doit -on en conclure que lame le
soit? Lorsque les platoniciens disent que l'âme se
meut d'elle-même, ils n'en infèrent pas que tout se
meut; ils peignent seulement le mode de mouvement
de cette substance : ainsi Fimmobilité peut être le par-
tage de plusieurs êtres, sans que cela porte atteinte
au mouvement spontané de l'âme. Aristote , qui pres-
sentait cette difficulté ^ n'a pas plutôt établi qu'il y a
des êtres immobiles , qu'aussitôt il veut ranger l'âme
dans cette catégorie. Il commence d'abord par af-
firmer que rien ne se meut de soi-même, et que tout
ce qui se meut reçoit une impulsion étrangère. Si
cela pouvait être vrai , il ne resterait aucun moyen
de défense aux sectateurs de Platon ; car comment
admettre que l'âme se meut d'elle-même , si le mou-
vement spontané n'existe pas ?
Yoici la marche que suit Aristote dans son argu-
mentation : de tous les êtres qui ont la facultv^ de se
mouvoir, les uns se meuvent par eux«mémes, les au-
tres par accident. Ceux-là se meuvent par accident
qui, ne se mouvant pas par eux-mêmes, sont placés
sur un corps en mouvement : telle est la charge d'un
navire, tel est aussi le pilote en repos. Le mouvement
par accident a également lieu lorsqu'un tout se meut
partiellement , et que son intégrité reste en repos :
I. i5
aa6 COMMENT AI A E
je puis remuer le pied, la main, la tête, sans changer
de place. Une substance se meut par elle-même, quand
son mouvement n'étant ni accidentel, ni partiel, toutes
ses molécules intégrantes se meuvent à la fois : tel est
le feu dont l'ensemble tend à s'élever. A l'égard des
êtres qui se meuvent par accident, il est incontesta-
ble que le mouvement leur vient d'ailleurs. Mainte-
nant je vais prouver qu'il en est ainsi de ceux qui
semblent se mouvoir par eux-mêmes.
Parmi ces derniers, les uns ont en eux la cause de
leur mouvement; tels sont les animaux, tels sont
les arbres, qui certainement ne se meuvent pas d'eux-
mêmes, mais sont mus par une cause iii terne; car
la saine raison doit toujours distinguer l'être mû de
la cause motrice. Les autres reçoivent visiblement une
impulsion étrangère : celle de la force, ou celle de la
nature. Le trait parti de la main qui l'a lancé sem-
ble se mouvoir de lui-même , mais son principe d'im-
pulsion n'est autre que la force.
Si nous voyons quelquefois la terre tendre vers le
haut, et le feu se porter vers le bas, cette direction
est encore un efifet de la force; mais c'est la nature
qui contraint les corps graves à descendre, et les corps
légers à s'élever. Ils n'en sont pas moins, comme les
autres êtres, privés d'un mouvement propre; et quoi-
que leur principe d'impulsion ne nous soit pas coi^^u,
on sent cependant qu'ils obéissent à je ne sais quelle
puissance. En effet , s'ils étaient doués d'un mouve-
ment spontané, leur immobilité serait également
spontanée. Ajoutons qu'au lieu de suivre toujours la
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. rk2J
même direction , ils se mouvrafent en tous &ens. Or
cela leur est impossible , puisque les corps légers sont
toujours forces de monter, et les corps graves tou-
jours forcés de descendre. Il est donc évident que
leur mouvement est subordonné aux lois immuables
de la nécessité.
C'est par ces arguments et 4 autres semblables,
qu'Âristote croit avoir démontré qu^ rien de ce qui
se ineut ne se meut de soi-même. Mais les platoni-
ciens ont prouvé, comme on le verra bientôt, que
ees raisonnements sont plus captieux que solides.
Voyons à présent de quelles assertions le rival de
Platon cherche à déduire que si certains êtres pou-
vaient se mouvoir d'eux-mêmes, cette faculté n'appar-
tiendrait pas à Fâme. La première proposition qu'il
avance à ce sujet 4écoule de celle - ci qu'il regarde
comme incontestable, savoir, que rien ne se meut
par son mouvement propre , et voici comment il dé-
bute : Puisqu'il est certain que tout ce qui se meut
reçoit d'abord son impulsion , il est hors de doute
que le premier moteur, ne recevant l'impulsion que
de soi-même ( sans quoi il ne serait pas premier mo-
teur), doit nécessairement être en repos, ou jouir
d'un mouvement spontané; car si le pioiivement lui
était communiqué, l'être qui le lui communiquerait
serait lui-même mu par un autre être qui , à son jtour ,
re^vrait l'impulsion d'un autre, et ainsi de suite,
en sorte que la série des forces motrices ne s'arrête-
rak jamais. Si donc on ne 4Sonvient pas que le pre-
mier moteur soit immc^ile , on doit dem^irer d'ac-
i5.
!2!28 COMMENTAIRE
cord qu'il se meut de lui-même : mais alors un seul
et même être renferme un moteur et un être mû;
car tout mouvement exige le concours d'une force
motrice, d'un levier et d'une substance mue. La sub-
stance mue ne meut pas; le levier est mû et meut;
la force motrice meut et n'est pas mue. Ainsi l'être
intermédiaire participe des deux extrêmes, et ces deux
extrêmes sont opposés, puisque l'un d'eux est mû et
ne meut point, tandis que l'autre meut et n'est pas
mû. Voilà ce qui nous a fait dire que tout ce qui se
meut recevant son impulsion d'ailleurs, si le moteur
est mû lui-même , il faut remonter indéfiniment au
principe de son mouvement, sans pouvoir jamais le
trouver. De plus, s'il était vrai qu'un être pût se mou-
voir par lui-même , il faudrait, de toute nécessité, que ,
chez cet être, le tout reçût l'impulsion du tout, ou
bien qu'une partie la reçût de l'autre partie ; ou bien
encore que la partie la reçût du tout, ou le tout de
la partie. Mais que cette impulsion vienne du tout
ou de la partie, il s'ensuivra toujours que cet être
n'a pas de mouvement propre.
Tous ces arguments d'Aristote se réduisent au rai-
sonnement suivant : Tout ce qui se meut a uu mo-
teur; ainsi le premier moteur est immobile, ou re-
çoit lui-même l'impulsion d'ailleurs. Mais , dans cette
seconde hypothèse, il n'est plus principe d'impulsion,
et dès lors la suite des forces impulsives se prolonge
à l'infini. Il faut donc s'en tenir à la première, et dire
que la cause du mouvement est immobile. Voici donc
par quel syllogisme l'antagoniste de Platon réfute le
DU SONGE Dr SClPlOn. LIVRE II. iL^g
sentiment de ce dernier qui soutient que l'àme est le
principe du mouvement : (i) L'âme est principe d'im-
pulsion ; le principe d'impulsion ne se meut pas,
donc l'âme ne se meut pas. Mais il ne s'en tient pas
à cette première objection si pressante contre le
mouvement de l'âme; il oppose encore à son adver-
saire des raisonnements non moins énergiques (2).
Une seule et même chose ne peut être principe et
émanation : car, en géométrie, ce n'est pas la ligne,
mais c'est le point qui est l'origine de la ligne ; en
arithmétique, le principe des nombres n'est pas un
nombre; qui plus est, toute cause productive est im-
productible; donc la cause du mouvement est sans
mouvement, donc aussi l'âme principe du mouve-
ment ne se meut pas. J'ajoute (3), continue Aristote,
qu'il ne peut jamais se faire que les contraires se
trouvent réunis en une seule et même chose, en un
seul et même temps , sur un seul et même point. Or ,
on sait que mouvoir, c'est faire une action, et qu'ê-
tre mû, c'est souffrir cette action. Ainsi l'être qui se
meut par lui-même se trouve au même instant^dans
deux situations contraires; il fait une action , et la re-
çoit , ce qui est impossible. Donc l'âme ne peut se
mouvoir. Il y a plus (4) î si l'essence de l'âme était
le mouvement, cette substance ne serait jamais im-^
(1) Preiilière objection.
(a) Deuxième objectioD.
(3) Troisième objection.
(4) Quatrième objection.
l3o OOMMElfTAIBE
mobile 9 car nul être ne peut contrarier son essence.
Jamais le feu ne sera froid ; jamais la neige ne sera
chaude ; et cependant Tâme est quelquefois en repos :
la preuve en est que le corps n'est pas toujours en
mouvement. Donc l'essence de l'âme n'est pas le
mouvement, puisqu'elle est susceptible d'immobilité.
J'objecte encore (i), poui^uit Aristote , i*' que si
r&me est principe d'impulstoii, ce principe ne peut
avoir d'action sur lui-même; car une cause ne peut
s'appliquer les effets qu'elle produit* Un médecin
rend la santé à ses malades; un pédotribe enseigne
aux lutteurs les moyens de se t*endre plus vigoureux. ;
mais ni l'iin ni l'autre ne prend sa part des avantages
qu'il procure (a). i° Qu'il n'existe pas de mouve-
ments sans ressort, c'est un principe de mécanique.
Voyons maintenant si l'on peut admettre que l'âme
ait besoin d'un ressort pour se mouvoir; si cette pro-
position n'est pas recevable, il est impossible que
l'âme puisse se mouvoir (3). 3^ Que si l'âme se meut ,
elle doit, indépendamment de ses autres mouvements,
posséder celui de locomotion , et conséquemment
son entrée au corps et sa sortie de cette enveloppe
doivent se succéder fréquemment. Mais nous ne
voyons pas que cela puisse avoir lieu ; donc elle ne
se meut pas (4). 4® Que si l'âme a la propriété de se
(i) Cinquième objection.
(a) Sixième objection.
(3j Septième objection.
(4) Huitième objection.
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. a3l
mouvoir, son mouvement appartient à un genre quel-
conque : cette substance se meut sur place ; ou bien
elle se meut en se modifiant, soit qu'elle Vengendi'e
elle-même, soit qu'elle s'épuise insensiblement, soit
qu'elle s'accroisse, soit qu'elle se rapetisse. Car voilà
quels sont les divers genres de mouvement. Exa-
minons maintenant de quelle manière. chacun de ces
mouvements pourrait avoir lieu. En admettant que
l'âme se meuve sur place, elle ne peut se mouvoir
qu'en ligne droite, ou en ligne circulaire; mais il
n'existe pas de ligne droite infinie, car l'entendement
ne conçoit pas de lignes sans extrémités. Si donc elle
se meut en suivant une ligne dont la longueur est
bornée, elle ne peut se mouvoir sans cesse; car une
fois parvenue à l'une des extrémités, elle est bien for-
cée de s'arrêter avant de revenir sur ses pas. Elle ne
pept pas non plus se mouvoir en ligne circulaire,
par la raison que toute sphère se meut autour d'un
point immobile que nous nommons centre. L'âme ne
peut donc se mouvoir de cette sorte sans avoir en
elle un point fixe; mais alors, elle ne se meut pas
tout entière. Si ce point central n'est pas en elle ,
il est hors d'elle; ce qui est aussi absurde qu'impossi*
ble. Il suit de là que cette substance ne se meut pas '
sur place. Veut-on qu'elle se meuve en s'engendrant
elle-même, il en résultera qu'elle est, et qu'elle n'est
pas la même. Se meut -elle en se consumant , dès lors
elle n'est plus immortelle. Si elle s'accroît ou se ra-
petisse, elle sera, dans un même temps, ou plus
grande ou plus petite qu'elle-même. C'est de cet amas
2l3tl COMMENTAIRE
de subtilités qu'Aristote déduit le syllogisme qui suit :
Si l'âme se meut , son mouvement doit appartenir à
un genre quelconque. Mais on ne voit pas de quel
genre ce mouvement pourrait être; donc elle ne se
meut pas.
CHAPITRE XV.
jirguments qu'emploient les platoniciens en fa-
veur de leur maître contre jdristote; ils dé-
montrent qu'il existe une substance qui se
meut d'elle-même , et que cette substance n'est
autre que Vâme. Les preuves qu'ils en donnent
détruisent la première objection d^Aristote.
Des arguments si subtils, si ingénieux, si vraisem-
blables, exigent que nous nous rangions du côté des
sectateurs de Platon qui ont fait échouer le dessein
formé par Aristote de battre en ruine une définition
aussi exacte, aussi inattaquable que celle que leur
maître a donnée de Tame. Cependant , comme la pas-
sion ne m'aveugle pas au point de me faire accroire
que je puisse , avec d'aussi faibles moyens que les
miens, résister à l'un de ces philosophes, et prendre
parti pour l'autre, j'ai jugé convenable de réunir en
masse les traités apologétiques que nous ont laissés,
à Tappui de leurs opinions, les hommes illustres qui
se sont fait gloire de reconnaître Platon pour leur
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. a33
chef; et j'ai pris la liberté d'exposer mes propres
sentiments à la suite de ceux de ces grands person-
nages. Munis de ces armes, nous allons réfuter les
deux propositions qu'Aristote soutient vraies: lune,
que rien ne se meut de soi-même; l'autre, que s'il
était une substance qui eût un mouvement propre ,
ce ne serait pas l'âme. Nous prouverons clairement
que le mouvement spontané existe , et nous démon-
trerons qu'il appartient à l'âme.
Commençons d'abord par nous mettre en garde
contre tous les sophismes de l'adversaire de Platon.
Parce qu'il est parvenu à établir incontestablement
que plusieurs substances qui semblent se mouvoir
d'elles - mêmes reçoivent l'impulsion d'une cause in-
terne et latente, il regarde comme accordé que tout
ce qui se meut , bien qu'il semble se mouvoir de soi-
même, obéit cependant à un mouvement communiqué;
cela est en partie vrai , mais la conséquence est fausse.
Qu'il y ait des êtres dont le mouvement propre ne
soit qu'apparent, c'est ce dont nous convenons; mais
il ne suit pas de là nécessairement que tout ce qui se
meut de soi-même , soit mû d'ailleurs. Quand Platon
dit que l'âme se meut d'elle-même, il n'entend pas
la mettre au nombre des êtres qui n'ont qu'une mobi-
lité d'emprunt , quoiqu'elle paraisse tenir à leur es-
sence , telle que celle des animaux qui ont en eux
un moteur secret (ce moteur est l'âme), ou telle que
celle des arbres soumis à l'action d'une puissance
( c'est la nature ) qui opère en eux mystérieusement.
Le mouvement que ce philosophe attribue à l'âme
a34 gommektalIRe
appartient en propre à cette substanoe, et n'est pas
l'efFet d une cause soit interne, soit externe. Nous aU
Ions fixer le âens de cette proposition.
Nous disons du feu qu'il est chaud, nous disons
aussi qu'un fer efit chaud ; nous considérons la neige
comme un Corps froid, nous attribuons également à
la pierre cette propriété de froideur ; nous qualifions
le miel de dout, et c'est par la même expression que
nous désignons la saveur du vin miellé. Mais chacun
de ces mots, chaleur, froideur, douceur, a plus d'une
acception. La chaleur du feu et celle d'un fer chaud
ne nous offrent pas la même idée; car le feu, chaud
par lui-même, ne doit pas sa chaleur à une autre
substance, tandis que le fer ne peut avoir qu'une
chaleur empruntée. La froideur de la neige , la dou-
ceur du miel constituent la nature de ces corps; mais
la pierre reçoit de la neige sa froideur, et le vin
miellé est redevable au miel de sa douceur. 11 en est
de même des mots repos et mouvements : nous at-
tribuons ces deux états aux êtres dont le mouvement
ou le repos sont spontanés, aussi bien qu'à ceux qui
doivent leur mobilité ou leur immobilité à une cause
étrangère. Mais, chet ces derniers, ni le mouvement,
ni le repos ne peuvent être perpétuels; tandis que
les premiers ne cessent de se mouvoir, parce que,
chez eux , se mouvoir et exister n'étant quWe seule
et même chose, ils ne peuvent contrarier leur essence.
Le fer peut donc perdre de sa chaleur, mais le feu
ne cessera jamais d'être chaud; donc aussi l'âme est
la seule substance qui se meuve d'elle - même ; et si
DU SOITGE i)B SCmON. LIVRE II. ^35
les animaux et les arbres semblent jouir de cette
propriété, ils n'en jouissent qu'en apparence; car ils
reçoivent Timpuision d'une cause interne et latente,
qui est l'âme où la natufe : ils peuvent donc perdre
une faculté qui ne fait pas partie d'euk-^mémes. Il
n^eti est pas ainsi du mouvement de l'âme et dé la
chaleur du feu ; ces deux modes âont respectivement
inhérents à ces deux substances. En effet, quand ou
dit que le feil est chaud, cette expression n'offre pas
à l'esprit deux idées distinctes, celle d'un être
échauffé et celle d'un être qui échauffe , mais l'idée
siniple du fluide igné. Cette manière de parler,
neige froide et miel doux, n'emporte pas avec elle
l'idée d'un être qui donne et d'un être qui reçoit.
De même, lorsque nous disons que l'âme se meut par
ellé-'ttiême, nous ne la considérons pas comme formée
de deux substataces , dont l'une meut et dont l'autre
est mue, mais comme Une substance simple dont
l'essence est le mouvement; et comme on a spécifié
le feu, la neige, le miel , par leurs qualités sensibles,
on a aussi spécifié l'âme par l'appellatioii d'être qui
est mû par soi - même ; et , bien xfj^être mû soit un
verbe passif, il ne faut pas croire qu'il en soit de ce
verbe comme de ceux-ci : être coupé, être manié, qui
supposent deux actions, l'une faite et l'autre reçue.
Être mû présente, il est vrai, utie idée complexe,
lorsqu'il s'agit deS êtres qui sont mus par d'autres
êtres, mais jamais lorsqu'il est question de l'âme qui
ne))eut, en aucun cas, être soumise à une action. Le
verbe iarrêter n'est pas au nombre des verbes pas-
236 COMMENTAIRE
sifs, et cependant il exprime une action soufferte
quand on l'emploie en parlant d'un corps forcé au
repos par un autre corps, comme dans cet exemple:
Les piques s*an*étent sur le sol dans lequel on les
a enfoncées.
Il en est tout autrement du verbe être mu regardé
comme passif, et qui cependant ne l'est pas quand
son sujet ne souffre pas d'action. Ce que nous al-
lons dire prouve clairement que l'action reçue réside
dans la chose elle-même et non dans le verbe qui
l'exprime : quand le feu tend à s'élever, il ne souffre
pas d'action; lorsqu'il tend à descendre, il en reçoit
une, parce qu'il ne prend cette dernière direction
qu'en cédant à la force d'un autre corps. Cest ce-
pendant un seul et même verbe qui représente ces
deux manières d'être si opposées. Ainsi, les verbes
être mû^ être chaud, peuvent être pris tous deux
soit activement, soit passivement. Si je dis qu'un
fer est chaud, qu'un stylet est mû, j'exprime une ac-
tion soufferte et non pas une action faite par ces deux
êtres; mais quand je dis que le feu est chaud, que
l'âme est mue, je ne puis concevoir ces deux sub-
stances comme soumises à une action, puisque le
mouvement est l'essence de l'âme, comme la chaleur
est l'essence du feu.
Aristote emploie ici une subtilité captieuse pour
avoir une occasion d'accuser Platon, et de lui sou-
tenir qu'il fait de l'âme une substance tout à la fois
active et passive ; ce dernier avait dit : a L'être qui
se meut spontanément est donc le seul qui puisse
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. aSy
toujours être mû, parce qu'il ne se manque jamais
à lui-même. » Sur quoi le premier se récrie : « Une
substance ne peut en même temps être mue et se
mouvoir spontanément. » Mais ce n'est là qu'une
chicane de mots, et ce ne peut être sérieusement
qu'un aussi grand homme use de pareilles argu-
ties ; car quel est celui qui ne sent pas que se mou-
voir n'est pas une action double ? Dira-t-on que se
punir soi-même exige le concours de deux personnes,
l'une qui punit, l'autre qui est punie? Se perdre,
s'envelopper, s'affranchir, sont dans le même cas.
Cette manière de s'énoncer ne fait entendre autre
chose sinon que celui qui se punit, qui se perd, qui
s'enveloppe, qui s'affranchit, agit sur lui-même sans
la coopération d'une autre personne. Il en est de
même de cette expression se mouvoir spontanément.
Elle exclut l'idée d'un moteur étranger ; et c'est pour
éloigner cette idée de l'esprit du lecteur que Platon a
fait précéder notre dernière citation de ces mots : v Un
être qui se meut toujours, existera toujours; mais
celui qui communique le mouvement qu'il a reçu
lui-même d'un autre, doit cesser d'exister quand il
cesse d'être mû. »
Pouvait-il s'exprimer d'une manière plus claire , et
démontrer plus expressément que ce qui se meut de
soi-même n'est pas soumis à une impulsion étran-
gère, qu'en disant que si lame est éternelle, c'est
parce qu'elle n'a d'autre moteur qu'elle-même? Donc,
se mouvoir soi-même n'offre qu'un seul sens , celui
de n'être mû par aucune autre substance. Et qu'on
a38 COMMEITTAIBE
lia croie pas qu'un seul et même être puisse être mo-
teur et être mû; car une substance ne se meut d'elle-
même que parce qu'elle peut se passer de moteur. 11
est donc incontestable que certains êtres peuvent se
mouvoir sans être mus; donc aussi cette faculté peut
appartenir à l'âme; et pour qu'elle jouisse d'un mou-
vement spontané , il n'est pas nécessaire qu elle soit
formée de deux êtres, Fun actif, et l'autre passif, ni
que, chez elle, le tout reçoive rimpulsion du tout ou
d'une partie du tout, comme le veut Aristote ; il suffit,
pour qu'elle se meuve d'elle-même qu'elle n'ait pas
de moteur. Quant à cette distinction qu'il établit entre
lei mouvements , lorsqu'il dit que comme il y a des
êtres qui sont mus et ne meuvent point, de même
il en est qui meuvent et ne sont pas mus, elle est
plus subtile que facile à démontrer; car il est évident
que tout ce qui est mû, meut : le gouvernail meut
le navire, et le navire meut l'air environnant et l'onde
qu'il sillonne. Est-il un corps qui reçoive le mouve-
ment sans le communiquer? Cette première assertion
que ce qui est mû ne meut pas est donc détruite;
et elle entraine dans sa chute cette seconde, que ce
qui meut n'est pas mû. Il vaut infiniment mieux s'en
tenir à la distinction de Platon , telle qu'on la trouve
dans son dixième livre des lois : Tout être en mou-
vement sa meut , et en meut d'autres , ou bien il est
mû , et en meut d'autres. Le premier cas .est celui de
l'âme, et le second celui de tous les corps de la na-
ture; il y a donc analogie et dissemblance entre ces
deux sortes de mouvement. Us ont cela de commun
DU SONGE DE SCIPIOIf. LIVRE II. 23c)
que tous deux donnent aux autres Timpulsion, et leur
différence consiste en ce que le premier existe par
lui-même, et que le second existe par communication.
De cet assemblage d'opinions émanées du génie
fécond des platoniciens, il résulte qu'il n'est pas vrai
que tout ce qui se meut n'ait qu'un mouvement em-
prunté. Nous ne dirons donc pas, pour éviter la dif
ficulté de recourir à un autre moteur, que le prin-
cipe d'impulsion est immobile, car nous venons de
prouver qu'il se meut de lui-même; et dès lors, ce
syllogisme d'Aristote, résumé de diverses prémisses,
et d'une complication de distinctions, n'a plus de
force. « L'âme est le principe du mouvement ; le prin-
cipe du mouvement ne se meut pas, donc l'âme ne se
meut pas. »
Puisqu'il est incontestable que quelque chose se
meut de soi-même , démontrons que ce quelque chose
est l'âme. Cette démonstration sera d'autant plus ai-
sée , que nous tirerons nos arguments d'assertions
irréfragables. L'homme reçoit le mouvement de l'âme,
ou du corps , ou bien de l'agrégat de ces deux êtres.
Si nous discutons ces trois causes supposées du mou-
vement , nous trouverons que les deux dernières ne
sont pas admissibles, et nous serons forcés de con-
clure que l'âme est le seul moteur de l'homme. Par-
lons d'abord du corps : une masse inanimée n'a pas
de mouvement propre; cette proposition peut se pas-
ser de démonstration, car l'immobilité ne peut en-
gendrer le mouvement; donc ce n'est pas le corps
qui donne l'impulsion à l'homme. Voyons à présent
!l4o COMMFNTA.IRE
si l'agrégat de l'âine et du corps est doué du mouve-
ment spontané ; mais c'est chose impossible , car le
corps ne peut être mû si Tàme ne se meut point.
Deux êtres en repos ne peuvent produire le mouve-
ment; l'amertume ne naît point de la mixtion de deux
substances douces , ni la douceur de deux substances
amères : un froid dont l'intensité est doublée ne peut
procurer la chaleur; et cette dernière, en doublant
son degré de force, ne peut occasionner le froid; car
toute qualité sensible, ajoutée une fois à elle-même,
ne peut qu'augmenter ; mais de l'amalgame de deux
substances dont les propriétés sont semblables, jamais
il ne peut naître un mixte ayant des propriétés con-
traires; donc le mouvement ne peut naître de l'a-
grégat de deux êtres privés de mouvement , donc cet
agrégat ne peut donner le mouvement à l'homme.
Des propositions précédentes qui sont incontesta-
bles, nous allons former un syllogisme qu'il est im-
possible de réfuter : Tout être animé est mû; il Test,
soit par l'âme , soit par le corps , soit enfin par l'a-
grégat de l'âme et du corps. Mais les deux dernières
suppositions ne peuvent être admises , donc l'âme est
le seul moteur de l'être animé. Il suit de là que l'âme
est principe d'impulsion; mais le principe d'impul-
sion se meut de lui-même , ainsi que nous l'avons dé-
montré plus haut. Il est donc de toute certitude que
l'ume se meut d'elle-même.
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE H. a/\l
CHAPITRE XVI.
Nouveaux arguments des platoniciens contre les
autres objections fVAristote.
Âristote, qui ne se tient pas pour battu , fait ici de
nouvelles objections relatives au principe d^inipulsion.
Nous les avons exposées ci-dessus dans l'ordre qui les
lie, en voici maintenant le résumé. Un seul et même
être , dit-il , ne peut être principe et émanation ; donc
l'âme y principe du mouvement, n'est pas mue. Car
alors le principe et ses conséquences seraient une
seule et même chose; ou, ce qui revient au même 9
le mouvement dériverait du mouvement.
La réponse à cette objection est facile et pérem-
ptoire. Nous convenons qu'il peut exister une diffé-
rence entre le principe et ses conséquences, mais cette
différence ne va jamais jusqu'au contraste , ou jus-
qu'à l'opposition qu'on remarque entre le repos et le
mouvement. Car si le principe du blanc était le noir,
si le principe de l'humidité était la sécheresse, le bien
naîtrait du mal , et la douceur de l'amertume. Mais
il n'en est pas ainsi, parce qu'il n'est pas dans lana-
turc des choses que le principe et ses conséquences
soient entièrement opposés. Il peut arriver cepen-
dant qu'il y ait entre eux une différence telle qu(*
doit l'offrir une source et ses dérivations ; ressem-
I. 16
^/^^ * COMMENTAIRE
l)lancc si analogue à celle qui se trouve entre le mou-
vement inhérent à l'ame, et celui qu'elle transmet à
tous les corps de Tunivers. Aussi Platon désigne-t-il
le premier de ces mouvements par le nom de spon-
tané, et le second, il l'appelle purement et simple-
ment mouvement. D'après cette distinction , on peut
juger de la diversité de ces deux mouvements, dont
Tun est cause, et l'autre effet d'impulsion. Il est donc
évident qu'un principe et ses conséquences ne peuvent
différer au point d'être directement opposés, et que,
dans le cas dont il s'agit, la différence n'est pas très*
grande. Ainsi se trouve anéantie cette conséquence
si adroitement déduite par Aristote , que la cause du
mouvement est sans mouvement.
Passons à sa troisième objection : Les contraires ,
dit-il , ne peuvent se rencontrer à la fois dans un seul
et même être. Or , mouvoir et être mû , sont deux
choses contraires; donc l'âme ne peut se mouvoir,
car alors cette substance serait en même temps mue
et motrice. Mais nous avons pulvérisé ce syllogisme,
en démontrant plus haut que le mouvement de l'âme
ne peut offrir l'idée d'une action faite et d'une action
reçue, puisque se mouvoir de soi-même n'est autre
chose qu'être mû sans le secours d'un moteur. C'est
donc ici une unité d action qui n^ peut admettre les
contraires ; car il ne s'agit pas d'un être agissant sur
un autre être, mais d'une substance dont l'essence
est le mouvement.
Cette assertion de Platon offre à son antagoniste
l'occasion d'élever une quatrième objection : Si l'es-
DU SONGE DE SCIPIOPT. LIVRE II. ^43
sence de l'âme est le mouvement, poursuit Âristote,
pourquoi donc s'arrête-t-clle de temps en temps ? Le
feu dont Tessence est la chaleur ne la perd jamais ;
la neige , essentiellement froide, ne cesse jamais de
Têlre, donc Tâme devrait toujours être en mouve-
ment. Mais dans quelle circonstance suppose-t-il que
Tâme est immobile? Nous allons bientôt le savoir.
Si le mouvement de l'âme , dit ce philosophe, en-
traîne celui du corps, nécessairement le repos du
corps force l'âme à être immobile. Il se présente sur-
le-champ un double moyen de défense contre un tel
sophisme. D'abord , le corps peut être en mouvement
sans qu'on doive en conclure que l'âme se meut; il
peut aussi sembler conserver la plus parfaite immo-
bilité, sans que la pensée, l'ouïe, l'odorat et les au-
tres sensations cessent d'être en action. Pendant le
sommeil même, nous songeons, nous respirons; or
toutes ces opérations n'auraient pas lieu si l'âme était
immobile. Ajoutons qu'on ne peut pas dire que le
corps est en repos, lors même qu'il ne parait pas se
mouvoir. L'accroissement des membres, et sans par-
ler de cet accroissement qui n'a qu'une époque, le^
mouvement alternatif de contraction et de dilatation
du cœur, la conversion des substances alimentaires en
un suc distribué par le canal thorachique à la masse
du sang, et la circulation des humeurs, attestent suf-
fisamment l'agitation perpétuelle de cette substance.
Ainsi l'âme et le corps se meuvent sans cesse : la pre-
mière, parce qu'il lui est donné de se mouvoir par
elle-même de toute éternité; et le second, parce que
16.
2^44 COMMENTAIRfi
depuis qu'il existe, il n'a pas cessé de recevoir rim*
pulsion de la cause motrice.
Aristote trouve ici la matière de sa cinquième ob-
jection. «Si l'âme, dit-il, est le principe d'impulsion
des autres êtres , elle ne peut se donner h elle-même
l'impulsion; car une cause ne peut s^appliquer les
effets qu'elle produit. » Il me serait aisé de démontrer
que la causalité de plusieurs substances s'étend non-
seulement sur ces mêmes substances, mais encore
sur d'autres qu'elles. Quoi qu'il en soit , je veux bien
lui accorder ce point , pour que l'on ne croie pas que
je prends plaisir à détruire toutes ses assertions : cette
concession ne nuira pas à notre démonstration du
mouvement de l'âme.
Nous avons dit que cette substance est principe et
cause du mouvement: parlons du principe, nous re-
viendrons bientôt sur la cause.
Il est évident que tout principe est inhérent à l'être
dont il est le principe ; donc tout ce qui , dans une
substance, dérive de son principe, doit se trouver
dans ce principe: c'est ainsi que le principe de la
chaleur ne peut pas n'êti^ point chaud. Dira-t-on
que le feu qui communique sa chaleur à d'autres
corps n'est pas chaud? «Mais le feu, dit Aristote, ne
s'échauffe pas lui-même, puisque toutes ses molécules
sont naturellement chaudes. » Cesi ici où je l'atteit-
dais : car ce qu'il dit du feu s'applique à l'âme, chez la-
quelle le moteur et la substance mue sont si étroitement
unis que tous deux sont confondus dans son mouve-
ment. Mais en voilà assez sur le principe. Quant h la
1)U SOKGE DE SCIPION. LIVRE II. ^45
cause, comme nous avons accordé de plein gré qu^au-
cun être ne peut s'appliquer à lui-même les effets
qu'il produit sur les autres êtres , nous conviendrons
volontiers que l'âme, cause du mouvement de tout
ce qui existe, ne peut être, pour elle-même, prin-
cipe d'impulsion, et nous nous contenterons de dire
qu'elle fait mouvoir tout ce qui, sans elle, serait
immobile. Nous ajouterons qu'elle ne peut se donner
à elle-même le mouvement , mais qu'elle le tient de
son essence. Cela suffira pour paralyser la sixième
objection d'Aristote.
On pourrait peut-être lui accorder qu'il n'est pas
de mouvement sans ressort , lorsque le moteur et le
corps mis en mouvement sont deux êtres différents;
mais vouloir qu'il en soit ainsi relativement à ïlkme
dont l'essence est le mouvement, c'est une bien mau-
vaise plaisanterie. Si le feu, que meut une cause
interne, n'a pas besoin de ressort pour prendre une
direction ascendante, à plus forte raison l'âme, es*
sentiellement mobile, peut-elle s'en passer.
Nous allons voir que , dans ses dernières objec-
tions, cet illustre philosophe, d'une gravité si remar*
quable dans ses autres écrits, a recours à des finesses
peu dignes de lui. a Si l'âme se meut, dit-il, elle doit,
indépendamment de ses autres mouvements, posséder
celui de locomotion; elle doit, successivement et fré-
quemment , entrer au corps et en sortir : mais cela
u'a pas lieu, donc elle ne se meut pas. Le premier
venu lui répondra sans hésiter, qu'il est des coq)s
doués de mouvement qui cependant ne changent pas
246 COMMENTAIRE
de place. Ou lui opposerait encore fort à propos l'un
de ses arguments, en lui adressant la question sui*
vante : Ne dites- vous pas que les arbres se meuvent?
Il en conviendrait, je pense; et alors on le battrait
avec ses propres armes.
Si les arbres se meuvent, il est clair que, nonob-
stant leurs autres mouvements, ils doivent avoir, ainsi
que vous le dites, la faculté de changer de plaœ;
cependant elle leur est refusée : donc les arbres ne se
meuvent pas. A quoi Ton ajouterait, pour donner à
ce syllogisme le ton de gravité convenable : Mais ils
se meuvent : donc tout ce qui se meut ne change pas
de place. Et de là résulterait cette conclusion judi-
cieuse : S'il est démontré qui3 les arbres se meuvent
d'un mouvement qui leur est propre, pouvons-nous
refuser à l'âme la propriété de se mouvoir d'un mou-
vement conforme à son essence? cette réplique, et
d'autres encore, ne manqueraient pas de force, lors
même que le mouvement ne serait pas l'essence de
1 ame. En effet, puisqu'elle anime le corps en s'unis-
sant avec lui , et puisqu'elle l'abandonne à une épo-
que préfixe, on ne peut lui refuser la faculté de lo-
comobilité. Il est vrai que ce mouvement d'entrée et
de sortie est souvent irrégulier, parce qu'il n'a lieu
qu'en vertu des décrets mystérieux et raisonnes de la
nature, qui, pour enchaîner la vie au sein de l'être
animé, inspire à l'âme un tel amour pour le corps
qu'elle se plaît dans les liens qui la retiennent, et
qu'elle ne voit presque toujours arriver qu'avec peine
le moment de quitter sa station.
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. 247
Nous venons de répondre , je crois , d'une manière
péremptoire à la septième objection; passons aux
dernières questions qu'accumule Aristote afin de nous
embarrasser. « Si l'âme se meut , continue-t-il , ce
mouvement appartient h un mode quelconque : si elle
se meut sur place, elle ne peut se mouvoir qu'en ligne
droite ou en ligne circulaire. Se meut-elle en s'engen-
drant elle-même, ou bien en s'épuisant insensible-
ment? S'accroît-elle ou diminue-t-elle ? Qu'on nous
dise s'il est pour elle quelque autre manière de se
mouvoir. Mais tout cet amas indigeste de questions
découle d'un seul et même argument captieux dont
Aristote a tiré de fausses conséquences. 11 part du
principe qu'il n'y a pas de mouvement spontané, et
veut trouver dans l'âme ce que lui offrent toutes les
autres substances, l'être mû et l'être moteur; comme
s'il pouvait y avoir en elle une différence entre ce qui
meut et ce qui est mû. Mais , me dira-t-on , si cette
distinction n'existe pas , de quelle espèce est ce mou-
vement de l'âme et comment le comprendre? Ma ré-
ponse à cette question est de renvoyer les curieux,
soit à Platon , soit à Cicéron. Je dirai plus : c'est qu'elle
est la source et le principe de tout mouvement , et
l'on concevra sans peine la valeur de cette qualifica-
tion de principe du mouvement attribuée à l'âme, si
on la conçoit comme un être invisible se mouvant
sans moteur, et dont l'impulsion sur lui-même et sur
tous les autres êtres n'a ni commencement ni fin. De
tous les objets sensibles, le seul qu'on puisse lui com-
parer est une source d'eau vive dont les fleuves et les
248 COMMENTAIRE
lacs tirent leur origine, bien qu'elle-même semble
n'en avoir aucune ; car si elle en avait une , elle ne
serait pas source: et bien qu'il ne soit pas toujours
aisé de la découvrir, elle n'en donne pas moins nais-
sance, soit au Nil, soit à TÉridan, soit à l'Ister, soit
au Tanaïs. Lorsqu'en admirant la rapidité du cours
de ces fleuves et la masse de leurs eaux, on se de-
mande d'où elles sortent, la pensée remonte vers les
lieux oii elles ont pris naissance, et qui sont l'origine
du mouvement que l'on a sous les yeux. De même,
lorsqu'en observant le mouvement des corps, soit di-
vins , soit terrestres , vous voulez remonter à son au-
teur, que votre entendement arrive jusqu'à l'âme, qui
sait nous faire mouvoir sans le ministère du corps. C'est
ce qu'attestent nos peines, nos plaisirs, nos craintes et
nos espérances ; car son mouvement consiste dans la
distinction du bien et du mal , dans l'amour de la
vertu , dans un penchant violent pour le vice : et de
là découlent toutes les passions. C'est elle qui fait
mouvoir chez nous l'irascibilité , et cette ardeur que
nous montrons à nous armer les uns contre les autres,
d'où dérive insensiblement cette fureur inquiète des
combats. C'est elle encore qui nous inspire les ar-
dents désirs et les affections véhémentes : mouvements
salutaires quand la raison les gouverne, mais qui
nous entraînent avec eux dans l'abîme, s'ils ne la
prennent pas pour guide. Tels sont les mouvements
de l'âme qu'elle exécute quelquefois sans le ministère
du corps, et quelquefois aussi de concert avec lui. Si
maintenant on veut connaître ceux de l'âme univer-
DU S05GE DE SGIPION. LIVRE II. a/^g
selle, que Ton jette les yeux sur le mouvement rapide
du ciel et sur la circulation impétueuse des sphères
planétaires placées au-dessous de lui, sur le lever,
sur le coucher du soleil , sur le cours et le retour des
autres astres, mouvements qui sont tous produits par
l'activité de Fâme du monde. S'il pouvait donc être
permis à quelqu'un de regarder comme immobile celle
qui met tout en mouvement, ce ne serait pas à un
aussi puissant génie qu Âristote , mais à celui qui ne
se rend ni à la puissance de la nature, ni à l'évidence
des raisonnements.
CHAPITRE XVII.
Les conseils du premier Africain à son petite fils
ont eu également pour objet les vertus contem-
platives et les vertus actives. Cicéron , dans le
Songe de Scipion, na négligé aucune des trois
parties de la philosophie.
Après avoir appris et démontré à l'Émilien que
l'âme se meut, son aïeul lui enjoint d'exercer la sienne,
et lui en indique les moyens.
«Exercez la vôtre, Scipion, à des actions nobles
et grandes; à celles surtout qui ont pour objet le salut
de la patrie : ainsi occupée, son retour sera plus facile
vers le lieu de son origine. Elle y réussira d'autant
plus vite, si, dès le temps présent, où elle est encore
a5o COMMENTAIRE
renfermée dans ia prison du corps, elle eu sort par
la contemplation des êtres supérieurs au monde visi-
ble, et s'arrache à la matière. Quant à ceux qui se
sont rendus esclaves des plaisirs du corps , et qui , h
la voix des passions, fidèles ministres de la volupté,
ont violé les lois sacrées de la religion et des sociétés,
leurs âmes, une fois sorties du corps, roulent dans
la matière grossière des régions terrestres , et ne re-
viennent ici qu'après une expiation de plusieurs siè-
cles. »
Nous avons dit plus haut qu'il y a des vertus con-
templatives et des vertus politiques; que les pi^emières
conviennent aux philosophes, et les secondes aux
chefs des nations ; et que , par les unes comme par
les autres, on peut arriver au bonheur. Ces deux
genres de vertus sont quelquefois le partage de deux
sujets différents; quelquefois aussi elles se trouvent
réunies dans un seul homme assez favorisé par la na-
ture et par l'éducation pour pouvoir les pratiquer
tous deux. Tel citoyen peut être étranger aux scien-
ces, et cependant réunir les talents d^un bon admi-
nistrateur, la prudence, la justice, la force et la tem-
pérance; et, bien qu'il ne joigne pas à la pratique
des vertus actives celle des vertus contemplatives , il
n'en sera pas moins admis au séjour de l'immortalité.
Tel autre, né avec l'amour du repos et peu d'apti-
tude aux affaires , se sentira porté par son heu-
reux naturel vers les choses d'en-haut, et, négligeant
les affaires temporelles pour s'occuper des spiri-
tuelles , dirigera les moyens que lui fouruit la science
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE If. aSf
vers l'étude de la Divinité: celui-là aussi se fraiera
une route au ciel par ses vertus spéculatives. Cepen-
dant il n'est pas rare de voir une même personne
posséder à un haut degré Tart d'agir et celui de phi^
losopher. Notre Romulus doit être placé parmi ceux
dont les vertus furent seulement actives : sa vie ne
fut qu'un continuel exercice de ces vertus. Nous met-
trons dans la seconde classe Pythagore, qui, peu fait
pour agir, se renferma dans l'étude et l'enseignement
des choses divines et de la morale; nous placerons
dans la troisième, celle des vertus mixtes, Lycurgue
et Solon chez les Grecs, Numa chez les Romains,
ainsi que les deux Gâtons, et beaucoup d'autres for-
tement imbus des principes de la philosophie, et en
même temps solides appuis de l'état ; car il n'en a
pas été de Rome comme de la Grèce qui a fourni un
si grand nombre de sages contemplatifs. Notre Sci'^
pion, que son aïeul se charge d'endoctriner, réunis-
sant les deux genres de vertus, doit, en conséquence,
recevoir des avis sur les moyens de perfectionner l'un
et l'autre genre; et, comme dans ce moment il porte
les armes pour le service de son pays, les premières
vertus qu'on lui inculque sont les vertus politiques.
« Exercez surtout votre âme aux actions qui ont pour
objet le salut de la patrie : ainsi occupée, son retour
sera plus facile vers le lieu de son origine.» Vien-
nent ensuite les principes philosophiques , parce que
Scipion est également recommandable comme lettré
et comme guerrier, a Elle y réussira d^autant plus
vite , si dès le temps présent , où elle est encore ren-
tkS'l COMMENTAIRE
fermée dans sa prison du corps, elle en sort par la
contemplation des êtres supérieurs au monde visible,
et s'arrache à la matière. » Yoilà l'espèce de mori
que doit rechercher celui qui est imbu des leçons de
la sagesse; et c'est ainsi qu'il parvient à dédaigner,
autant que le permet la nature, son enveloppe msor-
telle qui lui semble un fardeau étranger. Une fois que
le premier Africain a mis sous les yeux de son petit-
fils les récompenses qui attendent l'homme de bien ,
il le trouve favorablement disposé à aspirer aux ver-
tus du plus haut genre.
Mais comme un code, de lois qui oublierait de
prescrire des châtiments pour les coupables serait
imparfait, Cicéron termine son traité par l'expositioa
des peines infligées à ceux qui ne se sont pas bien
conduits. C'est un sujet sur lequel s'est beaucoup plus
étendu le personnage que met en avant Platon. Le ré-
vélateur Her assure que pendant des milliers d'années
les âmes des coupables éprouveront les mêmes peines ,
et qu'après s'être purifiées pendant un long séjour
dans le Tartare , il leur sera permis de retourner à la
source de leur origine , c'est-à-dire au ciel. Il est en
effet de toute nécessité que l'âme rejoigne les Fieux.
qui l'ont vue naître. Mais celles qui habitent le corps
comme un lieu de passage ne tardent pas à revoir
leur patrie; tandis que celles qui le regardent comme
leur véritable demeure, et s'abandonnent aux char-
mes qu'il leur offre , sont d'autant plus de temps à
remonter aux cieux, qu'elles ont eu plus de peine à
quitter la terre. Mais terminons cette dissertation suc
DU SONGE DE SCIPION. LIVRE II. a53
le Songe de Scipion par le morceau suivant qui ne
sera pas déplacé.
La philosophie a trois parties, la morale, la phy-
sique et la métaphysique. La première a pour but
d'épurer parfaitement nos mœurs, la seconde s'oc-
cupe de recherches sur les corps d'une nature supé-
rieure, et la troisième a pour objet les êtres immaté-
riels qui ne tombent que sous l'entendement. Cicéron
les emploie toutes trois. Que sont, en efTet, ces con-
seils d'aimer la vertu , la patrie , et de mépriser la
gloire, sinon des préceptes de philosophie morale?
Quand Scipion parle des sphères, de la grandeur,
nouvelle pour l'Emilien, des astres qu'il a sous les
yeux, du soleil, prince des flambeaux célestes, des
cercles du ciel , des zones de la terre , et de la place
qu'y occupe l'Océan ; quand il découvre à son petit-
fils le secret de l'harmonie de l'empyrée, n'est-ce pas
là de la haute physique? £t lorsqu'il traite du mou-
vement et de l'immortalité de l'âme qui n'a rien de
matériel , et dont l'essence , qui n'est pas du domaine
des sens, ne peut être comprise que par l'entende-
ment , ne plane-t-il pas dans les hauteurs de la mé-
taphysique ? Convenons donc que rien n'est plus par-
fait que cet ouvrage, qui renferme tous les éléments
de la philosophie.
FIN DU COMMENTAIRE DU SONGE DE SCIPION.
SATURNALES.
SATURNALES.
LIVRE PREMIER.
£iUSTATHE, mon cher fils, de tous les liens qu'a
tissus la nature pour unir les hommes entre eux , le
plus fort est celui de la tendresse que nous inspirent
ceux qui nous doivent le jour; et la preuve de l'in-
térêt que cette même nature attache à ce que les
parents s^occupent du soin d'élever et d'instruire leurs
eniants, c'est qu'il n'est pas de satis&ction plus vive
que. celle dont ils jouissent quand le succès couronne
leurs peines, ni de chagrins plus amers que ceux
qu'ils ressentent quand ils les ont prises en pure
perte; aussi me suis-je particulièrement occupé de
votre éducation. Pour la perfectionner par les moyens
les plus prompts, je ne me repose pas uniquement,
tant j'ai hâte d'arriver à mon but, sur le genre
d'études qui fait l'objet de votre constante applica-
tion , je veux encore y contribuer pour ma part , en
vous offrant un choix de lectures composé de tout
I. 17
2 58 SATURNALES.
ce que j'ai extrait , soit avant , soit depuis votre nais-
sance, des différents ouvrages que nous ont laissés
les Grecs et les Romains : ce sera pour vous un ré-
pertoire de connaissances utiles, une sorte de dépôt
littéraire dans lequel il vous sera facile de trouver
au besoin, soit des morceaux historiques exhumés
de livres ignorés du vulgaire, soit des dits et faits
mémorables.
Je n'ai pas fait un amas indigeste de tant de pas-
sages qui méritent d'être conservés; mais j'ai (bnné
de toutes ces pièces disparates, relativement à leurs
auteurs, ainsi qu'aux époques auxquelles elles appar-
tiennent ,, et que j'avais rassemblées sans ordre pour
le soulagement de ma mémoire, j'ai formé, dis -je,
un corps d'ouvrage dont tous les membres sont as-
sortis. J'espère que vous ne me blâmerez pas d'avoir
conservé dans mes divers emprunts les expressions
mêmes des auteurs qui me les ont fournis; car ici mon
intention n'est pas de faire preuve d'éloquence, mais
de vous offrir un recueil de choses mémorables; et
vous devez être satisfait si vous reconnaissez le cachet
de l'antiquité, soit que je m'exprime clairement dans
le style qui m'est propre, soit que je rapporte textuel-
lement celui des anciens écrivains , selon que je racon-
terai ou que je traduirai. Nous devons, en quelque
sorte , imiter les abeilles qui , s'écartant çà et là pour
pomper le nectaire des fleurs, disposent ensuite par
rayons le butin qu'elles ont fait, et composent, de
cette diversité de sucs élaborés dans leur estomac,
un suc d'une saveur unique. Comme elles, je veux
LivBE r. a 59
mettre en ordre les matériaux de toute espèce que
j'ai amassés. La rédaction leur donnera plus de va-
leur; car, au moyen de Tordre, l'esprit conserve
mieux ce quon lui confie; c'est un ferment qui, agis-
sant sur la totalité des connaissances , forme un tout
homogène d'une foule de morceaux détachés et de
nature diverse. Si parfois on reconnaît le terroir qui
les a produits, je veux qu'on s'aperçoive aussi qu'ils'
en ont perdu le goût. Telle est la marche que suit
en nous la nature sans notre intervention : aussi
long-temps que le bol alimentaire conserve ses qua-
lités et sa solidité^ il fatigue l'estomac; mais aussitôt
que sa dissolution est opérée , il passe dans la masse
du sang, et entretient les forces vitales. Qu'il en soit
ainsi pour la nourriture de l'esprit; soumettons à
l'appareil de la digestion les aliments que nous lui
confions , de crainte qu'ils ne lui nuisent. Sans cette
préparation, ils pourraient arriver jusqu'à la mé-
moire, mais non parvenir à l'entendement. Il faut,
de leur assemblage, faire une seule pâte nutritive,
de même que tel nombre se compose des unités de
plusieurs autres. Noire esprit doit cacher les rouages
de son mécanisme, et n'en montrer que le jeu.
Voyez les parfumeurs : leur premier soin est de faire
en sorte qu'aucune odeur ne domine dans leurs pré-
parations; c'est ainsi que, du mélange de plusieurs
essences, ils parviennent à en composer une seule.
Un chœur ne se forme-t-il pas de plusieurs voix?
Toutes cependant semblent n'en faire qu'une ; au ton
aigu se joint le ton grave, tous deux s'unissent au
17-
260 SkTVKSkhES.
médium. Iol voix des hommes se marie à celle des
femmes, et la flûte forme raccompagnement; aucune
de ces voix n'est distincte, l'ensemble seul arrive à
l'oreille , et de la dissonance naît l'harmonie. Tel je
veux que soit cet ouvrage; il renferme beaucoup de
connaissances usuelles, beaucoup de préceptes, quan-
tité d'exemples puisés dans une longue suite de siècles^
et tous tendant au même but. Si vous ne craignez
pas de revenir sur ce que vous savez déjà, et si vous
ne dédaignez pas d'apprendre ce que vous ignorez,
vous trouverez une inBnité de passages qui sont ou
agréables à lire, ou propres à enrichir la mémoire,
ou faits pour orner l'esprit ; car je crois n'avoir rien
inséré dans ce recueil qui ne mérite d'être connu,
et qu'il ne soit aisé d'entendre. Tout, dans cette col-
lection, doit contribuer à rendre votre esprit plus
vigoureux, votre mémoire plus sûre, votre style plus
animé, et votre langage plus pur; si toutefois l'idiome
latin n'a pas dédaigné de se prêter aux vœux d'un
étranger. S'il arrive donc que quelqu'un ait le loisir
et la volonté de parcourir cet ouvrage , je réclame
son indulgence dans le cas où mon style n'aurait pas
cette élégance à laquelle on reconnaît l'écrivain né
romain.
Mais quelle maladresse à moi d'encourir le re-
proche si spirituel que fit un jour M. Caton à A. Al-
binus, qui fut consul avec L. Lucullus, et qui écrivit
en grec l'histoire romaine ! Voici comme il débute :
«J'espère, dit -il, qu'on aura de l'indulgence pour
cet ouvrage, et qu'on n'exigera pas d'un étranger
LIVRE I. a6l
ratticisme et la pureté d'un écrivain national. Je
suis Romain, né dans le Latium; le tour de notre
langue est très - différent de celui de la langue
grecque; je demande donc grâce pour les fautes
qui auraient pu m'échapper dans la composition. »
M. Caton ayant lu cette espèce de préface, dit à
Fauteur: En vérité, vous êtes plaisant, mon cher Au-
lus , d'aimer mieux demander pardon que de ne pas
faire de fautes ; car nous n'avons coutume de deman-
der excuse que lorsque l'imprudence ou la force nous
ont fait faillir. Or, dites-moi ce qui vous oblige à
vous mettre dans le cas de demander pardon avant
de vous être rendu coupable.
Blaintenant faisons connaître le plan de cet ou-
vrage dans une espèce d'avant-propos.
CHAPITRE I.
Plan de tout l'ouvrage.
La première noblesse de Rome et plusieurs savants
se réunissent pendant les Saturnales chez Yettius
Praetextatus , et le temps qu'exige la solennité , des
fêtes, ils le consacrent à des entretiens dignes d'une
telle société : une politesse exquise préside aux repas
qu'ils se donnent réciproquement, et ils ne se quittent
que quand la nuit les invite au repos. Des discus-
sions graves occupent la plus grande partie de ces
262 SATURNALES.
jours de fériés terminés par un souper qu'égaient
des propos de table, en sorte que la journée entière
se passe en conversations savantes ou enjouées; mais
ce souper a d'autant plus de charmes que l'enjoué-
ment l'emporte sur la gravité. Je suis en cela non-
seulement l'exemple des divers écrivains qui ont dé-
crit des banquets, mais encore celui de Platon qui,
dans le sien , ne nous offre pas des convives agitant
des questions sérieuses , mais peignant des situations
variées oii l'amour joue un rôle galant et gai ; on y
voit figurer Socrate qui ne cherche pas, selon sa
coutume, à enlacer son adversaire dans des filets qui
se resserrent de plus en plus, mais qui paraît plutôt
vouloir éviter le combat, et donner à son antago-
niste le moyen de lui échapper des mains. Les
grâces, en effet, ainsi que la décence doivent, dans
un repas, présider à la conversation. Celle du matin
sera plus forte en raisonnements, et telle qu'elle doit
être entre d'illustres et doctes personnages. Aussi
long-temps que vivront les écrits des Romains, l'an-
tiquité nous présentera les Lelius, les Cotta, les Sci-
pions dissertant sur des sujets du plus haut intérêt;
accordons la même prérogative aux Praetextatus ,
aux Flavius, aux Albinus, aux Symmaques et aux
Eustathes, qui ne le cèdent aux premiers ni pour
l'éclat du rang , ni pour la vertu. J'espère qu'on ne
m'objectera pas que j'introduis dans cette société un
ou deux membres beaucoup trop jeunes pour y figu-
rer du vivant de Praetextatus, car les dialogues de
Platon autorisent cette liberté. Il n'est pas sûr, en
LIVRE I. a63
efS^t, que Socrate, dans son enfance, ait pu voir le
vieillard Parménion, et, cependant il les met aux
prises sur des matières ardues. Une dissertation entre
Socr^tte et. Timée qu'on sait n'avoir pas été contem-
porain^, lui. a fourni son sublime dialogue: c'est à
l'époque du second voyage de Protagoras à Athènes
qu'il nous montra ce rhéteur disputant avec Paralus
et Xantippe , tous deux fils de Périclès , et que l'af-
freuse perte de l'Attique avait enlevés long-temps
auparavant. Taî donc pu , d'après l'exemple de Platon ,
ne pas soumettre au calcul l'âge de ceiix que je mets
en scène : cependant pour qu'on puisse plus aisément
distinguer les différents interlocuteurs, je suppose
que Postuqiianus, sur l'invitation de Decius , rend
compte à ce dernier des conversations qui ont eu
lieii, et lui fait connaître les personnes qui y ont pris
part. Mais n'abusons pas plus long-temps de l'impa-
tience du lecteur, et mettons Decius et Postumianus
à même de lui £iire connaître la naissance et la suite
de c^ entretiens.
CHAPITRE IL
Du début et de, F enchaînement de ces conversations
de table.
Dkçius. lies fériés qui ont lieu pendant plusieurs
jours du mois consacré à Janus, m'offrent , docte Pos-
2l64 SATURIVALES.
tumianus, une occasion bien favorable de vous voir
et de m'entretenir avec vous. En effet, durant la
plus grande partie du reste de Tannée où le barreau
est ouvert, tous vos moments sont employés soit à
défendre vos clients, soit à étudier leurs causes cbez
vous. Maintenant, si vous en avez le loisir, car les
fêtes ne sont pas pour vous des jours futilement em-
ployés, vous m'obligerez beaucoup de répondre aux
questions que je viens vous faire, et qui, je' cîx>is, ne
vous déplairont pas. D'abord, j'ai à vous demander
si vous avez assisté à ce banquet qu'une politesse mu-
tuelle a prolongé pendant plusieurs jours, et si vous
avez assisté à ces réunions que vous citez avec tant
de complaisance, et dont vous faites un si grand
éloge. Mon père m'en aurait sans doute parlé s'il
n'eût pas quitté Rome, aussitôt après la séparation
des convives, pour séjourner à Naples. Je me suis
trouvé dernièrement chez des personnes qui sont
émerveillées de votre mémoire assez fortement orga«
nisée, pour se retracer toutes les matières traitées
pendant la durée des fêtes, et l'ordre dans lequel
elles l'ont été.
m
PosTUMiAWUs. Quoique jeune encore, mon cher De-
cius, vous avez pu juger par vous-même, et Albinus
votre père vous aura dit que j'ai toujours cru n'avoir
rien de mieux à faire, pour employer utilement le
temps, que de rechercher la société des personnes
aussi instruites que vous, lorsque les affaires litigieuses
me laissent quelque repos. Il n'est pas, pour un
LIVRE I. a65
bon esprit, de délassement plus utile et plus conve-
nable qu'une conversation où régnent la liberté et l'in-
struction , et dans laquelle la politesse assaisonne les
demandes ainsi que les réponses. Mais de quel ban-
quet parlez- vous? c'est sans doute de celui pour le-
quel se rassemblèrent chez Y. Prœtextatus les nobles
les plus instruits, ainsi que d'autres savants, et qui,
rendu ensuite par chacun des invités, eut d'autant
plus de charmes qu'il offrit plus de variétés. Decius.
C'est positivement de celui-là que je parle, et sur
lequel je suis venu vous demander des détails; car
vous en étiez, si j'en juge par l'amitié qui vous lie à
chacun des convives.
— Certes , j'aurais désiré en augmenter le nombre ;
et ma présence, je crois, ne leur eût pas été désa-
gréable; mais j'avais précisément à m'ocx^uper, pen-
dant ces jours-là , des causes de plusieurs personnes
que j'aime: je déclinai donc l'invitation , en donnant
pour raison qu'un travail qui exigeait une attention
réfléchie , ne s'accordait pas avec les plaisirs de la
table; et je priai qu'on voulût bien choisir à ma
place quelqu'un qui fut parfaitement libre de toute
occupation sérieuse. Ma demande fîit agréée, et Prae-
textatus fit inviter le rhéteur Eusèbe , bien supérieur,
par son éloquence et son érudition , à tous les Grecs
de notre âge , et possédant de plus la littérature du
Latium.
— Qui donc alors vous a fait connaître ces entre-
tiens dans lesquels la grâce et J'urbanité ont dicté des
a66 SATUIUTALES.
règles de conduite appuyées de nombreux exemples ,
et qui sont le fruit de Tinstruction la plus fécojade
et la plus variée?
— Le jour du solstice , oi^ le lendemain des Satur-
nales qui virent doiiner ces repas, j'étais cfasez moi,
Tesprit satisfait et dégagé de tou^e affaire contentieu^e,
lorsque je vis. entrer £usèbe accompa^^é de quel-
quesf-uns de ses disciples : De toutes les faveurs que
vous m'avez faites, mon cher Postumianus, me dit-il
en souriant, la plus grande est celle de m'avoir offert
l'occasion d'accepter, à votre refus, l'invitation de
Prœtextatus. Sans doute que, d'acoord.avec vous, la
fortune , instruite de la bienveillance dont vous
m'honorez, vous a offert le moyen de m'obliger.
Désire2>vous, lui dis-je, acquitter cette dette que
vous reconnaissez d'une manière si franche et si
gracieuse? daignez charmer; le loisir dpnt je jouis si.
narement en me faisant, en. qqelqu^ sorte, assister,,
à; mon. tour, à ces repas que vpqs avez pai;tagé$. Vo-
lontiers, me répondit-il; je ne vous pçtrlerai ni, des
mets ni des vins servis abondan^pient , quoique, sans
profusion; mais je vous rappoi:teri|i aussi exactement
que je le pourrai tout ce qui s'est dil; , soil; à table ,
SMi surtout hors de table , pendant la du^ée des fêtes.
£n coouftant ces conversai^ions, je croyais participer
au bonheuff du sage dont parle la philosophie» Avienus
m'avait mis au fait de ce qui avait été dit la veille du
jour où je vÎBS n'asseoir parmi les convives ; j'^i tout
écrit pour ne rien oublier; mais si vous désirez m'eu-
tendre, ne croyez pas que je puisse, en un seul jour.
LIYBE I. 267
VOUS répéter un entretien qui eti a duré plusieinrs.
— Avez- vous su de lui quels sujets fîtrent agi-
tés, ce qui y donna lieu, et quels furent les inter-
locuteurs? Je vous écoute avec la plus vive attention.
— La veille des Saturnales, nie dit Eusèbe, le jour
commençait à baisser lorsque V. Pratextatus reçut
les personnes qui avaient désiré se réunir chez lui:
d'abord parurent Aurèle Symmaque et Caecina Albi^
nus, étroitement unis par les rapports de l'âge, du
caractère et' des goûts. Ils étaient' survis de Servius,
récemment admis au nombre des grammairiens en-
seignants, et cachant son étonnant savoir sous une
aimable modestie. Il s'avançait les yeux baissés, et
paraissait vouloir échapper aux regards. D'aussi loin
qu'il les aperçut, Praetextatus vint au-devant d'eux ,
les salua affectueusement, puis se retournant vers
Furius Albinus qu'accompagnait Avienus, Me per-
mettrez-vous, lui dit -il, de faire connaître aux ci-
toyens illustres qui arrivent si à propos, et qu'on
pourrait à bon droit nommer les lumières de notre
cité, de leur £aiire connaître, dis-je , le sujet que nous
commencions à traiter? Sans contredit, répondit Al-
binus : est-il pour nous, comme pour eux, d'entretiens
plus agréables que ceux qui ont pour objet de sa-
vantes discussions ? Dès qu'on fiit assis , j'ignore en-
core, dit Cécina, ce dont il est question; mais je
ne doute pas que ce ne soit un sujet intéressant,
puisqu'il feisait la matière de votre conversation , et
que vous désirez nous en faire part. Il est bon que
vous sachiez, reprit Praetèxtatus, que demain étant^le
a68 SATURITALES.
premier jour des Saturnales, nous agitions la ques-
tion de savoir à quel instant précis commencent ces
fêtes, c*est-à-dire à quel instant commence précisé-
ment le lendemain d'un jour quelconque. Nous avions
déjà effleuré cette discussion; mais votre immense
érudition, trop connue pour que votre modestie
puisse s'en défendre, me Êiit désirer que vous nous
fassiez connaître tout ce que vous savez à cet égard.
CHAPITRE III.
Du commencement et de la dwision du jour civil.
Engagé , dit alors Cécina , à traiter un pareil sujet
par des savants nourris de la lecture des anciens , il
me semble superflu de rappeler des choses que vous
ne pouvez avoir oubliées. Cependant , pour que vous
n'imaginiez pas que l'honneur que vous me faites me
soit à diarge, je vais résumer en peu de mots ce que
ma mémoire peu fidèle me fournira à ce sujet. Voyant
^lors que chacun attendait en silence qu'il commen-
çât, il débuta ainsi : M. Yarron, dans son livre des
Choses humaines, parlant de la division des jours «
dit : «c Tous les enfants qui naissent dans l'espace des
vingt -quatre heures qui séparent la moitié d'une
nuit d'avec la moitié de la suivante , sont censés être
nés le même jour. » Ce passage fait voir que Varron
fixe la division des jours de manière à ce que Tenfant
LIVRE I. a69
né après le coucher du soleil , mais avant minuit ,
compte son jour natal de celui qui a précédé la huit;
tandis que celui qui est né pendant les six dernières
heures de la nuit , ne doit dater sa naissance que du
jour qui succède à cette nuit. Il ajoute dans le même
livre que les Athéniens comptaient autrement ; chez
eux , l'intervalle d'un soir à l'autre donnait la durée
du jour. Le calcul babylonien était encore différent ;
ce peuple appelait un jour l'espace compris entre le
lever du soleil et son retour. Les Ombriens comptaient
un jour d'un midi à l'autre. Cette manière de compter
est absurde, continue le même écrivain; car celui qui
en Ombrie commence à voir la lumière aux calen-
des, et à la sixième heure du jour, serait né moitié
dans les calendes et moitié dans le jour qui les suit.
Quant à l'usage des Romains , rapporté par Varron ,
de compter les jours du milieu d'une nuit à celui de
la nuit suivante, il est confirmé par beaucoup de
preuves. Ils avaient des sacrifices de jour et de nuit;
les sacrifices diurnes avaient lieu depuis le point du
jour jusqu'à minuit; les sacrifices nocturnes étaient
ceux qui commençaient à minuit. Les cérémonies et
les rites de l'aruspication confirment cette vérité; car,
lorsque les magistrats députés à cet office doivent le
remplir dans un seul jour, et qu'il est question de dé-
libérer sur leurs observations , ils les commencent au
milieu de la nuit, et les continuent après le lever du
soleil. Ils disent alors qu'ils ont observé et prononcé
dans la même journée. Nouvelle preuve : les tribuns
du peuple qui , pour aucune raison , ne peuvent
270 SATURNALES.
s'abseoter de la ville un jour entier , sont censés n'a-
• voir point violé cette loi, lorsque, sortis après mi-
nuit, ils rentrent avant le milieu de la nuit suivante;
il sufiBt absolument qu'ils soient dans quelque quar-
tier de Rome avant la sixième heure de la nuit. J'ai
lu quelque part que le jurisconsulte Q. Mucius avait
coutume de dire que les lois n'adjugeaient pas à un
citoyen la possession d'une femme qui , pour cause
de mariage , aurait demeuré avec cet homme depuis
les calendes de janvier, et qui l'aurait quitté avant
le quatre des calendes du même mois de l'année sui-
vante; car^ disait-il, elle ne peut, dans ce cas, s'être
absentée trois nuits de la maison de cet homme; ce
que la loi des douze tables requiert pour valider son
usurpation f puisque dans la dernière nuit qu'on la
suppose absente, il y a six heures qui appartiennent
à l'année suivante qui commence aux calendes. Vir-
gile a aussi traité ce sujet , non pas formellement ,
mais de la manière qui convient à un poète , sous des
termes cachés et allégoriques, et faisant allusion aux
mœurs du premier âge.
Mais déjà la nait touche au milieu de son cours,
Des chevaux du soleil j'ai ressenti l'haleine.
Ces vers ne disent-ils pas implicitement que, chez les
Romains, le jour civil commence avec la septième
heure de nuit ? Dans son sixième chant , le même
poète nous indique aussi le moment où commence la
nuit. Après avoir dit :
Pendant cet entretien, le soleil achevait
La seconde moitié de sa vaste carrière ,
LIVRE I. ayi
II ajoute bientôt après :
Prince , la Duit arrive , et vos regrets stériles
Consument un temps cher en larmes inutiles.
Tant il montre d'exaetitude dans la description du
commencement de la nuit et du jour confonnément
à la division civile. Voici quelle est cette division. Le
temps qui suit immédiatement minuit se nomme le
déclin du milieu de la nuit Vient ensuite le galiici*'
rtium ( chant du coq.), puis le conticinium (silence
universel). Ce temps où le coq cesse de chanter est
celui où le sommeil est le plus cahne; il est suivi du
point du jour. C'est alors que la lumière commence
à percer les ténèbres ; bientôt le jour paraît dans
toute sa dârté. On appelle matin cet instant de la
journée. Ce nom lui a été donné parce qu'alors le
soleil nous apporte la lumière des régions inférieu-
res, séjour des mânes, ou, ce qui me paraît plus
vraisemblable, comme nn présage de bon augure«
Car à Lanuvium le mot mane ( matin ) est pris dans
le même sens que le mot honum ( bon ) ; et le même
mot, précédé de <m, est pris chez nous dans le sens
inverse ; nous disons immanis belbia ( une bête
féroce ) , immcaie facinus ( un crime atroce ). Après
le matin, vient le midi ou lé milieu du jour auquel
succède la chute du jour; puis enfin sa dernière par-
tie, ou la disparition du soleil nommée' dans la loi
des douze tables suprema tempestas ( derniers in-
stants du jour); solis occasus suprema tempestas
esta. Cette période est suivie du soir appelé par les
ayo sATijaWALES.
s'absenter de la ville un jour entier, sont censwnî
voir point violé cette loi , lorsque, sortis apiw m^
nuit, ils rentreDt avant le milieu de Ja nuit suivaniK
il suffit absolument qu'ils soient dans quelque qm
ticr de Rome avant la sixième heure de h nuit- ^'i
lu quelque part que le jurisconsulte Q. Muâui awl I
coutume de dire que les lois n'adjugeaient pas ai«
citoyen la possession d'une femme qui , pour caiK
de mariage , aurait demeuré avec cet homme depuis
les calendes de janvier, et qui l'aurait quitté anoi
le quatre des calendes du même mois de l'auiiée soi-
vaBte;car, disait-il, elle ne peut, dans ce cas, s'êw
absentée trois nuits de la maison de cet bomnie; ce
que la loi des douze tables requiert pour valider son
usurpation , puisque dans la dernière nuit q"'"" '^
suppose absente, il y a six beures qui apparUennent
à l'année suivante qui commence aux calendes. Vir-
gile a aussi traité ce sujet, non pas formeilement,
mais de la manière qui convient à un poète, sous de*
termes cachés et allégoriques, et faisant allusion aux
mœurs du premier âge.
Mai» déjà la nuîi touche au milieu de son cours,
Des chevaux du soleil j'ai ressenti Vhaléae.
Ces vers ne disent-ils pas implicitement que, chez les
Romains, le jour civil commence avec la «pnèflie
heure de nuit? Dans son sixième chant, le même
PO^ nous indique aussi le moment oîi commence Ja
nuit. Après av^;. j:. .
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)..L
lia'
•■'v
Il ajoute bientôt après :
Prince , la nuit arrirc, et
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Tant il montre d*<
commencement de b
à la division civile- Y
temps qui suit
déclin du milien de h
miiiTi ( chant da co^ .
universel). Ce tcniis «
celui où le sommeil est
point du jour. Ccst alan me ^
à percer les ténèbres : lienn jt j» -^^ ,jr;*- :.«•.
toute sa clarté. Oa aneiLé: anna •«r. agMiB à*-
journée. Ce nom lui » «fi* o»^ jan^ *; »,:^ ^
soleil nous apporte
res, séjour àesmàmn^ «. te n;. «r
vraisemblable ,
Car à Lanuviom le
le même sens que le
mot, précédé de mi,
inverse ; nous
féroce ) ,
le matin, vient le mu& w ^ ^tm^ «..
succède b dmte
tîe, ou b diipafisjMft i^
des douze taUm
stants du j
esta. Cette
a 7^1 SATURTCALES.
Latins vesper^ mot emprunté au grec foircpa (étoile
du soir) : c'est de là que l'Italie a reçu le nom dlles-
périe, parce qu'elle est située au couchant de la Grèce.
Au soir succèdent trois autres mesures de la journée
nommées prima fax, nox concubia, nox intem-
pesta ; c'est-à-dire l'heure où l'on allume les flam-
beaux, celle du coucher , et l'heure indue, ou qui
n'est pas employée au travail. Telle est, chez les Ro-
mains, la division du jour civil. D'où il suit que
lorsque la nuit prochaine aura parcouru la moitié de
isa course , les Saturnales commenceront, puisque cet
instant sera pour nous la naissance du jour de de-
main.
CHAPITRE IV.
Les expressions saturnaliorum , noctu futura , et
die crastini sont latines.
Pendant que la société félicitait Albinus sur sa mé-
moire qui semblait être le répertoire de l'antiquité,
Prœtextatus s'étant aperçu qu'Avienus parlait bas à
Furius , Pourquoi , lui dit-il , serions - nous privés ,
mon ami, des communications que vous faites au seul
Furius? Caecina, répondit Avienus, est pour moi une
autorité ; et je sais qu'un aussi docte personnage ne
peut errer. Cependant mes oreilles ont été étonnées
de la nouveauté de ces expressions : noctu fiUiira ,
LIVRE I. 273
die crasUni (nuit prochaine et lendemain ), qu'il em-
ploie au lieu de dire, <)'après les règles, noctefuturà,
die crasiino ; car noclu n'est pas un nom , mais un
adverbe; ovjutard étant un nom, ne peut s'accorder
avec un adverbe. Noctu et nocte sont dans le même
rapport que diu et die. J'ajoute que die et cmstini
ne sont pas au même cas, et que cette condition est
nécessaire pour l'union de deux noms: je demanderai
ensuite s'il est mieux de dire Saturnaliorum que Sa^
tumalium. Comme Csecina souriait et ne répondait
pas, Symmaque demanda à Servius quelle était son
opinion à cet égard. Je sais, dit ce dernier, que dans
une société dont les membres sont également recom-
mandables par l'éclat de la naissance et par celui des
talents, je devrais me contenter d'apprendre, et non
me mêler d'enseigner. Je me rendrai cependant à l'in-
vitation quî m'est &ite,' et je dirai d'abord du mot
ScUumaliorum y puis des autres expressions, que
cette manière de parler, loin d'être nouvelle, est pui-
sée dans l'antiquité. Celui qui dit Satumaiiutn parle
d'après les règles; car dans tous les noms terminés
en bus au datif pluriel , le génitif pluriel n'a jamais
une syllabe de plus que le datif, mais il peut en avoir
le même nombre comme monilibus ^ monilium; se*
dilibusy sedilium: ou bien une de moins, comme
carminibusy carminum; luminibus, luininum; par
con^c{\xerï\. ^ Saturrudibus y Satumaiiutn qui est plus
régulier que Saturnaliorum, Mais ceux qui emploient
cette dernière manière de parler ont pour eux l'au-
torité de plusieurs grands écrivains. Dans son troi-
I. 18
i 374 SATURNALFS.
sième li^re , Sallu$te se sert du mot
et Masorius, dans le second de ses Fastes , s'eiiprinie
ainsi c f^inaliorum dies Joui sacer est y etc. (le jour
tjue-commeiicent les vendanges est consacré à Jupiter
et ûon pas à Vénus, quoi c}u'en disent quelques per-
sonnes). Je puis même emprunter le témoignage des
grammairiens; car Yerrius Flaccus, dans son opus-
cule intitulé Saturne, dit, Saturnaliomm dies y etc.
( les Grecs célèbrent aussi les Saturnales) ; et daas un
autre passage du même ouvrage, de constiiuiione
Saturnaliorum^ etc. (je crois m'étre dairement expli-
qué relativement à l'institution des Saturnales). Dans
le traité de Julius Modestus sur led fériés, on trouve
ces mots ^feriœ Satufrèaliorum ( les fériés des Satur-
nales); puis ceux-ci, Agonediorum repertorem^ etc.
(Autias regarde Numa comme l'inventeur des Ago-
nales). Mais, me direz- vous ^ pourrait -on justîBer
de seraUables expressions? Très- aisément, vous ré-
pondrai-je; et comtne les discussions analogiques
sont du ressort des grammairiens , je vais essayer de
découvrir le motif qui a pu déterminer les anciens à
sortir de la règle en disant Saturnaliomm au lieu de
Saturnalium. D'abord, je pense qu'ils ont voulu dif-
férencier ces noms neutres de fêtes , et qui n'ont pas
de singulier, des noms neutres ayant les deux nom-
bres. En effets Compiialiaf Bacchanalia^ AgonaUay
Vinalia , etc. , sont privés de singulier ; et lorsqu'on
les «esq^toie à ce nombre, ils n'ont plus la même si-
gnification, à moins qu'on n'y ajoute le moi /estum
( fifile) oonne Bacckanaley Agonate (Jestum ) ( la
LIVAS I. 1^5
fête del Bacchaaales , des Agosales ) , en sorte qae ccb
mots 9 àe positifs qu'ils ataieni, deriennent adjectîfe,
ou bien épithètes , comme disent les Grecs. No» an^
cétres ont doac eu pour but, en faisant ces change»
ments dans la déclinaison des génitife pluriels neutres,
de specùfier le^ noms des fêtes solennelles , radiant
bien que plusieurs noms qui sont terminés en bus an
datif, ont leur génitif en mm, comme domibuSjdo^
morum; duoèus, duorum; ambobus^ amborum,
G est ainsi que viridiay considéré comme adjectif, a
son génitif en ium ; viridia prata, viridium prato^
mm. Mais si nous voulons exprimer la verdure d'un
lieu quelconque, viridia devient positif, et nous di-
* sons \formosa faciès viridiorum ( l'aspect charmant
de la verdure ). Les anciens se sont tellement mis \.
Taise à cet égard , qu'Âsinius Pollion emploie fré-
quemment le mot vectigaliarum , parce que vecHgtd
( impôt ) est aussi usité que vectigalia. Nous trou*
v<ms aussi 4Znciliorum employé comme génitif plurid
ê^ancile (boudier ). Voyons donc si cette terminai^a
que nous venons de dire être affectée aux noms des
jours de fêtes , n'est pas plutôt un effet du goût des
anciens pour la variété des expressions ; ce qvii le
prouverait , c'est- que , outre ces noms de fêtes dont
la désinence «st en orum, nous venons de trouver les
mots viridieram , vectigaliùrum , ancilioruNt. Il y
a plus, «est que l'antiquité nous offre aussi les noms
de fêtes dédioés d'après la règle. Varron assure que
Jèralium diefn (jour consacré à la mémoÎTe des
mort^î ) dérive A&ferendis in sepulcra epulis (port^
18,
Zk'jS SATURNALES.
à manger dans les tombeaux ) ; il ne dit pas/èrialia-
rum. Dans un autre endroit, il se sert du raoljlora-
lium , et non Afà florcdiorum , parce qu'il fi'agit de la
fête àîite florale ( de Flore ) , et non pas de ludiflora-
les (les jeux floraux). Dans le second livre de ses
Fastes , Masurius nous apprend que UberaUum dies
(fête de Bacchus), est appelée par les pontifes ago--
nium fnartiale {jeux en l'honneur de Mars). On
trouve dans le mâme livre eam noctem, etc., qui est
lucariwn (cette nuit et le jour suivant, on célèbre
la fête du bois sacré), au lieu delucariorum. Plu-
sieurs auteurs ont dit aussi liberalium au lieu de H-
beraliorum. Nous en conclurons: que nos ancêtres
eu ont ainsi usé pour varier leurs expressions; on
trouve chez eux exanimos et exanimes ( privés de
vie ); inermos et inermes ( désarmés ) ; hilaros et A/-
lares (gais). Il est donc démontré qu'on peut dire
Saiumalium et Saiurnaliorum. Le premier de ces
mots a pour lui la règle unie à l'autorité ; le second
n'est appuyé que sur des autorités, mais elles sont
nombreuses.
Passons maintenant aux autres mots que notre cher
Avienus regarde comme nouveaux, et dont l'usage est
appuyé sur le témoignage de l'antiquité; citons En*
nius, s'il est "permis d'en appeler à lui dansée siècle
si poli. Voici un passage dans lequel il fait entrer
noctu concubia (milieu de la nuit.) Qua Galli/ur^
tim noctu summa arcis adortimœnia concubia^ etc.
(les Gaulois ayant, à la dérobée, attaqué, vers mi-
nuit , les hauteurs de la citadelle , tombent tout à coup
LIVRE I. 1^7
sur les sentinelles) : remarquons en outre qu'il dit
qua noctu. Ce passage se trouve dans le septième H*
vre de ses Annales , et dans le troisième , le même
mot noctu se fait voir encore dans ce vers , ijua noctu
/Uo , etc. ( cette nuit le sort de TÉtrurie ne tiendra
qu*à un fil ). On trouve également chez Claudius Qua-
drigarius,^^/2a/£<^ autem de noctu y etc. (il était nuit
quand le sénat s'assembla , et il ne se sépara que bien
avant dans la nuit ). Disons une chose qui ne sera
pas déplacée ici ; c'est que les décem virs , dans lés lois
des douze tables, ont employé le mot nox ^ ce qui
est cxxitre l'usage du temps, au lieu du mot noctu:
sei nox fwrtum factum y etc. (si un vol est fait de
nuit, si quelqu'un tue le voleur, qu'il soit tué léga-
lement). Il convient d'observer encore que les décem-
virs ont dit im pour eum accusatif de is. Quant à
die crastini (le lendemain), le docte Caecina a pour lui
l'exemple des anciens qui tantôt disaient die quinti,
et tantôt die quinte (le cinquième jour) en faisant
un adverbe de ces deux mots réunis ; la preuve en est
que la seconde syllabe de die est longue quand ce mot
est isolé , et qu'ici elle est brève. Nos ancêtres termi-
naient indifféremment, soit par e, soit par /, les
mots finissant par l'une ou l'autre de ces lettres^ Ils
disaient également prœfiseine et pra^eini ( soit dît
sans vanité), /?roc/iVe eï proclivi (qui va en pente).
Je me rappelle à ce sujet un vers de Pomponianus
dans son atellane intitulée M^via : Dies hic sextus
cum nihil egij die quarte moriar famé ( voici le
«ijxième jour que je ne fais rien ; dans quatre jours je
ajS SATUIUVALES.
aérai mort de £siini). On disait aussi die prisiine pour
die pristino ( la veille ) ; maintenant , nous disons
pridie par transposition y ce qui équivaut à pristino
die. Je conviens qu'on trouve chez les anciens die
quarto^ mais seulement au passé, et non pas au futur.
On voit dans les mimiambes de Cn. Mattius, homme
prodigieusement savant, que notre médius quaràis
( il y a quatre jours ) devient cl^ez lui die quarto.
JNuper die quarto^ etc. ( il y a quatre jours, autant
qu'il m'en souvient, il a cassé le seul vase destiné à
Teau que j'avais à la maison ). Peut-être devrait-oQ
dire die quarto en parlant d'un temps écoulé, et die
quarii en parlant d'un temps à venir. Je ne termine*
rai pas sans rapporter, à l'appui de die crastirUy
ce passage que j'ai lu dans le second livre des Histoi-
res deCelius : «Si vismihi, etc., die quintiRomœ^ etc.
( si vous voulez me confier la cavalerie , et me suivre
avec le reste de l'armée, dans cinq jours, je vous £ûs
souper au Capitole). Gelius que vous citez , dit Sym*
maque à Servius , a trouvé ce trait d'histoire ainsi que
l'expression die qidnti dans le traité des Origines de
Gaton qui s'exprime ainsi : Igiiur dictatorent Car^
thaginiensium j etc. , die quinti in Capiiolio, etc. (le
géna*al de la cavalerie dit au dictateur des Cartha-
ginois : Envoyez-moi à Rome avec la cavalerie , et dans
cinq jours votre souper sera prêt au Capitole ).
Ce qui pourra servir à confirmer encore, dit alors
Pnstextatus ,que telle était la manière de parler jadis,
clest l'ancienne formule dont se sert lé préteur pour
indiquer les fi^ries compi taies : Die nonipopolo ro-
LivEE I. a 79
fnanOy etc. ( le neuvième jour le peuple romain celé*
bi^ra les Ckimpitales. Toute affaire doit être alor» sus*
pendue).
CHAPITRE V.
Des mots vieillis ci hors d*usage. Vexpressiom
mille verbqrum est correcte et latine.
Âvienus s'adressant alors à Servius : « Curius, lui
dit-il, et Fabricius, ainsi que Coruaoanius, qui
vivaient dans un siècle bien antérieur au nôtre, et
les Horaces, oes trois illustres jumeaux nés long**
temps avant eux , parlaiei^t nettement et intelligible-
ment à leurs concitoyens. Ils n'employaient le lan-
gage ni des Arunciens , ni des Sicaniens , ni des Pé^
lasges qui les premiers, dit -on, ont habité l'Italie^
mais ils se servaient de celui de leur siècle; et vous,
nomme si vous conversiez avec la mène du vieil
ÉVandre, vous employez des expressions depuis long-
temps tombées en désuétude. Qui plus est , vous en-
couragez d'illustres personnages , qui font de la lec-
ture leur délassement habituel , à charger leur mé-
moire de tout ce fatras. Cest, dites -vous, parce que
cette antiquité a pour vous des charmas , et que vous
aimez ses mœurs pures , graves et simples. Soit :
adoptons ses mœurs antiques , mais parlonsMa langue
de notrtt siècle. Quant à moi, j'ai gravé profondé-
38o SATURKALES.
ment dans mon esprit le conseil que donne , dans le
premier livre de ses Analogies, C. César, ce génie
si brillant et si sage. «Fuyez, disait-il, une expres-
sion surannée et inusitée comme on fuit à Taspect
d'un écueih » Il est mille de ces mots (mille verbo-
rum est) qui, employés fréquemment par nos ancê-
tres, ont été mis au rebut par leurs descendants. Ten
pourrais citer une foule, si la nuit qui s^approche
n^était l'annonce du départ. «Un instant, je vous
prie , dit Pnrtextatus avec cette dignité qui ne l'a-
bandonnait jamais, ne manquons pas au respect que
nous devons à l'antiquité mère des arts, et que vous
chérissez d'autant plus, Avienus, que vous. afiectez
un sentiment contraire; car, lorsque vous dites, mille
verborum est (il est mille de ces mots), n'est-ce
pas là une locution antique? Cicéron a dit, il est
vrai, dans son oraison pour Milon, ante fundum,
Clodiiy etc. , mille hominum versahatur^ etc. ( il
se trouvait alors à la maison de campagne de Clo-
dius au moins mille ouvriers robustes, à cause des
folles construcTtions qu'il y faisait élever); il n'a pas
dit versabantur qu'on trouve dans les copies peu
soignées; et dans sa sixième Philippique, quis un-
quam, etc., qui mille nummûm (qui donc, dans
cette rue de Janus, voudrait prêter à Antoine mille
sesterces)? Dans le dix-septième livre des Choses hu-
maines, écrit par Varron , contemporain de Cicéron,
on lit aussi , plus mille et centum annorum est ( il
y a plus de onze cents ans). Mais ils n'ont pu par-
ler ainsi qu'appuyés de l'autorité des écrivains leurs
LIVRE I. a8l
prédécesseurs, et Quadrigarius , avant eux, avait dit,
dans, le troisième livre de ses Annales , ibi occiditur
mille hominum (là forent tués mille hommes). On
trouve, dans le troisième livre des satires de Lucilius,
ad portam mille ^ etc. (de là à la- porte on compte
un mille, et de la porte à Saleme six milles). Dans
Un autre endroit, c'est dans le quinzième livre, il
décline mille, hune milli pussûm y etc. (si un che-
val campanien a trois mille pas d avance, aucun autre
coursier ne le suivra à une moindre distance, et l'in-
tervalle sera gardé).
Dans son neuvième, on lit, tu miUinummum, etc.
(avec mille sesterces, tu peux en gagner cent mille).
Milli passûm est ici pour mille passibus, et miUe
nummûm pour mille nummis. Il fait, comme on
voit, un nom positif de mille ^ ayant un singulier, un
ablatif et un pluriel qui est miUia. Mille ne repré*
sente pas ici les ckilia des Grecs, mais leur chîliade;
et comme on dit une chiliade , deux chiliades , etc. ,
de même nos ancêtres disaient avec beaucoup de jus-
tesse, et par analogie, unum milieu duo millia (un
mille, deux milles, etc. ). Youdriez-vous donc, Avie-
nus, priver dur droit de suffrage , dans les comices du
langage , de doctes écrivains que Cicéron et Yarron
se sont fait gloire d'imiter, et en agir avec eux comme
en agit la loi à l'égard des vieillards âgés de soixante
ans ?
Ce sujet nous mènerait plus loin, si l'heure ne nous
forçait , vous et moi , de nous séparer à notre grand
regret; mais désirea-vous employer la journée de de-
aS* SATURHALES.
main, depuis le matin jusqu'à l'heure da souper, à
des entretiens de la nature de celui-ci, au Heu de b
passer, suivant Fusage, à jouer aux dames ou aux
échecs? et même, pendant notre repas qui ne sera
point une orgie , nous nous occuperons de questidbs
intéressantes, et nous nous communiquerons mutuel-
leroent le fruit de nos lectures; c'est ainsi que le loinr
des fériés nous offrira la plus intéressante des occu-
pations. Nous donnerons de cette manière à notre
esprit, non pas du relâche, car, comme le dit Muso-
nius, ce relâche est pour lui une perte réelle, et nous
l'égaierons par des conversations agréables et dé-
centes. Si vous pafisez comme moi, vous ferez, en
vous rassemblant id, le plus grand plaisir à mes
dieux pénates. Quiconque se croit digne de cette
réunion, dit alors Symmaque, ne peut en récuser ni
les membres, ni le chef qui la préside; mais, pour
qu'elle soit parfaite , je suis d'avis que nous devons
y inviter, ainsi qu'au repas, Flavien, qui, supérieur
même à son père par ses talents et ses grâces exté-
rieures, joint à ces avantages une élégance et une
pureté de mœurs que relève encore sa profonde éru»
dition. Nous engagerons aussi Postumianus, qui ho-
nore le barreau par l'emploi qu'il fait de ses talents;
ainsi qu'Ëustathe, si versé dans tous les genres de
philosophie, et qui s'est rendu propre le mérite
des trois philosophes que nos ancêtres se sont glo-
rifiés d'avoir vus : je parle de ceux que les Athéniens
députèrent au sénat romain pour demander la re-
mise de l'amende de cinq cents talents à laquelle ils
LIVEB 1. 283
avaient été condamnés pour le pillage de la ville d'O-
rope. Cétaîent Cariiéade l'académicien , Diogène le
stoïcien , et Critolaûs le péripatéticien , qui , chacun
en particulier, déployèrent leur éloquence en pré-
sence d'un peuple nombreux , et dans les quartiers de
Rome les plus fréquentés. Celle de Caméade était,
dit-on , neryeuse et entraînante; celle de Critolaûs
graci<nise et facile ; celle de Diogène simple et sévère.
Mais quand ils furent introduits au sénat, il fallut que
le sénateur Cecilius leur servit ^interprète. Quant à
notre Ëustathe qui , s'étant approprié les principes
des diverses sectes, s'est attaché à ceux qui lui offrent
le plus de probabilité, et possède à lui seul les divers
genres de l'éloquence grecque, il est tellement riche
de son propre fonds, qu'il se sert à lui-même d'inter-
prèle avec une aisance qui ne permet pas de distin-*
guer laquelle des deux langues a pour lui plus de
charmes et de fiidlité. Chacun applaudit au goût que
montra Symmaque dans ce choix. Cette affaire réglée,
la société prit congé de Prœtextatus ; et chacun des
membnes , après les adieux respectifs , s'en retourna
chez soi.
!l84 SATURITALES.
CHAPITRE VI.
Origine et us€ige de la prétexte. Comment de ce
mot Von fit un nom propre y et de Vétymologie
de plusieurs autres noms.
Le lendemain de bon matin, chacun se rendit chez
Praetextatus , ainsi qu'on en était convenu la veille.
Lorsqu'il eut reçu les arrivants dans sa bibliothèque,
« Voici, leur dit-il, un beau jour pour moi; déjà je
vous possède, et j'ai la certitude que nous aurons
bientôt les nouveaux membres de notre société. Pos-
tumianus seul a cru devoir nous préférer la rédaction^
de ses plaidoyers, et j'ai fait inviter, à son refus,
Ëusèbe, rhéteur distingué par son savoir et ce charme
d'élocution qui appartient aux Grecs. Je les ai enga-
gés à se livrer à nous au lever du soleil , puisque au-
jourd'hui toute fonction publique est interdite; car
certainement personne n'endossera , dans ce jour, soit
la toge ou la trabée, soit le paludamentum ou la pré-
texte {prœtextatus videtur nulliis ). » A ces mots ,
Avienus l'interrompant, selon sa coutume, «Puisque
votre nom , lui dit-il , qui ne m'est pas moins cher,
qu'il l'est à l'état, se trouve, mon cher Praetextatus,
parmi ceux des divers costumes que vous venez de
citer, cela me donne l'idée de vous faire une ques-
tion que je crois intéressante; je voudrais vous de-
LIVRE I. !l85
mander pourquoi de ces quatre sortes d'habillements,
le dernier est le seul dont l'antiquité ait dérivé un
nom propre , et quelle est l'origine de ce nom ?» A vie-
nus en était là quand on vit entrer Flavien et Eus-
tathe, couple uni d'une étroite amitié. Eusèbe les
suivait de près.
Leur arrivée augmenta la satisfaction de la cx>m-
pagnie, et lorsque les politesses d'usage furent termi-
nées, ils s'informèrent du sujet de la conversation.
« Vous venez fort à propos pour_moi , leur dit Prae-
textatus , car j'ai grand besoin d'appui ; Avienus fait
une enquête sur mon nom, et veut connaître son
origine , comme s'il était chargé d'en vérifier l'ex-
traction. Parce que personne ne se nomme Togatus,
ou Trabeatus, ou Paludatus, il veut qu'on lui expli-
que pourquoi Praetextatiis est employé comme nom
propre. Or, d'après cette sentence d'un des sept s^ges
de la Grèce, et qu'on lit sur le frontispice du«temple
de Delphes, Connais-toi toi-même y quelle connais-
sance pourrait-on supposer que j'aie de moi, si de-
vant maintenant rendre raison de mon nom , j'igno-
rais quelle est sa source et la circonstance qui le fit
naître ?
Tullus Hostilius, fils d'Hostus et troisième roi de
Rome, ayant vaincu les Étrusques, fut le premier
qui introduisit la chaise curule, les licteurs, la tuni-
que brodée et la robe prétexte , qui étaient les insi-
gnes des magistrats étrusques. Ce dernier vêtement
n'était pas alors à l'usage des enfants ; il était , ainsi
que les trob autres dont il a été dernièrement ques-
a86 sATnRirA.i«£s.
tîon^ affbctié aux dignitaires de l'état; mais plas tard,
Tanfuin Tancien , nommé aussi Lucuraon , fils d'im
«xilé de Corinthe appelé Démarate^, et qui fut le dn-
quîème roi de Rome depuis Romuius , ou le troisième
depuis Hostilius, triompha des Sabins, et dans le
combat (jui lui mérita le triomphe , soji fils ayant ter-
rassé un ennemi , Tarquin fit son éloge dans une ha-
rangue adressée aux soldats, et le décora de la bulle
d'or et de la prétexte. C'était donner à œt en&nt,
d'une «râleur au-dessus de son âge , le prix de Thon-
neur et le vêtement de l^SL^e mûr; car la prétexte
était la robe des magistrats, let la bulle dW était la
décoration des triomphateurs. Cette bulle renfermait
un talisman regardé comme un puissant préservatif
contre Tenvie. De là est venu l'usage de néserver,
pour les seuls enfants des nobles, la buUe et la pré*
texte, «comme une sorte d'augure et de garantie qu'un
jour ils auront le courage de celui qui, le premier,
en Int décor-é dans son jeune âge. D'autres pensent
qtle ce même Tarquia l'ancien, s'oocupant à régler
rétat des citoyens avec toute la prévoyance d'un
prince habile , prit particulièrement en considération
le costume de la jeune noblesse, et voulut que les
patriciens dont les pères avaient rempli une charge
eurule portassent la bulle d'or et la tunique brodée;
il accorda seulement aux autres la prétexte, en limi-
tant ce privilège à ceux dont les pères auraient servi
dans la cavalerie le temps exi^ par la loi; mais ^elle
fttt interdite aux afifranehis , et à plus fixte raison
aux étrangers que les liens du sang n'umssaÂent pas
LIYRl I. 987
aux Romains. Cependant, par la suite, les fils d'af-
franchis obtinrent aussi le drpit de porter la pretente;
Taugure M. Lelius nous fait connaître le motif de
cette concession. Il rapporte que, pendant la seooade
guerre punique, les duumvirs furent chargés, en
vertu d'une décision du sénat, de consulter les litres
sibyllins sur divers prodiges; la consultation fiiite, ils
déclarèrent qu'il fallait se rendre en procession au
Capitole, et dresser un lectisteme du produit d'une
collecte à laquelle contribueraient aussi les femmes
d'affranchis autorisées à porter la robe longue. I^es
prières ordonnées eurait donc lieu, et les hymnes
furent chantés par des en&nts de l'un et l'autre sexe,
nés de parents libres ou affranchis, mais ayant en-
core leurs pères et leurs mères. C'est depuis cette
époque que les fils d'affranchis , nés en légitime ma-
riage, ont le droit de porter la prétexte et la courroie
au lieu de la butte d'or.
Verrius Flaccus dit que Foracle, consulté par les
Romains afftigés d'une épidémie, avait répondu qu'ils
.étaient punis parce que les dieux étaient vus de haut
en bas; que cette réponse, qui semblait inintelligible,
inquiétait tous les esprits , et qu'un joiu* où l'on ce-*
lébrait dans le cirque les }eux ptébéiens, il arriva
qu'un enfas2t ayant regardé la pompe religieuse de
r^ttdroit le plus élevé de la maison de son père, lui
avait rapporté l'ordre dans lequel étaient rangés, au
fond dift coffre placé sur un char, les objets servant
au culte secnet ; que le père ayant dénoncé ce fait au
sénat, il avait été décidé que désormais toutes 'les
3 88 SATURNALES.
vues des maisons situées dans les rues où passait le
cortège seraient fermées, et que l'épidémie ayant alors
cessé, l'enfant à qui Ton devait la solution de la ré*
ponse du dieu avait été autorisé à porter la pré*
texte.
Les personnes versées dans l'antiquité rapportent
que, pendant l'enlèvement des Sabines, une femme
nommée Hersilie, qu'on n'avait pu séparer de sa fille,
avait été enlevée avec elle ; que Komulus l'ayant don-
née en mariage à un vaillant homme nommé Hostus ,
qui , du territoire des Latins , s'était enfui dans l'asile
ouvert par ce roi , elle avait été la première des Sa-
bines qui eût rendu père son nouveau mari, et que
ce premier-né sur un territoire ennemi (primas pro-
creatus in hoslico ) avait reçu de sa mère le nom
d'Hostus Hostilius , et avait été décoré par Romulus
de la bulle d'or et de la prétexte ; car ce roi s'était
engagé , dit-on , pour consoler les Sabines , à accorder
une éclatante prérogative au fils de celle de ces
femmes qui la première accoucherait d'un citoyen
romain.
D'autres croient que l'on accorda aux enfants de
condition libre le droit de porter sur la poitrine un
ornement en forme de cœui*, afin qu'en le regardant
ils s'entretinssent dans l'idée qu'on n'est vraiment
homme que par le cœur, et qu'on y ajouta la prétexte
pour que la bande de pourpre les avertît de ne point
perdre cette pudeur ornement de l'enfant bien né.
Nous venons de faire connaître l'origine de la pré-
texte, ainsi que les causes présumées qui en ont fiiit
LIVRE I. 289
la robe de Tenfance; mainteuant nous allons dire en
peu de mots comment du nom de ce vêtement l'on
fît un nom d'homme.
Autrefois à Rome les sénateurs avaient coutume
d^entrer au sénat avec ceux de leurs enfants qui
étaient revêtus de la robe de l'adolescence. Lorsqu'on
avait délibéré sur une matière importante , et que la
décision en avait été remise au jour suivant, il était
expressément défendu d'en parler avant qu'elle eût
été décrétée. Un jour que le jeune Papirius avait ac-
compagné son père au sénat, sa mère le prend en
particulier : Mon fils , lui dit-elle , sur quel objet les
pères conscrits ont-ils délibéré ? Je ne puis , repartit
le jeune homme , enfreindre la défense qui me lie la
langue. Cette réponse enflamme la curiosité de la
dame qui revient à la charge , et le silence que con-
tinue de garder son fils ne contribue qu'à rendre ses
instances plus vives et plus pressantes. Alors Papî*
rius semble céder, et se tire d'embarras par une ruse
fort plaisante : Voici tout le secret , lui dit-il ; le sénat
a délibéré lequel était le plus utile et le plus con-
forme aux intérêts de la république qu'une femme
fut mariée à deux hommes, ou qu'un homme épou-
sât deux femmes. A ces mots , la mère interdite sort
en tremblant de sa maison, et court chez les dames
de sa connaissance leur apprendre cette npuvelle. Le
lendemain, une troupe de femmes éplorées entrent
en tumulte au -sénat, se jettent en pleurant aux pieds
des sénateurs. Plutôt mille fois, s'écrient-elles, être
unies à deux hommes que de voir un homme se par-
I. 19
390 SATURNALES.
tager entre deux femmes. Les sénateurs étonnés ne
comprenaient rien à ce vacarme, et moins encore à
la prière de ces femmes : c'était un prodige dont ils
s'alarmaient qu'une requête aussi immorale de la part
d'un sexe naturellement retenu. IjC jeune homme les
tira d'inquiétude, et s'avançant au milieu de la salle,
il raconta ce qu'il avait eu à souffrir des instances de
sa mère, et la manière dont il les avait éludées* Le
sénat admira la présence d'esprit du jeune citoyen,
et touché de sa fidélité à garder un secret , il or-
donna que désormais, de tous les adolescents, Papi-
rius Seul pourrait entrer au lieu de l'assemblée des
pères, et le surnom de Prstextatus fut la récompense
dont la république honora cette prudence singulière,
dans un âge si tendre , de savoir parler et se taire à
propos. Ce surnom est devenu par la suite le nom de
notre famille. Telle est aussi l'origine du nom des
Scipions,qui leur vient de ce qu'un Cornélius qui gui-
dait les pas de son père aveugle, et de même nom
que lui, fut surnommé Scipio (bâton j, et ce surnom
devint le nom de ses descendants. J'ajoute, Avieous,
que le nom de votre ami Messala lui vient du sur-
nom donné à son ancêtre Valerius Maximus, qui le
reçut lorsqu'il eut prit Messana , l'une des principales
villes de la Sicile. Au reste , il n'est pas étoimant que
des surnoms soient devenus des noms , puisque sou-
vent ils dérivent des noms propres; c'est ainsi que
d'Emilius on a fait Emilianus, et de Servilius Ser-
vilianus, etc. «Messala et Scipion, dit alors Ëusèbe,
ont dû ces surnoms , le premier à son courage , et
LIVRE I. 2191
le second à sa piété Oliaie. Mais d'où viennent aux
Scropha et aux Asina, familles distinguées, ces noms
plus injurieux qu'honorables? — Ni Thonneur, ni l'in-
jure , répondit Praetextatus , n'ont influé sur ces noms
dus au pur hasard. Le surnom d'Âsina donné aux
Cornélius leur fut transmis par le chef de leur race
qui, ayant acheté un fonds de terre ou marié sa fille,
conduisit sur la place publique une ânesse (asina )
chargée d'argent pour représenter les garants qu'exi-
geait la loi. Quant à celui de Scropha ( truie )^ voici
comment il fut donnée à un Trebellius. Ce citoyen
étant à sa maison des champs avec sa femme, ses
enfants et ses esclaves , ces derniers saisirent et tue*
rent la truie d'un voisin qui s'était écartée du logis
de son maître. Celui-ci , pour s'assurer que l'animal
ne sera pas emmené au^dehors , fait entourer de sur«
veillants la maison de Trebellius , et le somme de lui
rendre sa truie. Trebellius, prévenu par son fermier^
après avoir caché le corps sous la garniture du lit
qu'occupait sa femme , permit au voisin de faire ses
recherches; et lorsqu'on fut arrivé à la chambre à
coucher, Je juré, dit- il en montrant le lit, que je
n'ai , dans ma maison , d'autre truie que celle qui est
étendue là. C'est ce facétieux serment qui valut à
Trebellius le surnom de Scropha* »
19*
^9^ SATURNALES.
CHAPITRE VIL
De V origine et de V ancienneté des Saturnales;
puis y en passant y de quelques autres sujets.
On en était là, lorsque le serviteur chargé d'ad-
mettre les personnes qui venaient saluer le maître de
la maison annonça la visite d'Evangelus et celle de
Dysarius, qui passait alors pour le premier médecin
de Rome. La figure refrognée de plusieurs des mem-
bres de la société annonça que cette visite d'£van-
gelus allait troubler les doux loisirs de cette paisible
réunion. C'était, en effet, un railleur amer, sans re-
tenue, toujours prêt à quereller, et s'inquiétant peu
des inimitiés que lui attiraient les propos offensants
qu'il tenait indistinctement sur ses amis et sur ses en-
nemis; mais Praetextatus, d'un caractère indulgent et
facile, envoya au-devant d'eux pour qu'on les intro-
duisit. Us étaient accompagnés dllorus , qui arrivait
au moment où ils entraient. Ce dernier, non moins
remarquable par sa force physique que par celle de
ses facultés intellectuelles , après de nombreuses pal-
mes remportées au pugilat, s'était tourné vers l'étude
de la philosophie, et^ sectateur d'Antisthène, de
Cratès et de Diogène, on le citait parmi les cyniques,
a Serait-ce le hasard , Prsetextatus , dit Evangelus en
LIVRE I. 293
apercevant le nombre de ceux qui se levaient à son
arrivée , qui a rassemblé chez vous uuè si nombreuse
société ? ou cette réunion aurait-elle pour but d'agi-
ter, loin des témoins, des questions d'une haute im-
portance? Si cela est, comme je le crois, je préfère
m'en aller que de m'immiscer à des secrets que je
ine garderais bien de vouloir pénétrer lors même que
j'en aurais l'occasion. » Cette impertinente apostrophe
ne laissa pas d'émouvoir Praetextatus, malgré toute sa
patience et son calme philosophique. « Si vous con-
naissiez la loyauté de ces personnages et la mienne ,
lui répondit -il, vous ne penseriez pas qu'il puisse
exister entre nous un secret tel qu'il ne puisse être
communiqué, soit à vous, soit au commun des hom-
mes ; car ni mes amis , ni moi , n'ignorons ce précepte
sacré de la philosophei : « Parlez aux dieux comme si
les hommes vous entendaient, et aux hommes comme
si vous étiez entendu des dieux. » La première partie
de cet axiome ordonne de ne jamais adresser aux
dieux des vœux que nous rougirions de faire con-
naître à nos semblables. Voulant témoigner notre res-
pect pour les fériés, et cependant éviter l'ennui acca-
blant qu'elles amènent, en rendant utiles nos loisirs,
nous avons jugé à propos de nous réunir, et d'em-
ployer la journée entière à des conversations instruc-
tives où chacun paierait de sa personne; car, a s'il
est permis , pendant les fêtes solennelles , de rafraî-
chir ses prés et de baigner ses brebis dans une eau
salutaire, » n'est-ce pas se montrer religieux que d'af-
fecter spécialement à l'étude des lettres les jours con-
294 SATURNALES.
sacrés par la religion ? £t puisqu'un dieu semble vous
avoir adressé ici, veuillez, si cela vous convient , passer
avec nous la journée , et prendre part à nos entre-
tiens et à notre banquet; je vous réponds du con-
sentement de toutes les personnes que vous voyez. —
Prendre part, reprit Evangelus, à des entretiens sans
être attendu, je ne vois rien là d'inconvenant ; mais
fondre , en quelque sorte , sur un repas préparé pour
d'autres , voilà ce qu'Homère blâme de la part même
d'un frère : et voyez s'il n'y aurait pas de présomption
de votre part à recevoir trois Ménélas au lieu d'un
seul qu'admit à sa table un grand roi.» Alors les amis
de Praetextatus, s'unissant à lui, prièrent et pressè-
rent d'une manière flatteuse les nouveaux arrivés, et
particulièrement Evangelus , de partager avec eux le
sort de la journée. « Il n'est aucun de vous, dit alors
celui-ci flatté de cet empressement unanime, qui ne
connaisse ce livre faisant partie des satires Ménippées
de Varron, et portant pour titre. Vous ne savez ce
que le soir vous prépare. L'auteur dit que le nombre
des personnes invitées doit égaler celui des Grâces ,
et ne pas excéder celui des Muses. Or, je vois que
le vôtre est le même que celui des savantes sœurs,
car je ne compte pas le roi du festin. Pourquoi vou-
loir outrepasser un nombre aussi parfait? -*- Eh bien !
lui dit Praatextatus , nous devrons à l'avantage que
nous procure votre présence celui d'unir le nombre
des Muses à celui des Grâces, qui doivent être les
bien-venues à la fête du premier de tous les dieux. »
Lorsqu'on eut pris place, Horus s'adressant à Avie-
LIVRK 1. ugS
nus quil connaissait plus particulièrement, « Les
rites, lui dit«il , que vous observez dans le culte rendu
à Saturne , que vous dites être le premier des dieux,
diffèrent de ceux de la religieuse Egypte, qui n^a
admis à son hommage secret ni Saturne, ni Sérapis,
qu'après la mort d'Alexandre -le -Grand. Forces, à
cette époque, de plier sous le joug tyrannique des
Ptolémées , les Egyptiens reçurent ces dieux , et leur
rendirent les mêmes honneurs que les habitants d'A-
lexandrie , qui avaient pour eux une vénération peu
commune; mais leur obéissance n'alla pas jusqu'à
amalgamer les deux cultes. Comme il ne leur était
pas permis d'ensanglanter les autels de leurs divinités,
qui ne voulaient pour tout hommage que de l'encens
et des prières , et que les nouveaux venus exigeaient
qu'on leur immolât des victimes , on éleva à ces der-
niers, hors de l'enceinte des villes, des temples dans
lesquels on fit ruisseler en leur honneur le sang des
animaux , qui jamais ne souilla le pavé des autels de
l'intérieur êes cités. Je sais que les Romains ne sont
point partisans du culte de Sérapis, et que, chez vous ,
Saturne est celui de tous les dieux qui a de plus fer-
vents adorateurs : veuillez, si rien ne s'y oppose, me
donner quelque instruction à ce sujet. » Avienus , qui
désirait que Prsetextatus satisfit à la demande d'Ho-
rus, tf Quoique toutes les personnes ici présentes, lui
dit-il , soient également instruites, cependant Vettius,
en sa qualité d'initié au culte secret des dieux, peut
seul vous instruire de l'origine de celui qu'on rend h
Saturne , et des motifs des solennités de sa fête. » Mal-
1196 SATURITALES.
gré le désir qu'avait Prœtextatus qu'un autre se char-
geât de ce soin , il se rendit aux instances qu'on lui
fit, et chacun gardant le silence, il commença en
ces termes :
Je vous dirai, sur l'origine des Saturnales, non
ce qui concerne la nature secrète de la divinité, mais
ce qu'en rapporte l'histoire altérée par la fable, ou
ce que la physique a jugé à propos d'en apprendre
au vulgaire. Quant aux motifs secrets de ce culte, et
qui découlent de la source la plus pure de la vérité,
nous devons les taire même en célébrant les mystères,
et tout adepte est tenu d'observer, à cet égard, le
plus profond silence. Ce que je vais dire est tout ce
je puis apprendre à notre ami Horus.
Janus régna sur ce pays que maintenant on ap-
pelle l'Italie; et, d'après Hygin qui a suivi Protar-
chus Trallianus , par suite du partage que fit Janus
de son autorité avec un nommé Camèse, comme lui
né dans cette contrée, ce territoire fut nommé Ca-
mesène , et la ville prit le nom de Janicule. Dans la
suite, le^ pouvoir resta au seul Janus, qui avait, dit-
on, deux visages, en sorte qu'il voyait devant et der-
rière lui : c'est sans doute une allégorie par laquelle
il faut entendre que la perspicacité et la prudence de
ce roi lui faisaient envisager en même temps et le
passé et l'avenir. Cet attribut est aussi celui d'Ante-
vorta et de Postvorta que les Romains honorent
comme compagnes de la providence. Janus donc ayant
accueilli favorablement Saturne qui venait d'arriver
en Italie sur un vaisseau , apprit de lui l'art de cul-
IJVAE I. 297
tiver la terre, et d'en obtenir, au lieu d'aliments
grossiers , des produits savoureux et jusqu'alors in-
conntis. £n reconnaissance de ce bienfait, le roi
l'admit au partage de la souveraineté. Ce fut aussi
Janus qui, le premier, fît frapper de la monnaie de
cuivre, et qui, dans cette occasion, rendit hommage
à Saturne ; car ayant fait graver d'un coté sa propre
efBgie, il voulut que l'autre côté portât l'empreinte
du vaisseau de Saturne, afin que le nom de ceUii*ci
parvint aussi à la postérité; et ce qui prouve que
cette empreinte fut celle de la première monnaie,
c'est le jeu de hasard dans lequel les enfants jettent
en l'air une pièce de cuivre en s'écriant. Tête ou
navire. On convient aussi que l'union régna con-
stamment entre les deux souverains, qui bâtirent en
commun deux villes voisines; et cette assertion est
confirmée non-seulement par le vers de Virgile,
L'une est Janiculum, et l'autre Satumie,
mais aussi parce que la postérité leur a dédié deux
mois qui se suivent , décembre à Saturne , et janvier
à Janus. Saturne ayant tout à coup disparu, Janus
s'occupa des moyens d'accroître la vénération due à
son nom ; il voulut d'abord que tout le territoire qui
lui obéissait prît le nom de Satumie ; ensuite il lui
éleva un autel , et institua en son honneur des fêtes
qu'il nomma Saturnales. Cette époque est antérieure
de bien des siècles à la fondation de Rome; ce fut
au bienfaiteur de l'humanité que Janus décerna ce
culte religieux, ainsi que la statue année d'une faux.
298 SATURNALES.
emblème de la moisson. On attribue à Saturne Tin-
vention de la greffe et de la taille des arbres fruitiers ,
et toutes les pratiques d'agriculture de ce genre.
Quand les Cyrénéens sacrifient à ce dieu, à qui ils
reconnaissent devoir le miel et la culture des fruits,
ils se couronnent de feuilles nouvelles du figuier , et
s'envoient réciproquement des gâteaux. Les Romains
l'honorent aussi sous le nom de Stercutus ( de stercus,
fumier), parce qu'il trouva le premier la méthode
de fertiliser les terres avec le fumier. Le siècle qui
le vit régner fut le siècle par excellence; non^seule-
ment la terre était prodigue de ses richesses, mais la
liberté n'offrait pas encore de contraste avec Tescla-
vage; la preuve en est que, pendant les fêtes con-
sacrées à Saturne, tout est permis aux esdaves.
L'on, donne encore aux Saturnales une autre ori-
gine. Hercule, disent les uns, avait abandonné en
Italie plusieurs des siens pour les punir de ce que
ses troupeaux avaient été mal gardés; il les y avait
laissés, disent les autres, pour mettre son autel et
son temple à l'abri des incursions des brigands; mais,
assaillis par ces derniers , les soldats d'Hercule se re-
tirèrent sur une haute colline consacrée à Saturne,
d'où ils prirent le nom de Saturniens. Se croyant
redevables de leur salut au nom dû dieu et à la véné>
ration qu'on lui portait, ils instituèrent les Satur-
nales, afin qu'une fête en l'honnenr de leiur protec-
teur augmentât la crainte respectueuse qu'il inspirait
aux peuplades agrestes d'alentour.
Je ne tairai pas non plus cette autre origine assi-
gaée aux Saturnak^ , et rapportée par Yarron. Les
Pélasges, dit-il , chassés de leurs foyers , parcoururent
divers pays, et se répoirent enfin presque tous à
Dpdone: là, ils consultèrent 1 oracle sur la contrée
que le sort leur destinait ; voici ce qui leur fut ré<-
poadu :
a Allez chercher la terre des Siciliens^ consacrée
à Saturne et à Cotyla des Aborigènes où flotte une
île; quand vous en aurez pris possession, offrez la
dîme à Phébus, des têtes à Adès, et des hommes à
son père. »
Satisfaits de cette réponse , ils se mirent de nou-
veau en route; et, après avoir erré long^temps, ils
prirent terre dans le Latium, et découvrirent une
île sortie du sein du lac Cutylien : c'était un gazon
très-étendu , produit d'un limon coagulé , ou d'un
marécage devenu compacte ; des arbres et des brous-
sailles disséminés sur sa surface faisaient de ce ter-
rain une espèce de forêt que les vagues agitaient en
tous sens. Ce prodige rend vraisemblable celui de File
de Délos, qui, couverte de montagnes élevées et de
vastes pbines , n'en était pas moins le jouet des
ondes de la mer. A la vue de ce phénomène , les Pé-
lasges reconnurent la contrée qui leur était annoncée;
ils en chassèrent les Siciliens qui l'occupaient, s^
installèrent , puis, conformément aux ordres de l'oracle,
ils consacrèrent la dixième partie du butin à Apollon,
érigèrent un petit temple à Pluton et un aulel à Sa-
turne, dont ils célébrèrent la fête sous le nom de Sa-
turnales. Long-temps ils crurent se rendre favorables
3oO SATUENALES.
Pluton et Saturne, en offrant au premier des tètes
d'hommes, et au second des victimes humaines,
d'après ces mots de Toracle: « Offrez des têtes à
Adès, et des hommes à son père. » Mais, lorsque Her-
cule, après s'être emparé des bœufs de Gérion, re-
vint en Italie, il persuada , dit-on, à leurs descendants
de remplacer ces sinistres offrandes par des sacri-
fices d'un plus heureux augure : Ofirez à Pluton, leur
dit-il,^ au lieu de têtes humaines, de petites figures
d'hommes, et honorez les autels de Saturne, non par
des sacrifices humains, mais en les parant avec des
torches allumées. En effet, fâra signifie également
homme ou flambeau. C'est de là qu'est venu l'usage
de s'envoyer réciproquement, pendant les Satur-
nales, des flambeaux de cire. Si l'on en croit d'autres
personnes, cet usage a lieu en mémoire de ce que les
hommes, plongés auparavant dans les ténèbres de
l'ignorance, acquirent, depuis le règne de Saturne,
des lumières et de l'instruction. J'ai lu aussi quelque
part que plusieurs patrons avides, profitant de l'oc-
casion des Saturnales pour extorquer des présents
considérables de leurs clients, ce qui engageait ceux-ci
à de trop fortes dépenses, le tribun du peuple Pu-
blicius décida qu'on n'enverrait aux gens plus riches
que soi que des flambeaux de cire. Albinus Caecina
prenant alors la parole : Ces sacrifices humains .de
l'abolition desquels vous venez de nous parler, mon
cher Praetextatus , je les retrouve dans les Compitales,
fêtes pendant lesquelles ou célébrait dans les carre-
fours des jeux rétablis par Tarquin-le-Superbe, en
LIVRE I. 3of
rhonneur des Lares et de la déesse Mania, d'après
une réponse d'Apollon, qui ordonnait que le salut des
têtes les plus chères fût racheté par le sacrifice d'autres
têtes. Chaque famille, pour sa propre conservation,
immola donc, pendant -quelque temps, des enfants
à Mania, -mère des Lares; mais, après l'expulsion de
Tarquin, le consul Junius Brutus ordonna que ces
sacrifices n'auraient plus lieu de cette manière; et,
pour qu'on ne se souillât plus du crime d'un aussi
abominable sacrifice , sans cependant désobéir à Apol-
lon qui voulait des têtes , il décida qu'on offrirait au
dieu des têtes d'ail et de pavot ^ et que, lorsqu'une
maison serait menacée de quelque danger, on le con-
jurerait en exposant, au-dessus de la porte, le simu-
laci*e de Mania. Quant aux jeux, ils furent appelés
Compitales, des carrefours (^compila) où on les célé-
brait. Mais continuez , je vous prie. Votre observa-
tion sur les sacrifices, reprit alors Praetextatus, est
extrêmement convenable; mais, d'après les causes que
nous venons d'assigner, comme ayant donné naissance
aux Saturnales, il paraît que ces fêtes sont plus an-
ciennes que Rome. Le passage suivant, tiré des An-
nales de L. Accius, fait foi qu'elles nous sont venues
de la Grèce :
a C'est un usage général en Grèce, et particuliè-
rement à Athènes, de célébrer, en l'honneur de Sa-
turne, des fêtes nommées Cronies. Soit aux champs,
soit à la ville, ce jour-là se passe en joyeux festins;
chaque maître, ainsi que nous le faisons ici, soigne
avec bonté ses esclaves; et c'est d'Athènes* qu'est venue
3oi SATURNALES.
la coutume de ces banquets où les domestiques sont
assis à la même table que leurs maîtres. »
CHAPITRE VIIL
Du temple de Saturne; dès attributs qui distinguent
ce temple, ainsi que le simulacre du dieu. Quel
. sens il faut donner aux fictions poétiques rela-
tives à cette divinité.
Nous allons maintenant dire quelques mots du
temple de Saturne. Tullus Hostilius, après avoir, sui-
vant la chronique, triomphé deux fois des Âlbains,
et trois fois des Sabins, dédia un temple à ce dieu,
en exécution d'un vœu qu il avait fait; ce fut l'époque
de l'institution des Saturnales. Cependant Varron,
dans son sixième livre qui traite des édifices sacrés,
dit que ce fut le roi L. Tarquin qui passa un marché
pour la construction du temple de Saturne qu'on voit
sur le Forum, et que le dictateur Titus Largius en
iît la dédicace pendant les Saturnales. Je sais aussi
que, selon Gellius, le sénat avait décrété un temple
à cette même divinité, et que le tribun militaire
L. Furius avait été chargé de l'exécution de ce décret.
Le dieu a aussi un autel en face du palais du sénat;
on y sacrifie la tête découverte selon le rit grec. Ce
fut ainsi , dit-on , que sacrifièrent d'abord les Pélasges ,
qui furent ensuite imités par Hercule; c'est dans le
LIVRE I. 3o3
temple de Saturne que les Romains ont voulu placer
Je trésor, parce que, pendant son séjour m Italie, il
ne se fit aucun vol dans la contrée qu'il gouvernait,
ou bien, parce que, sous son règne, tous les biens
étaient en commun:
De son temps point d'enclos, de bornes, de partage;
La terre était de tous le commun héritage.
C'était en effet sous les auspices de celui qui u'avait
pas connu de propriétés particulières, que devait être
placée la masse des deniers publics. Je ne passerai
pas sous silence les Tritons embouchant la trompette,
et placés sur le faite de son temple; c'est l'allégorie
de l'histoire qui fut muette, obscure et inconnue jus-
qu'à lui, ainsi que l'indiquent les queues de ces dieux
marins, cachées en terre, et qui, depuis son règne
jusqu'à nos jours, n'a cessé de faire entendre sa voix
sonore. Quant aux entraves que l'on donne à ce dieu ,
Yerrius Flaccus dit en ignorer la cause, mais Apol*
lodore me met au fiait. Des cordons de laine, dit ce
mythologue, enchaînent Saturne pendant toute Tan-
née; on ne l'en débarrasse que pendant un jour en
décembre , c'est celui de sa fête que nous célébrons
aujourd'hui; et de là, le dicton populaire que les
dieux ont des pieds de laine. Ces chaînes sont l'em*
blême de celles qui retiennent dans le sein de sa mère
le fœtus toujours croissant, jusqu'au dixième mois
qu'il fait son entrée dans la vie, en brisant les liens
délicats qvi le retenaient captif. Saturne n'est autre
que le temps ; si la fable s'est plu à étendre un voile
3o4 SA^TURITALES.
sur les faits cpii le concernent , la physique s'est
cupéedu soin de le soulever. Ce dieu, suivant les poètes,
priva son père des organes de la génération ; et de
l'écume que produisit leur chute dans la mer, naquit
Vénus qui en prit le nom d'Aphrodite.
Ils nous donnent à entendre par cette fiction que ,
pendant le mélange des éléments , le temps n'existait
pas ; et , en effet , le temps est une mesure déterminée ,
et prise sur les révolutions du ciel. De celui-ci , fils
de Chaos et père du Temps ou de Chronos , décou-
lèrent tous les germes renfermant en eux les premiers
principes de l'universalité des êtres. Au moment précis
où l'univers eut acquis toutes les perfections dont ses
divers membres et ses parties étaient susceptibles, le
ciel cessa de faire jaillir de son sein les causes gé-
nératrices des éléments qui furent doués eux-mêmes
de toutes les propriétés fécondantes. Quant aux
moyens de perpétuer la race des animaux, l'acte vé-
nérien, ou l'accouplement des sexes y pourvut au lieu
de la rosée céleste. C'est par allusion à cette fable
de l'amputation des parties génitales de son père,
que Saturne fut ainsi nommé par les Romains , qui
dérivèrent ce nom de aaOn, mot grec qui signifie
membre viril ; et c'est de ce même mot que dérive
le nom des satyres si connus par leur pétulante lu-
bricité. La faux dont le dieu est armé signifie , disent
certaines personnes, que le Temps coupe, tranche et
moissonne tout. On dit qu'il est dans l'usage de dé-
vorer et de rendre ensuite ses enÊints , parce que le
temps produit , anéantit et reproduit successivement
LIVRE I. 3o5
tous les êtres : Ton ajoute qu'il fut détrôné par son
fils; c'est parce qu'aux siècles anciens succèdent
de nouveaux siècles. On le représente enchaîné, parce
que les temps sont assujettis aux lois immuables de
la nature, ou peut-être à cause des nœuds ou liens
dont sont espacées les tiges des végétaux. La fable
dit encore que sa faux tomba dans la Sicile; c'est
par allusion à la fertilité de cette île.
CHAPITRE IX.
Du dieu Janas , de ses noms divers et de sa
puissance. ^
Nous avons dit que Janus et Saturne régnèrent
conjointement; nous avons ensuite rapporté ce qu'ont
dit de Saturne et la fable et la physique; maintenant
nous allons exposer ce que toutes deux ont dit de
Janus. Sous son règne, si l'on en croit les poètes,
chaque habitation était l'asile de la piété et de l'é-
quité ; en conséquence , on lui rendit les honneurs
divins, et la reconnaissance publique lui consacra
les portes des maisons.
Il fut le premier, dit Zenon l'historien, au com-
mencement de ses Annales italiques, qui éleva des
temples aux dieux, et prescrivit là forme des céré-
monies religieuses, ce qui lui mérita l'honneur d'être
invoqué le premier dans toutes les fêtes. On le re-
1. ao
3o6 SATURNALES.
présente avec deux visages, parce que le passé lui
était connu, et qu'il prévoyait l'avenir. Mais les phy*
sicîens établissent sa divinité sur des fondements plus
solides; car il y en a qui disent qu'il est le même
qu'Apollon et Diane, et qu'il comprend en lui seul
l'une et l'autre de ces divinités. £n efiet^ ooinme le
rapporte Ntgidius, les Grecs honorent Apollon sous
le nom de Thyrœus ( hors de la porte ), parœ qu'ils
placent se^ autels devant les portes , pour indiquer
que l'entrée et la sortie des maisons sont sons sa pro-
tection; ils le vénèrent aussi sous celui SjégyieuSy
de agyia ( rue ) , comme dieu tutélaire des rues
renfermées dans l'enceinte des villes. Ils reconnais-
sent aussi Diane, sous le nom de Trivia (route
fourchue), comme protectrice des chemins; mais
chez nous, c'est Janus qui préside aux portes, ainsi
que le prouve son nom, synonyme de Thyraeus.
Ija baguette et la clef font partie de ses attributs ,
comme gaixlien de l'entrée des maisons , et guide des
chemins. Nigidius décide qu'il y a identité entre Janus
et Apollon, entre Jana et Diana; le seule différence
des deux derniers noms consiste dans la lettre é/qoe,
pour l'euphonie, on met souvent devant la lettre i,
comme dans reditur^ redhibetUTy redintegratury etc
D'autres physiciens prétendent que Janus est le
même que le soleil. On lui donne double visage,
disent'ils, parce qu'il préside aux deux portes du
ciel : à sou lever le jour commence, il finit à son
coucher. Si on l'invoque le premier, quand on sacrifie
à quelque divinité, c'est parce que nos vœux ne peu-
UVR£ I. 3o7
vent étne transmis que par lui à l'objet de notre culte.
On le représente fréquemment tenant de la main
droUe le nombre 36o, et de ia gauche le nombre 65,
pour figurer la mesure de l'année réglée sur le cours
du soteiL 11 en est d'autres encore qui veulent que
Janus soit le monde ou le ciel ; ils dérivent son nom
de eundus (devant toujours aller )^ parce que le
inonde va sans cesse en faisant un cerde et revenant
sur lui-même. Cicéron, comme l'observe Gornifictus,
au troisième livre de ses Étymoiogies , ne dît pas Ja*
nus, mais Eanus, dérivé de eundus. Aussi les Pliéni»-
ciens représent»it-ils ce dieu sous la forme d'un
dragon roulé en cercle et rongeant sa queue; ce qui
signifie que le monde s'alimente de sa propre sub-
stance , et se replie sur lui-même. Nous lui donnons
aussi quatre visages, comme on le voit par son simu-
lacre veifu de Paierie. Dans sa Théogonie, Gavius
Bassus dit qu'on lui en donne deux comme au portier
du ciel et de l'enfer, et qu'on lui en donne quatre
parce qu'il embrasse de ses regards les quatre points
du monde. Les vers saliens les plus anciens lui don-
nent le titre de dieu des dieux ; et Marcus Messala ,
collègue du consul C. Domitius, et qui fut augure
pendant cinquante-cinq ans, débute ainsi en parlant
de ce dieu : « Tout est créé^ tout est gouverné par
lui; la terre et l'eau, corps pesants de leur nature,
et tendant toujours à descendre; l'air et lé feu, corps
légers, tendant toujours à monter, ont été forcés de
s'unir sous sa main puissante; et la pression du ciel
dont il les environna a contenu ces éléments si oppo-
20.
3oft SA.TUA1IALES.
ses. » Nous invoquons aussi Janus sous le nom de
Geminus, sous celui de Père, de Junonius, de G>n-
sivius, de Quirinus, de Patulcius et de Clusivius.
Nous avons dit d'oii lui vieot le premier de ces sur*
noms; on lui donne le second, celui de Père, parce
qu'il est considéré comme le dieu par excellence ;^celui
de Junonius, parce qu'il fait l'ouverture non-seule-
ment du mois de janvier, mais des douze mois de
Tannée dont les calendes sont dédiées à Junon. Aussi
lisoDS*nous au livre cinquième de Varron, qui traite
des choses divines, qu'on met à ses pieds douze au-
tels, parce qu'il ouvre la carrière des douze mois. On
l'appelle Consivius, de conserere (semer), comme
père du genre humain. Son surnom de Quirinus
(puissant à la guerre) lui vient du mot curis^ es-
pèce de pique chez les Sabins; ceux de Patulcius et
de Clusivius, qui dérivent de patere (être ouvert)
et de cludi (être fermé), lui ont été donnés parce que
son temple est ouvert pendant la guerre, et fermé
pendant la paix. Voici, dit-on, l'origine de celle
coutume. Dans la guerre que les Sabins firent aux
Romains pour venger Tenlèvement de leurs filles,
les Romains se hâtèrent de fermer la porte qui était
au pied de la colline Viminale (et qui depuis fiit ap-
pelée Januale), parce que les ennemis faisaient les
derniers efforts pour s'en emparer; mais à peine fut-
elle fermée qu'elle se rouvrit d'elle-même, et la même
chose arriva jusqu'à trois fois. Alors des soldats se
tinrent en armes pour la garder, puisqu'ils ne pou-
vaient la fermer; et, comme dans le même temps on
LIVRE I. 309
livrait de l'autre coté un combat très-sanglant, le
bruit courut que les Romains avaient été vaincus par
Tatius. A cette nouvelle, les gardiens de la porte
s'enfuirent, et lorsque les Sabins &e hâtèrent d'en
gagner l'entrée, il sortit du temple de Janus des
torrents d'eau bouillante qui étouffèrent une partie
des ennemis par leur chaleur, et noyèrent l'autre.
Depuis ce temps -là, on ordonna qu'en temps de
guerre, on ouvrirait cette porte, comme pour donner
entrée à ce dieu qui venait au secours des Romains.
Voilà ce que nous avions à dire de Janus.
k«/«<«l««*'^^«^«
CHAPITRE X.
Date de la célébration des Saturnales, Cette /été
ne dura d'abord qu'un jour; plus tard on la
célébra pendant plusieurs jours.
Mais revenons aux Saturnales : pendant ces fêtes ,
les lois divines défendent de prendre les armes , et la
punition d'un coupable, à cette époque, exige un
sacrifice expiatoire. L'antiquité ne leur avait consacré
qu'un seul jour, qui était le quatorze des calendes
de janvier; mais César ayant ajouté deux jours à ce
mois, elles eurent lieu le 16. Il arriva. de là que
beaucoup de personnes ignorant la date pi-écise de
leur célébration, les unes fêtaient selon l'ancien style,
et les autres suivant le nouveau , ce qui augmenta
^
3lO SATURNALES.
le nombre des jours chômés. Cependant ^ d'après
l'opinion de nos ancêtres , la durée des Saturnales fut
fixée à sept jours; si l'on peut appeler opinion ce
qui est appuyé des autorités les plus respectables.
Voici comment s'exprime Novius dont les atellanes
sont si estimées :
Les sept jours que l*on fête en llionueur de Saturne
Arrivent donc enfin.
Et votlà ce que- dit Memmius à qui l'on doit la re-
naissance de ces pièces qui semblaient perdues pour
l'art depuis la mort de Novius et de Pomponius :
aNous devons à nos ancêtres d'excellentes institutions;
mais ce qu'ils ont fait de mieux , c'est d'avoir placé
les sept jours des Saturnales aux moments des plus
grands froids. » Cependant, selon Mallius, ceux qui
s'étaient mis, comme il a été dit plus haut, sous la
protection du nom et du culte de Saturne, établirent,
dans cette circonstance, trois jours de fêtes qu'îk
nommèrent Saturnales, et Auguste, en se conformant
à cette tradition dans ses lois judiciaires, assigna à
ces fériés le même nombre de jours. Masurius pense,
ainsi que plusieurs autres, que le quatorze des calen*
des de janvier était le seul jour fêté , et ce sentim^it
est appuyé par Fenestella qui dit que la vestale Emilie
fut condamnée le quinze de ces mêmes calendes, ce
qui n'aurait pas eu lieu, s'il y eût eu plus d'un jour
de fête. Il ajoute : « Le lendemain de cette condamna-
tion, on célèbre les Saturnales, et le surlendemain,
ou le treize des calendes, la vestale Licinie fut mise
LIVRE I. 3lf
en état d'aoei»ation. » Ce qui prouve que ie trerze
des caleodes n'est pas un jour de férié. Mais le douze,
on célèbre k fête d'Angeronia , et les pontifes lui sa-
crifient dans la chapelle de Yolupia. On la nomme
Angeronia^ dit Valerius Flaecus, parce qu'elle délivre
ceux qui se la rendent propice des inquiétudes et
des chagrins poignants» Masurius dit de plus que le
simolacre de cette déesse, qu'on représente ayant U^
bouche couverte d'un bandeau et scellée , est placé
sur l'autel de Volupia, parce que ceux qui sont assez
patients pour dissimuler les peines et les tourments
de leur esprit, parviennent à éprouver les sensations les
plus agréables. Selon Julius Modestus, l'usage de sa-
crifier à cette déesse vient de ce qne le peuple romain,
attaqué de la maladie nommée angina (esquinancie) ,
se lia envers elle par un vœu, et fut ausûiôt délivré
de ce mal. Le onze de ces mêmes calendes est dédié
au& Lares, et le temple qu'ils ont dans le Ghamp-de*
Mars lenr fiit voué par le préteur Emilius Regillus
pendant lai guerre contre Antiochus. Le dix est une
lerie en Fhomieur de Jupiter; on célèbre ce joar-là
les fêtes larentinales , sur l'origine desquelles il y a
diverses* opinions que je vais rapporter, puisque la
circonstance' m'y autorise.
Sous le règne d'Anous, le sacristain du temple
d'Hercule, un jour qu'il 'était de loisir, provoqua^ dit-
on , ce dieu à jouer aux dés, et se chargea de les
jeter pour lui, La condition fut que le perdant don-
nerait à l'autre un bon souper et une fille pour la
nuit. Hercule ayant gagné, ie sacristain lui fit servir
3X2 SATURKALES.
un repas, et enferma dans le temple pendant ta nuit
une célèbre courtisane de ce temps*là , nommée Acca
Larentia. Le lendemain matin , cette femme répandît
le bruit qu'Hercule en sortant de ses bras lui avait
conseillé, en témoignage de sa satisfaction , de ne pas
laisser écliapper l'avantage que lui offrirait le pre-
mier objet qu'elle rencontrerait en rentrant chez elle.
Ce premier objet fut Carutius qui , charmé de sa
beauté, lui fit des propositions qu'elle accepta. Bientôt
après il l'épousa, et à sa mort, lui laissa tous ses
biens. Acca , à la sienne , institua le peuple romain
son héritier , et par reconnaissance , Ancus voulut
qu'elle fût enterrée dans le Velabrum qui était alors
le plus beau quartier de Rome. Il ordonna aussi que
chaque année un sacrifice à ses mânes serait offert
par un flamine quiriual. Cette férié a lieu en l'hon-
neur de Jupiter, parce que les anciens étaient persua-
dés que les âmes sont un don de ce dieu , et que nous
les lui rendons à notre mort. Caton prétend que Laren-
tia s'enrichit tellement du prix de ses faveurs , qu'à sa
mort , elle légua au peuple romain les champs appelés
Turax, Semurius, Lincerius, et Solinius, et que ces
bienfaits lui méritèrent l'honneur d'un tombeau ma-
gnifique et d'un sacrifice annuel. Macer assure , au
premier livre de ses Annales , qu'Acca Larentia y
femme de Faustulus, fut nourrice de Remus et de
Romulus. Il dit que sous le règne de celui-ci , elle
épousa un riche Toscan nommé Carutius , et qu'ayant
hérité de son mari , elle laissa , à sa mort , ses biens
LIVRE I. : 3l3
à son nourrisson qui , par gratitude , institua en son
honneur une fête et un sacrifice annuel.
11 résulte de tout ce qui vient d'être dit, que les
Saturnales ne duraient qu'un jour fixé au quatorze
des calendes de janvier. C'était ce jour même (dont
les Opalies sont maintenant une dépendance, parce
que, dans l'origine, il était consacré à Saturne et à
Ops) qu'au milieu du repas donné selon l'usage de-
vant le temple de Saturne, on proclamait les Satur-
nales. Nos ancêtres regardaient Ops comme la femme
de Saturne , et si dans le même mois on fête les Sa-
tumales et les Opalies, c'est parce que les deux époux
passent pour avoir introduit l'agriculture. Aussi ,
lorsque toute la récolte est faite , on rend hommage à
ces divinités , auxquelles on est redevable des douceurs
de la vie, et qui ne sont autres, .selon certains au-
teurs, que le ciel et la terre. Car, disent-ils, Saturne
vient de satus (production), dont le principe est au
ciel, et l'on a donné à la terre le nom ai ops (secours) ,
parce qu'elle vient au secours des hommes en leur of-
frant les aliments nécessaires à la vie; ou bien ce
mot dérive de opus (travail), parce qu'en la travail-
lant, on obtient d'elle ces mêmes aliments. Pendant
les prières qu'on adresse à cette déesse, on doit être
assis et toucher la terre , en signe . que tout mortel
doit la chérir comme une mère. Cécrops , dit Philo-
corus , fut le premier qui , dans TAttique , éleva un
autel à Saturne et à Ops; il honorait en eux Jupiter
et la terre. Ce roi voulut que les pères de famille.
3 J 4 SATURNALES.
assis à une même table ayec leurs esclaves^ parta-
geassent avec eax , après la récoUe, tes productioas
dont la terre avait récompense leurs soins communs.
La. divinité, disait«U, se plaît à voir honorer les es-
claves en considération de leurs travaux. C'est pour
nous conformer à ce rit étranger que nous sacrifions
& Saturne la tête découverte*
Je croîs avoir suffisamment prouvé que les Satur-
nales se réduisaient jadis à un seul jour de fêle célé-
bré le quatorze des calendes de janvier , et que plus
tard cette fête dura trois jours; cPabord, à cause des
deux jours ajoutés par César au mois de janvier ,
puis ensuite en exécution de Fédit d'Auguste qui la
limita à ce nombre de jours. Elle conmience donc le
seize et se termine le quatorze qui jadis la voyait
commencer el finir. Mais le concours occasionné par
celle des sigiUaires (marmousets) qui la suit immé-
diatement , donne aux Saturnales une cbn«e effective
de sept jours égayés par le mouvement général et les
pompes religieuses.
LIVRE I. 3j5
CHAPITRE XI.
// ne faut pas mépriser les esclaves y d^abord
parce que les dieux veillenù sur eux , et ensuite
parce qu*il s*est irouvé parmi eux un grand
nombre d^ hommes fidèles^ prévoyants ^ couron
geux y et même plusieurs philosophes. De Vori"
gine des sigillaires.
Je De puis m'empêcher, dit alors Evangelus, de ré*
clamer contre ce que vient de dire Prastextatus. Pour
dével<^per son beau génie et sa brillante faconde,
il a voulu tout à Theure faire honneur à un dieu
de la coutume qui veut qu^à une eertaine époque
les esclaves mangent avec leurs maîtres; comme si
les dieux prenaient intérêt à des êtres de cette es-
])èce, et comme si l'homme qui se respecte pouvait,
sans rougir , admettre chez lui une aussi ignoble so*
ciété; et maintenant il vient d'assigner à un usage
religieux l'envoi de ces petites figures de terre nom-
mées sigillaires qui servent de jouets aux enfants en
bas âge. Pense»t-il que nous devons l'en croire sur sa
parole, lorsqu'il mêle des pratiques superstitieuses
aux rites sacrés qu'il possède , dit-on , au plus haut
degré? Cbacim, à ces mots, frémit d'indignation;
mais Prsetextatus lui répondit en souriant : Je consens,
£vangelus, à ce que vous me regardiez comme su-
3l6 SATURNA.LES.
perstitieux et peu digne de foi si je ne vous prouve^
par des raisons sans réplique, ce que je viens d^avan-
cer; et, pour commencer par les esclaves, je vous de-
manderai si c'est sérieusement, ou par plaisanterie ,
que vous avancez qu'il est une espèce d'hommes sur
laquelle les dieux dédaignent d'étendre leur provi-
dence? Iriez* vous jusqu'à ne pas mettre les esclaves
au nombre des hommes? Apprenez donc de quelle
indignation furent saisis les immortels en apprenant
le châtiment de l'un de ces malheureux.
L'an deux cent soixante-quatre de la fondation de
Rome, un nommé; Au tronius Maximus, après avoir
frappé de verges son esclave, et lui avoir attaché la
fourche au cou , le promena autour du cirque avani
l'ouverture des jeux. Jupiter, indigné, ordonna en
songe à un certain Annius d'aller annoncer de sa part
au sénat qu'une pareille atrocité lui avait déplu.
Annius n'en ayant rien fait, vit, son fils frappé de
mort subite. Une seconde injonction qu'il négligea
également, lui attira une paralysie sur tous les mem-
bres. Alors enfin , prenant conseil de ses amis, il se
fit transporter en litière au sénat , et sa révélation (ut
à peine achevée qu'il recouvra la santé, et sortit à
pied du lieu de l'assemblée. Un sédatus-consulte et la
loi Mevia ordonnèrent ensuite que pour apaiser Ju-
piter on ajouterait un jour à la célébration des jeux
plébéiens. Ce jour fut nommé instauratitius qui n'est
pas dérivé, comme le croient quelques personnes,
du grec araSpoç ( fourche ou croix ) , mais du latin
redintegratio j renouvellement. Telle est l'opinion de
LIVRE 1. 3l7
Varron qui dit que instaurare est la même chose
que instar novare. Jugez par là de la sollicitude du
souverain des dieux pour un esclave. Mais d'où vous
vient donc ce profond et cruel mépris pour cette
classe d^hommes? Vous et eux n'êtes-vous pas formés
et entretenus par les mêmes éléments ? Âvez-vous un
principe de vie différent du leur ? Songez que ceux
que vous regardez comme votre propriété n*ont pas
une autre origine que la vôtre, qu'ils jouissent du
même ciel, vivent et meurent comme vous. Ils sont
esclaves, mais ils sont hommes; ils sont esclaves,
mais nous le sommes aussi. Croyez que la fortune n'a
pas moins de droits sur vous que sur eux, et que
celui que vous voyez esclave maintenant peut, de-
venu libre, vous voir esclave à son tour. Ignorez-vous
à quel âge Hécube, Crésus, la mère de Darius, Dio»
gène et Platon lui-même furent réduits à l'esclavage?
Qu'a donc enfin de si affreux ce nom d'esclave ? Tel
est forcé de Têtre qui n'en conserve pas moins Tâme
d'un homme libre; et montrez-moi quelqu'un qui ne
soit pas esclave! N'avons-nous pas pour maîtres les
uns la luxure, d'autres l'avarice, d'autres l'ambition,
et tous l'espérance et la crainte? £t certes, la servi-
tude volontaire est de toutes la plus honteuse. Ce-
pendant, nous foulons aux pieds, comme un objet
de rebut, celui que la fortune a soumis à son joug,
tandis que nous ne pouvons briser les entraves que
nous nous imposons à nous-mêmes. On voit des es-
claves désintéressés, et l'on voit des maîtres baiser,
par l'appât du gain, la main d'un esclave qui ne leur
3l8 SATURNALES.
appartient pas. Ce ne sera clone pas d'après leur con-
dition, mais d'après leur caractère que j'apprécierat
les hommes. Les mœurs , on se les donne ; quant à
la condition , la fortune en ilispose. Celui qui voulant
acheter un cheval, ne regarde que la housse et le
frein , sans songer à l'animal , est bien fou ; mais bien
plus fou encore est celui qui juge les hommes d'après
leur hahit, ou d'après leur condition qui n'est qu'uae
espèce de vêtement moral. Pourquoi , Evangelus , ne
diercheriez - vous un ami qu'au sénat ou au forum ?
en y regardant bien, vous en trouverez aussi chez
vous. Traitez votre esclave avec douceur ; poussez la
bonté jusquà l'admettre à votre conversation , et per
mettez quelque£>is qu'il vous aide de ses conseils.
Voyez ce qu'ont fait nos ancêtres ; pour sauver aux
maîtres l'odieux de la domination, et aux esclaves
l'humiliation de la servitude , ils ont donné aux pre-
miers le nom de pères de famille, et aux seconds
celui de membres de la famille. Soyez plutôt, croyez-
moi, l'objet de leur vénération que celui de leur crainte.
Mais, me dira-t-ou, en substituant le respect à la
crainte, vous faites descendre les maîtres de leur
rang, et vous affranchissez les esdaves. Celui qui
penserait ainsi, oublierait que l'homme ne doit pas
être plus difficile que le.s dieux. Qui plus est , l'on
n'est pas vénéré sans être aimé, mais la crainte exclut
l'attachement. D'où peut être venue cette maxime
vulgaire pleine d'arrogance : Autant d'esdaves , autant
d'ennemis? Non, ils ne sont pas nos ennemis; c'est
nous qui les rendons tels en portant, à leur égard,
LIVIIE I. 3i9
la fierté, le dédain et la craauté au plus haut degré;
et notre délicatesse efféminée est poussée à un tel
excès , que la plus légère opposition h notre volonté
cKCÎte notre courroux et même notre fureur. Despotes
clans notre intérieur, nous agissons envers nos es*
daves , non selon la raison , mais selon Tarbitraire.
Car, sans parler des autres genres de cruauté , on
voit des maîtres assis à une table couverte de mets
dont ils se remplissent avidement, défendre aux es-
claves dont ils sont entourés , je ne dirai pas de par-
ler, mais de remuer les lèvres. Le moindre bruit est
puni du fouet , un accident même est sans excuse :
tousser, étemuer, sangloter, sont des crimes qui ne
peuvent être assez punis. Qu*arrive-t-il ? Celui qui ne
peut parler devant son maître, parle de lui en ar-
rière. Mais jadis , les esclaves qui n'avaient pas la
bouche cousue, et qui pouvaient non -seulement s'en-
tretenir ^ntre eux , mais avec leur maître , étaient
prêts à partager ses dangers, et à sacrifier leur vie
pour sauver la sienne. Ils parlaient à table, ils se tai-
saient à la torture.
VouleZ'Vous des exemples de faits héroïques exécu-
tés par des esclaves? Le premier qui se présente con-
cerne Urbinus : caché à Béate pour sauver sa tête
mise à prix , sa retraite fut éventée; un de ses escla-
ves prit ses habits et son anneau , et attendit les as-
sassins sur le lit de son maître. Aussitôt qu'ils furent
entrés, il leur présenta son cou, et fut égorgé sous
le nom d'Urbinus. Lorsque la proscription fut finie,
celui-ci ayant été réhabilité, fît élever à son esclave
3aO SATURNA.LES.
un monument avec une inscription qui attestait ce
noble dévouement. Ésopus, affranchi de Démosthène,
et qui était dans le secret de son commerce illégitime
avec Julie, persévéra, au milieu des tortures, à ne
point trahir son maître, jusqu'au moment où celui-ci
fut forcé de s'avouer coupable, par suite des déposi-
tions de ses autres confidents. Et qu'on ne m'objecte
pas qu'il n'est pas étonnant qu'un seul homme puisse
garder un secret, car je citerai les affranchis de I^-
bienus qui , ayant aidé à le cacher, ne purent être
amenés, par des tourments de toute espèce, à le tra-
hir; et si l'on me dit que la conduite de ces affran-
chis était plutôt l'effet de leur reconnaissance pour
le bienfait de la liberté, qu'une impulsion de leur
caractère, je rappellerai le trait de générosité d'un es-
clave à l'égard de son maîti'e qui venait de le punir.
Ântius Restio, dont la tête avait été mise à prix,
s'était enfui seul pendant la nuit, tandis que ses es-
claves pillaient ses propriétés. Un seul d'entre eux,
qu'il avait fait mettre aux fers , et marquer sur le front
d'un fer chaud, se trouvant, après la condamnation
de son maître <, redevable de sa liberté à la pitié de
l'étranger, se mit à la recherche du fugitif, l'engagea
à lui accorder sa confiance, en l'assurant qu'il reje-
tait sur la fortune, et non sur lui, le malheur de sa
situation, et se chargea de lui apporter des vivres
dans sa retraite. Mais apprenant que les meurtriers
n'étaient pas loin , il égorgea un vieillard qui se trou-
vait alors à sa portée, éleva un bûcher, le jeta des-
sus, y mit le feu, et courut à la rencontre des assas-
LIVKE I. 3a I
sîns en leur disant quMl venait d'infliger à sou niaîtve
un châtiment plus terrible que celui qu'il en avait
reçu. On le crut, et Restion fut sauvé.
Cépion, qui avait conspiré contre Auguste, ayant
été condamné à mort après la découverte de son
crime , un de ses esclaves le porta de nuit dans Hpe
corbeille jusqu'au Tibre, descendit à Ostie, et arr^/
sur le territoire de Laurentium, le déposa dans la
maison de campagne de son père. Ensuite ils parti-
rent pour Cumes ; mais un naufrage les ayant empê-
chés d'y aborder , il cacha son maître à Naples , et
tombé aux mains d'un centurion, ni l'argent ni les
menaces ne purent ébranler sa fidélité. Asinius Pol-
lion employant tous les moyens de rigueur pour for-
cer les habitants de Padoue à livrer leurs armes et
leur argent, les maîtres s'étaient cachés, et pas un
seul de leurs esclaves ne les trahit, quoiqu'on leur
ofirît et leur liberté et de l'argent. Voici un autre
exemple, non-seulement de fidélité, mais d'esprit d'in-
vention tourné au bien. Pendant le siège de Grumen.
tum, des esclaves, ayant quitté leur maîtresse, pas-
sèrent à l'ennemi. La ville prise, ils se précipitèrent
dans sa maison suivant le plan qu'ils s'étaient tracé,
l'en arrachèrent d'un air menaçant, en disant à ceux
qu'ils rencontraient que le moment était enfin venu
pour eux de se venger de leur cruelle maîtresse.
L'ayant ainsi enlevée, comme pour la conduire au
supplice, ils la mirent en lieu de sûreté avec toutes
les marques du plus respectueux dévouement.
Écoutez maintenant un autre trait d'un esclave
I. ai
3:12 SATURNALES.
dont la grande âme préféra une mort volontaire à un
supplice ignominieux. C. Vettius, de la contrée des
Péligniens en Italie, allait être livré par ses propres
soldats à Pompée, lorsque son esclave le tua et se
tua ensuite lui-même pour ne pas survivre à son mai-
te. Euporus , ou selon d'autres Philocrates , esclave
y^ C. Gracchus qui fîijait du mont Aventin , lui tint
fidèle compagnie et le protégea aussi long-temps qu*il
eut quelque espoir de le sauver , puis il le tua , et se
perçant ensuite lui-même, il rendit les derniers sou-
pirs sur le corps de son maître expiré. Publius Sci-
pion, père du premier Africain, avait été blessé dans
un combat contre Annibal ; son esclave le plaça sur
un cheval, et seul ramena au camp ce général que
tous avaient abandonné.
Des esclaves ont fait plus encore que de sauver la
vie de leurs maîtres, ils se sont montrés pleins de zèle
pour venger leur mort. Un esclave du roi Séleucus
-était devenu celui de Tami de l'assassin de ce roi;
pendant qu'il le servait à table , il le tua pour venger
son premier maître. Ajouterai-je qu'un esclave a pos-
sédé deux vertus qui brillent même parmi celles du
premier rang, la science de régner, et la grandeur
d'âme qui sait dédaigner un trône ? Anaxilaûs le Mes-
sénien, qui fut le fondateur de Messine en Sicile i
était tyran de Rhegium. A sa mort, il laissa des en-
fants en bas âge, et crut faire assez pour eux en les
recommandant à son esclave Mycitbus. Celui-ci rem-
plit dignement sa charge de tuteur , et gouverna si
sagement que les habitants de Rhegium n'eurent au-
LIVRE I. 3^3
cune répugnance à obéir à un esclave. Ses pupilles
ayant atteint Tâge convenable, il les mit en posses-
sion des biens et du pouvoir de leur père. Puis ,
muni d'une faible somme d'argent , il partit pour
Olympie , et y vieillit dans une tranquillité profonde.
• Nous avons aussi de nombreux exemples des ser-
vices rendus à Tétat par des esclaves. Pendant la
guerre punique, les levées d'hommes libres ne pouvant
être complétées , les esclaves qui s'étaient engagés à
servir pour leurs maîtres furent admis au droit de
cité, et prirent le nom de volones (volontaires),
parce qu'ils s'étaient offerts de leur plein gré. Après
la désastreuse bataille de Cannes, on enrôla huit
mille esclaves achetés, et dans la crise violente qu'elle
éprouvait, Rome préféra leurs services à ceux des
prisonniers dont le rachat lui eût moins coûté. Après
le malheureux combat de Thrasymène, les affranchis
furent appelés sous les drapeaux, et pendant la guerre
sociale , douze cohortes de ces mêmes affranchis se
signalèrent par les plus beaux faits d'armes. On sait
que C. César, voulant remplacer les soldats qu'il avait
perdus, accepta de ses amis leurs esclaves qui se mon-
trèrent dignes de combattre sous ses ordres. Auguste,,
dans ses guerres de Germanie et d'Illyrie , forma plu-
sieurs cohortes d'affranchis sous le nom de volontai-
res. Et qu'on ne croie pas que Rome seule ait usé de
semblables expédients : les Borysthéniens , assiégés
par Zopiriou , vinrent à bout de lui résister en don-
nant la liberté à leurs esclaves, le droit de cité aux
étrangers, et en abolissant les dettes. Voyant que
2f .
1/
324 SATVRlfALES.
Lacédémone n'avait plus que quinze cents Spartiates
en état de porter les armes, Cléoinène enrôla neuf
mille esclaves rendus libres. Athènes, ayant épuisé
toutes ses ressources , donna aussi la liberté à ses
esclaves. Ne croyons pas, cependant , qu'il n y ait eu de
vertus que parmi les esclaves mâles. T^s femmes de
cette condition vont nous offrir un trait mémorable,
et tel que la classe noble n'en offre pas un qui ait
été plus utile à l'état.
La fête des servantes, qui a lieu le jour des noncs
de juillet, est tellement connue que personne n'ignore
ni son origine, ni la cause de sa célébrité. On sait
que ce jour-là les femmes libres ou esclaves sacrifient
sous un figuier sauvage, en mémoire du généreux
dévouement que montrèrent les servantes pour le
maintien de l'honneur national. Après la prise de
Rome et la retraite des Gaulois, la république se
trouvait bien affaiblie, et les peuples voisins, qui
épiaient l'occasion d'anéantir le nom romain, mirent
à leur tête Postumius Livius dictateur des Fidénates.
Celui-ci fit savoir au sénat que s'il voulait conserver
ce qui lui restait de Rome, il devait remettre entre
ses mains les dames romaines ainsi que leurs filles.
•Les sénateurs délibéraient sur ce message et ne sa-
vaient quel parti prendre, lorsqu'une servante nommée
Tutela ou Philotis , s'offrit pour être livrée à l'ennemi,
ainsi que ses compagnes, sous le nom de leurs maî-
tresses. En conséquence, revêtues du costume des
dames romaines et de celui de leurs filles, elles fu-
rent conduites au camp de Livius , accompagnées d'un
LIVRE I. 3^5
corlége dont les larmes semblaient attester la dou-
leur. Après que le dictateur les eut distribuées par ten-
tes, elles excitèrent à boire leurs nouveaux commen-*
saux , comme si ce jour était pour elles un jour de
fête ; puis , quand ceux - ci furent endormis y d'un
figuier voisin du camp elles firent un signal aux Ro-
mains qui vinrent à Timproviste surprendre et battre
l'ennemi. Le sénat reconnaissant affranchit toutes ces
servantes, les dota aux frais de l'état, leur permit
de porter le costume dont elles s'étaient servies en
cette occasion , et voulut que ce jour fut spécifié sous
le nom de nones caprotines, à cause du figuier sau-
vage d'où le signal de la victoire avait été donné. Il
décida aussi qu'on solenniserait annuellement cet
événement par un sacrifice dans lequel on ferait usage
du lait que donne ce figuier.
Ajoutons que plusieurs esclaves se sont élevés jus-
qu'aux hauteurs de la philosophie. Phédon, disciple
de Socrate , ainsi que de Platon , qui lui a dédié son
sublime traité de l'immortalité de Tâme, était un es-
clave d'un extérieur noble et d'un esprit distingué.
Ce fut, dit-on , d'après l'avis de Socrate que Cébès,
autre disciple de ce philosophe , acheta Phédon , et
l'admit au nombre de ses auditeurs. Celui-ci devint
par la suite un philosophe célèbre, et nous avons
de lui des entretiens sur Socrate qui sont pleins de
goût. Cette classe d'hommes a donné à la philosophie
beaucoup d'autres sujets d'un mérite éminent. On
compte parmi eux Ménippe : ses écrits ont servi de
modèle à Yarron quand ce dernier écrivit les satires
SaG. SATURNALES.
qu'il appelle ménippées, et que d'autres nomment
cyniques. Ce même siècle vit naître trois autres es-
claves, Pompolus, Perseus et Mys, qui ont eu de la
réputation comme philosophes : le premier eut pour
maître le péripaléticien Philostrate , le second le stoï-
cien Zenon , et le troisième fut esclave d'Épicure.
N'oublions pas Diogène le cynique qui , né libre , fut
soumis à Tesclavage. Chéniade de Corinthe, qui le
marchandait, lui ayant demandé ce qu'il savait faire:
Commander à des hommes, répondit Diogène. Frappé
d'admiration, Chéniade Tacheta, l'affranchit, et lui
confia ses enfants en lui disant : Voici des êtres libres
à qui vous pouvez commander. Que dirai-je d'Epic-
tète ? mais la mémoire de cet illustre philosophe est
trop récente pour* qu'il soit nécessaire de la rappeler.
On cite de lui deuK vers qu'il fît sur lui-même, et qui
donnent à entendre que l'infortuné condamné à lut-
ter dans cette vie contre le sort n'en est pas moins
aimé des dieux; mais que sa situation tient à des
causes secrètes que pçu de mortels peuvent pénétrer :
a Epictète est né esclave, son corps est mutilé; il est
pauvre comme Irus, et néanmoins cher aux immor-
tels. »
Je viens , je crois , de vous démontrer que le nom
d'esclave ne doit inspirer ni le mépris ni le dégoût,
puisque ces malheureux ont été l'objet de la sollicitude
de Jupiter, et que beaucoup d'entre eux se sont mon-
trés fidèles , habiles , courageux et même philosophes.
Maintenant je vais résumer en peu de mots ce qui
concerne les sigillaires , pour vous prouver, que j'ai
\
LIVRE I. 3^7
•
dû traiter ce sujet sur le ton religieux et non sur le^
ton plaisant. Hercule, dit Epicadus , après avoir tué
Gérion et s'être empara de ses bœufs , les conduisit k
travers l'Italie, et ayant construit à la hâte le pont
maintenant nommé Sublicius, jeta, de dessus ce pont
dans le Tibre , autant de petites figures d'hommes
qu'il avait perdu de compagnons dans ses voyages.
Ne pouvant renvoyer dans leur patrie les corps des
défunts , il les remplaçait par ces simulacres que le
cours du fleuve portait à la mer; et de là cet usage
des sigillaires adopté comme pratique religieuse.
Quant à moi , l'origine de ces figures telle que je l'ai
rapportée ci -dessus me parait plus vraisemblable 9
savoir, que les Pélasges, profitant d'une heureuse
interprétation qui leur permettait de sacrifier des
têtes d'argile au. lieu de têtes d'hommes, et d'offrir des
flambeaux au lieu de victimes humaines, brûlèrent
des torches en Thonneur de Saturne , et déposèrent
dan& la chapelle de Dis, contiguè à l'autel de Sa-
turne son père, de petites figures en échange de
leurs propres têtes. Voilà d'où naquit la coutume de
s'envoyer, réciproquement , pendant les Saturnales ,
des chandelles de cire , de modeler et de vendre des
marmousets en terre cuite , destinés à être offerts en
sacrifice expiatoire à Dis -Saturne pour soi et les
siens.
La Vogue de cette branche de commerce donna
aux Saturnales une durée de sept jours tous fériés ,
mais non tous fêtés, car il n'en est qu'un seul qui soit
solennisé, et c'est celui qui en est le terme moyen,
^
3a8 SATUHNiLLES.
cVst •à-dire le treize des calendes. J'ai pour moi. a
cet égard, le témoignage de ceuK qui onttrailé plus
au long de la division de l'année , des mois , des
jours, et de la réforme du calendrier par C. César.
CHAPITRE XII.
. Dwision de Vannée par Romulus,
Praetextatus allait terminer son discours , lorsque
Âurèle Symroaque , prenant la parole, lui dit: a Con-
tinuez , mon ami ; que le charme de votre entretien
apprenne à ceuv d'entre nous qui pourraient l'igno-
rer et vous fatiguer de leurs questions , quelle fut ,
chez nos ancêtres , la division de l'année et les chan-
gements que lui firent éprouver, par la suite, les
progrès de la science. Vous vous y êtes engagé lors-
qu'en parlant des jours ajoutés aux Saturnales, vous
nous avez inspiré l'envie d'en savoir davantage. — Les
Egyptiens, reprit alors Praetextatus du même ton,
furent les seuls qui réglèrent l'année d'une manière
invariable; les supputations des autres peuples ^ bien
que différentes, étaient également erronées; et, pour
ne citer que quelques contrées, je dirai que les Arca-
diens faisaient leur année de trois mois, les Acarnaniens
de six , et que les autres Grecs avaient fixé la leur à
trois cent cinquante-quatre jours. D'après une telle
diversité de calculs; on ne trouvera pas étonnant que
1
LIVRE I. 829
RoTnulu8 ait donné dix mois à Tannée des Romains.
Elle commençait à mars, et renfermait trois cent
quatre jours : avril , juin , août , septembre , novembre
et décembre étaient de trente jours, et les quatre
autres, mars, mai, juillet et octobre, de trente -un
jours. Ces derniers mois ont encore aujourd'hui leurs
nones au septième jour, et les premiers au cinquième.
GeuK-ci comptaient dix-huit jours d'intervalle des ides
aux calendes; ceux-là en comptaient dix-sept.
Telle fut la division de Bomulus, qui dédia à Mars
son père le premier mois de Tannée; et ce qui le
prouve, c'est qu'à partir de mars, juillet ou quintilis
est le cinquième, août ou sextilis le sixième, et que
les noms des mois qui suivent indiquent leur ordre
numérique. Le premier de mars, on renouvelait le
feu sacré sur les autels de Yesta, afin qu'avec Tannée
recommençât le soin de le conserver. On renouvelait
également le même jour les lauriers autour du palais du
roi , autour des temples de chaque curie , et des maisons
des flamines. C'est encore aux ides de mars qu'on sacri-
fie en public et en particulier à Anna Perenna (r) pour
obtenir de passer heureusement l'année et d'en voir
plusieurs autres. A cette époque, les écoliers payaient
aux maîtres leurs honoraires échus à la fin de Tan-
née précédente, les comices s'ouvraient, on affer-
mait les revenus de l'état , et les dames romaines ser-
vaient à table leurs esclaves, comme faisaient les
(i) Nom allégorique par lequel les Romains désignaient la
révolution de Tannée, et la personnifiaient
33o SATURVA^LES.
maîtres pendant les Satuiiiales. Ias^ dames avaient
pour but d'exciter, par cet honneur, le zèle de leurs
gens pour le reste de Tannée, et les hommes celui de
reconnaître les preuves acquises de ce màue zèle.
Romulus donna au second mois le nom d'avril, ou
d'aphrU avec aspiration , en le dérivant , suivant
quelques personnes, du mot grec i(ffhç (écume ) , d'où
naquit, dit-on , Vénus. Ayant donné au premier mois
le nom de son père , il voulut que le second portât
celui de Vénus, mèire d'Énée, afin que ceux à qui
Rome devait son origine fussent les premiers à ouvrir
Tannée, et aujourd'hui encore nous invoquons , dans
les sacrifie^. Mars sous le nom. dç père, et Vénus
sous celui de mère. D'autres pensent que ce fut par
une sorte de prévision, ou par une inspiration de la
Divinité , que Romulus assigna ces noms aux deux
mois qui ouvrent Tannée. Il avait consacré le pre-
mier à Mars, ce grand meurtrier des hommes qu'Ho-
mère, confident de la nature, apostrophe ainsi : « O
M^rs, sanglant fléau des humains, destructeur des
murailles! » il voulut consacrer le second à Vénus,
dont l'influence bienfaisante tempère les fureurs de
Mars. En effet, parmi les douze signes du zodiaque,
dont chacun est regardé comme Je domicile d'une
divinité particulière : le Bélier est attribué à Mars ,
et le signe suivant, ou le Taureau, Test à Vénus.
Ajoutez que le Scorpion, placé en regard, est divisé
de manière à être commun aux deux divinités. On
croirait que cette division est Tœuvre d'un être supé-
rieur à l'homme ; car la partie postérieure du Scor-
LIVRE I. 33 1
pion , armée d'un aiguillon semblable à un trait re<-
dout^ble^^ est une annexe de la demeure de Mars, de
même que la partie antérieure que les Grecs nom-*
ment ^uyo; , et que nous appelons la Balance, appar-
tient à Vénus, qui place sous un levier partagé en
deux bras égaux les époux et les amants. Mais Cin-
cius , dans les fastes qui nous restent de lui , assure
que c'est à tort qu'on croit que les anciens ont dé-
rivé le mois d'avril du nom grec donné à Vénus,
puisque nos ancêtres n'ont institué pendant ce mois
ni fêtes ni sacrifices solennels en faveur de la déesse,
et que même , dans les vers des Saliens , elle n'est
pas célébrée comme le sont tous les autres dieux.
Varron , qui est du sentiment de Cincius , afBrme
que le nom de Vénus n'était connu des Romains, du
temps des rois, ni en grec , ni en latin , et qu'en con-f
séquencç elle n'a pu donner ce nom à l'un des mois
de l'année. Mais, ajoute-t-il, on sait qu'ordinairement
le ciel est triste et nébuleux avant l'équinoxe du prin*
temps, que la mer n'est pas navigable, et que la terre
elle-même est couverte d'eau , de frimas ou de neige.
Or, comme à l'ouverture de cette riante saison , c'estT,
à-dire pendant le mois dont il s'agit, les arbres et
tous les végétaux que renferme la terre laissent échap^
per de leur sein les 'germes reproducteurs, voilà ce
qui lui a mérité le nom d'avril, du latin aperire
(ouvrir); de même que le mois correspondant chez
les Athéniens se nomme âvOeçrnpwv, parce qu'à cette
époque toutes les plantes fleurissent. Cependant Ver-
rius Fiaccus ne disconvient pas que plus tard il fut
33a SATURNALES. .
arrêté que le premier jour de ce mois les dames ro-
maines offriraient un sacrifice à Vénus. Le motif de
cette institution ne pouvant trouver ici sa place , je
le passerai sous silence.* Les opinions sont partagées
sur le nom de mai que donna Romulus à son troi-
sième mois.
Si l'on en croit Fuivîus Nobilior qui déposa ses
Fastes dans le temple d'Hefcule musagète, Romulus,
qui avait fait deux parts de son peuple sous les noms
d'anciens (^majores) et de jeunes (juniores)^ les
premiers destinés à servir l'état par leurs conseils , et
les seconds par leur vaillance, voulut honorer ces
deux classes en donnant au troisième mois le nom
de mai, et au quatrième celui de juin. D'autres pré-
tendent t{ue le mois de mai a passé du calendrier
des habitants de Tusculum dans le nôtre; car, au-
jourd'hui encore, Jupiter est honoré chez eux sous
le nom de Deus ma/us (Dieu suprême), à cause
de sa grandeur et de sa majesté ; mais Cincius veut
que ce nom vienne de Maia qui, suivant lui, est
l'épouse de Yulcain; il s'appuie sur ce que le flamine
du dieu sacrifie à cette déesse aux calendes de mai.
Pison soutient que l'épouse de Yulcain se nomme
Majesta et non Maia.
Il en est qui assurent que mai vient de Maia mère
de Mercure. Ce qui le prouve, disent- ils, c'est que
pendant ce mois tous les marchands sacrifient à
Mercure ainsi qu'à Maia. D'autres, qui ont pour eux
l'assentiment de Cornélius Labeo , prétendent que
Maia , dont on célèbre la fête pendant le mois de
LIVRE I. 333
mai, n'est autre que la terre qui doit ce nom à son
étendue , de même qu'on l'appelle magna mater ( la
grande mère) dans les sacrifices qu'on lui offre. Us
fondent leur opinion sur ce qu'on offre à Maia une
truie pleine, victime spécialement consacrée à la terre,
et si on lui adjoint Mercure, c'est, disent-ils, parce
que la voix des nouveau - nés se fait entendre aussi-
tôt qu'ils touchent la terre. Or chacun sait que Mer-
cure est le dieu de la parole et de l'éloquence. Nous
tenons de Cornélius Labeo qu'à l'époque des calendes
de mai , on dédia un temple à cette Maia sous le nom
de la Bonne Déesse. Qu'elle soit adorée sous ce der-
nier nom et sous celui de la Terre , c'est Ce dont on
peut se convaincre , nous dit-il , par le culte mysté-
rieux qu'on lui rend. Il ajoute que dans les livres des
pontifes , elle est désignée sous les noms de Bonne
Déesse, de Fauna, d'Ops et de Fatua.
On la nomme Bonne parce qu'elle procure aux
hommes tous les biens nécessaires à la vie ; Fauna
{A<àfa\fere^ favoriser), parce qu'elle se prête à tout
ce qui est utile aux êtres animés; Ops (secours) parce
que sans son aide , nous n'existerions pas ; Fatua ( de
Jàri^ parler) , parce que la voix du nouveau-né , ainsi
qu'il a été dit plus haut, ne se fait entendre que
quand il a touché la terre. Les uns disent qu'elle
réunit tous les attributs. de Junon, et que c'est pour
cette raison qu'elle tient un sceptre de la main gau-
che ; les autres assurent qu'elle est la mêmei que Pro-
serpine, et qu'on lui immole une truie parce que cet
animal est nuisible aux dons de Cérès ; quelques per-
334 SATURNALES.
sonnes la croient l'Hécate terrestre; pour les Béotiens,
elle est Sémélc bu bien la fille de Faunus. Ils disent
que son père, amoureux d'elle, la fustigea avec une
branche de myrte pour la contraindre à céder à ses
désirs, qu'elle s'y refusa même lorsqu'il l'eut enivrée;
qu'enfin il se métamorphosa en serpent' et parvint
à jouir d'elle. Us donnent pour preuves de ces asser-
tions que le myrte est proscrit de son temple ; que
sa tête est ombragée d'une vigne, en mémoire des
moyeùs qu'employa son père pour tâcher de la sé-
duire; qu'on ne peut introduire du vin dans son sanc-
tuaire que sous le nom de lait, et que le vase qui le
contient prend celui de vase à miel ; enfin , que les
serpents qu'on voit dans ce sanctuaire sont apprivoi-
sés. Pour quelques personnes , cette déesse est Médée,
parce que ses prêtres tiennent des herbes de toute
espèce dont ils composent des médicaments , et parce
que l'entrée de son temple est intei*dite aux hommes
à cause de l'infidélité de l'ingrat Jasbn.
Honorée chez les Grecs sous le nom de divinité des
femmes, elle était, selon Varron, fille de Faunus, et
si chaste que jamais elle ne sortit du gynécée, que
jamais son nom ne fut prononcé en public, et que
jafiiais homme ne la vit, ni ne fut vu d^elle. Voilà
pourquoi les hommes ne sont pas admis à ses fêtes.
Réciproquement, les femmes, en Italie, ne peuvent
assister à la célébration des mystères d'Hercule , parce
qu'un jour ce héros ayant eu soif, dans te temps qu*il
traversait ntalic avec lès bœufs de Oérion, la femme
à laquelle il s'adressa lui refusa de Teau sous pré-
^
LIVRE r. , 335
texte qu'on célébrait ce jour-là la fête de la Bonne
Déesse, ou de la déesse des femmes, et qu'il n'était
pas permis aux hommes de rien goûter de ce qui ap-
partenait aux préparatifs de cette fête. En conséquence,
Hercule, instituant aussi une fête, se vengea des fem-
mes en leur donnant l'exclusion , et en ordonnant h
Pinarius et à Potitius, gardiens de son temple, de leur
en défendre l'entrée. C'est le nom de IVf aia que nous
avons dit être la même que la terre, et la même aussi
que la Bonne Déesse , qui nous a amené à dire tout
ce que nous savons de cette dernière.
Au mois de mai succède celui de juin, nom qui
lui fut donné en l'honneur d'une portion du peuple
romain, comme il a été dit ci-dessus; ou, selon Cin-
ciùs, parce que chez les Latins on VappehitJunonius,
dénomination qu'il conserva long-temps dans le ca-
lendrier des habitants d'Aricie et de Préneste, et aussi
dans le notre, à ce que dit Nisus dans ses commen-
taires des Fastes. Il ajoute que de Junonius, on fit
par la suite Junius en supprimant quelques lettres.
Et en effet, le temple de Junon Moneta lui fut dédié
le jour des calendes de juin. Ce mois, suivant quel-
ques anciens écrivains , reçut son nom de Junius
Brutus qui le premier fut consul à Rome, et qui ayant
chasse Tarquin le jour des calendes, sacrifia sur le
mont Cœlius à la déesse Carna pour s'acquitter d'un
vœu qu'il avait fait dans cette journée. Comme cette
déesse préside aux viscères du corps humain, on re-
commande à sa protection le cœur, le foie et les au-
tres organes intérieurs ; et parce que ce fut en dissi-
/
336 SATURNALES.
mulant ce qu'il avait dans le cœtir que Brutus fut eii
état d'opérer les bienfaits de la restauration , il érigea
un temple à cette divinité, à laquelle on sacrifie une
purée faite de farine de haricots et de lard, par la
raison que ces aliments restaurent puissamment les
forces du corps. Remarquons que les calendes de
juin sont vulgairement nommées fabarÙB, parce que
les fèves, mûres alors, sont employées dans les sa-
crifices.
Après juin vient juillet qui,, selon la division de
Romulus dont Tannée commence par mars, s'appelait
quintiUs ( cinquième ) , et qui a conservé ce nom
même après que Numa eut ouvert Tannée par deux
nouveaux mois , janvier et février ; changement qui
assignait à ce mois non le cinquième, mais le septième
rang. Par la suite , et sur la proposition du consul
M. Antoine, il fut nommé juillet {^Julius) .en Tlion-
neur du dictateur Jules César, parce que ce fut le
quatre des ides de quintilis que ce grand homme vint
au monde.
Le mois qui suit, appelé d^abord sextilis (sixième),
fut ensuite nommé août ( Augustus ) en l'honneur de
César Auguste, et d'après un sénatus-consulte dont
voici le texte :
César Auguste imperator (général victorieux)
ayant été nommé consul pour la première /ois
dans le mois de sextilis , et ce même mois V ayant
vu trois /ois triompher dans Rome et descendre du
Janicule a la tête des légions qui marchaient y
pleines de confiance ^ sous ses auspices; comme
UVRR f. 337
de plus il a soumis V Egypte à la domination du
peuple romain , et mis fin à la guerre civile dans
le cours de sextilis; d'après toutes ces causes qui
ont rendu et rendent ce mois très^heureiix pour
r empire romain , il a plu au sénat de lui donner
le nom (V Auguste. Il y eut aussi un plébiscite à ce
sujet, rendu sur la proposition du tribun Sextus Pa-
cubius.
Septembre a gardé son premier nom , quoique Do-
mitien ait voulu qu'il s'appelât Germanicus , et que
le mois qui le suit fut nommé Domitianus. Mais quand
on eut rayé le nom odieux de ce tyran de dessus
tous les monuments de son règne, ces deux mois re-
prirent leurs anciens noms, et ses successeurs redou-
tant de funestes présages, les noms des quatre der*
niers mois de Tannée n'éprouvèrent plus d'innovation.
Telle fut la division de l'année établie par Romu-
lus. Elle était composée, comme on l'a dit, de trois
cent quatre jours , ou de quatre mois de trente-un
jours , et de six mois de trente jours. Mais comme
cette division ne s'accordait ni avec le cours du so-
leil, ni avec les phases de la lune, il arrivait quel-
quefois que les plus grands froids se faisaient sentir
dans les mois consacrés à l'été, et réciproquement. Dans
ce cas, on laissait écouler, sans les assigner à aucun
mois, autant de jours qu'il était nécessaire pour ar-
river à celui de ces mois qui devait coïncider avec
la saison.
I. S2
u^
338 SATURNALCS.
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CHAPITRE XIII.
Division de r année par Numa. Cause de rinter-
cotation , et à quelle époque elle commença.
Numa y successeur de Romulos, aussi éckiré que
peut l'être celui qui , né dans une contrée agreste et
dans un siècle grossier, na d'autre maître que son
génie (peut-être aussi n'ignorait- il pas la méthode
des Grecs) ^ ajouta cinquante jours à l'année. Elle se
composa donc alors de 354 jours, période que Numa
croyait être celle de douze lunaisons. Aux cinquante
jours ajoutés , il en joignit six autres pris sur chacun
des six mois de trente jours, puis il divisa ce nom-
hre de 56 jours en deux parties égales dont il forma
deux nouveaux mois. Il voulut que le premier qu'il
nomma Januarius (janvier) fît l'ouverture de l'a^imée.
Il convenait en effet qu\m mois consacré à Janus
au double visage touchât à l'année expirée et com-
mençât Tannée suivante. Il dédia le second de ces
mois à Febnins , divinité qui préside aux lustratioiis.
En conséquence, il statua qu'on procéderait en février
à une purification générale du peuple , et qu'on of-
frirait des sacrifices pour apaiser les dieux mânes.
Bientôt les peuples voisins, adoptant la division
faite parce prince, réglèrent leur année sur la sienne,
tant pour les mois que pour les jours, avec cette seule
différence qu'îk aiternateiit Us mois de trente jours
aveoceox de Tingt-neiif jours. Peu de temps âpres,
Numa donna à janvier un jour de plus en l'honneur
du nombre impair dont la nature, avant Pythagore,
avait indique les propriétés. Il voulait que ce nombre
ftkt affecté nou'-seulement à Tannée, mak à chaeun
des mois, fSêvrier seul ^cepté. En efFet, donze mois,
tous fermés de jours en nombre pair ou impair, don*
neraient un nombre dé jours pairs ; mais qu'un seul
de ces mois soit compose de joctrs pairs, le nombre
total de ceux de l'année sera impair. Janvier, avril,
juin, aoàt, septembre, novembre et décembre furent
donc réglés à vingt-neuf jours. Ils avaient lenrs nones
le cinq, et comptaient dix-sept joors depuis les ides
jusqu'aux calendes.
A l'égard 'de mars, de mai, de juillet et d'octobre,
chacun d'eux était composé de trente-un jours. Ils
avaient ieVBcs nones le sept , et comptaient également
dîx«sept jours depuis les idea jnsqu'aux calendes ; lé-
vrier seul n'eut que vingt-huit jours. Un mois coosa*
eré aux mânes devait effectivement présenter le sym-
bole de diminution et d'égalité qui convient à c»es
divinités. En suivant le calendrier de Nuina basé,
comme celui des Grecs, sur le cotn*s de la hine, les
Romains durent aussi nécessairement adopter leur
manière d'intercaler. Car la Grèce, qui s'était aperçue
qu'elle avait eu le tort de ne donner à son année que
trois cent cinquanteK{uatre jours , tandta qne le soleil
emfrfoie trois cent soixante-^inq jours et un quart à
panxMsrir k xodiaqne, avait en reeours aux interca-
aa.
34o SATURNALES.
lations qu'elle avait réglées de la manière suivante.
Elle avait ajouté à la (in de chaque huitième année
quatre-vingt-dix jours dont elle avait formé trois mois,
chacun de trente jours, et cela pour obvier aux
difficultés que présentait l'intercalation de onze jours
et un quart pour chaque année, qui, multipliés par
huit, donnent un total de quatre*vingt-dix jours. Ils
désignaient ces jours sous le nom de supplémentaires,
et les mois sous celui d'intercalaires. Les Romains
voulurent suivre la même marche, mais ils n'y réus-
sirent pas, car leur année eut un jour de plus que
celle des Grecs, et c'était celui qu'ils avaient ajouté
en l'honneur du nombre impair. Ainsi cette interca-
lation , sur une période de huit* années , ne pouvait
remplir son but ; mais ne se doutant pas encore de
la fausseté de leur opération, ils partagèrent leurs
quatre-vingt-dix jours en quatre parts, savoir, deux
de vingt -deux jours, et deux de vingt -trois jours,
qu'ils placèrent alternatfvement après chaque deuxième
année. Cependant, comme à la fin de chaque hui-
tième année l'erreur devenait plus sensible, ils l'aper-
çurent enfin , et voici la correction qu'ils adoptèrent :
à chaque période de vingt-quatre ans révolus, au lieu
d'ajouter quatre-vingt-dix jours, ils n'en ajoutèrent
que soixante-six, ce qui compensait exactement l'excé-
dant des vingt -quatre jours de leur calendrier sur
celui des Grecs.
Le mois de février, placé à la fin de l'année , fut
chargé de recevoir toutes les intercala tions; c'était
encore à l'imitation des Grecs, car eux aussi plaçaient
LIVRE I. 341
à la fin du dernier mois leurs jours supplémentaires,
ainsi que le rapporte Glaucippe dans son Traité des
coutumes religieuses d'Athènes. Les Romains diffé-
raient cependant des Grecs en un point : ceux-ci
intercalaient à la fin du dernier mois, et ceux-là
le vingt-quatrième jour du même mois ou le lende-
main des Terminales; puis ils plaçaient après l'in-
tercalation les cinq jours restants du mois de février.
Us en agissaient sans doute ainsi d'après un ancien
préjugé religieux qui voulait que mars suivît immé-
diatement février. Mais comme souvent il arrivait que
les nundines (jours de marché) tombaient tai^tot le
premier jour de Tan et tantôt le jour des nones (cir-
constances réputées d'un mauvais augure), on em-
ploya , pour détourner ces deux malheurs , un moyen
que nous ferons connaître lorsque nous aurons dit
pourquoi l'on évitait que les jours de marché se ren-
contrassent, soit le jour des calendes de janvier, soit
le jour des nones, à quelque mois qu'elles appar-
tinssent.
Toutes les fois que le jour du marché était tombé
le premier jour de Tannée, cette même année avait
été signalée par des événements déplorables, et la
sédition de Lepidus avait donné de nouvelles forces
à ce préjugé.
A l'égard des nones, on croyait devoir éviter ce
jour-là les nombreux rassemblements, et voici pour-
quoi : après l'expulsion des rois, les Romains conti-
nuèrent à fêter les nones en l'honneur de Servius
Tullius qui était né à pareil jour. Or, comme on
3^11 SATURlfÀLES.
ignorait dsim cjuel mois, on le$ célébrait toutes; maïs
le$ pontifes , diargés 4u calendrier, craignant que de
semblables fêt^s ne fiassent» pour la mnltitude, une
occasion de remuer en faveur des rois, prirent des
Qiesures pour que les marchés ne tinssent pas les
joars des nones. On laissa donc à leur disposition le
jour superflu mentionné ci -dessus pour qu'ils Tinsé-
Fassent à volonté, mais seulement au milieu des Ter-
minales ou du mois intercalaire, et de manière à
évitert 4w^ 1^ cours de l'année, la rencontre des
jours de marché avec ceui; des nones» Voilà ce qui
a fait dire à quelques anciens écrivains que les Ro-
mains avaient non ^seulement un mois, mais encore
un jour intercalairCf
Lies sentiments sont partagés sur l'époque où com-
inença rintercalàtion ; Licinius Maoer la fait remonter
à Romulus. Antias, au second livre de ses Annales,
affirme que Numa imagina cet expédient à Toccasion
de ses rites religieux. Junius veut que ce soit le rot
Servius Tullius qui ait employé le premier cette mé-
thode, et Yarron attribue de plus au même roi Pin-
stitution des jours de marché. Tudîtanus rapporte,
au troisième livre de son Traité des magistrats, que
les décemvirs, qui ajoutèrent deux tables de lois aux
dix premières, provoquèrent un plébiscite pour Tinter^
calation; c'est aussi le sentiment de Cassius. Fulviua
impute ce fait au consul Manius , l'an de Rome 65^ ,
peu iivant )a gueire d'JÈtolîe ; mais il est contredît
par Varron qui soutient qu'une très -ancienne loi,
faisant mention de Tintercalation, fut gravée sur une
colonne d'airain , sous le Gonsulat de L. Piiiarius et
de Furius. Mais en voiU assex sur œ sujet..
CHAPITRE XIV.
Des corrections faites au calendrier^ d'abord par
César, ensuite par jiuguste.
On vit cependant des temps où la superstition
s'opposa à toute espèce d'intercalation. Quelquefois
Aussi le collège des pontifes voulant favoriser les
publicains, fiiisait subir à Tannée, tantôt une aug-
mentation, tantôt une diminution de jours; et, sous
le prétei^te de régulariser le calendrier, ils ajoutaient
à aoQ imperfection. Mais ce mode si vague et si inre-^
gulier de supputation disparut par les soins de
C. César qui le détermina invariablement, à l'aide
du tableau qup lui présenta le scribe M. Flavius, et
dans lequel Tordre et la suite des jours de Tannée
étaient fiiciles à saisir, et une fois bien saisis ne pou-
vaient plus être e:i(posés à aucune variation. César
donc, voulant 4>rocéder à une nouvelle division , laissa
écouler tous les jours qui auraient pu causer du dé-
rangement dans le nouveau comput', eu sorte que
cette année, avec laquelle devait finir le désordre,
fut composée de 443 jours. Puis, à l'imitation des
Égyptiens, seul peuple instruit de la marche des
corps célestes , il, régla Tannée d'après le cours du
344 SATDRNALES.
soleil 9 qui fkit sa révolution en 365 jours 1^4- £«
effet, Tannée lunaire n'a qu'un mois, puisque la lune
n'emploie pas tout-à-fait cet espace de temps à par-
courir le zodiaque ; il est donc convenable de régler
l'année solaire d'après le nombre de jours que met le
soleil à revenir au point d'où il était parti. Celle-ci
est l'année révolue, la grande année, et l'année lu-
naire la petite année. Virgile les indique toutes deux
quand il (lit :
Le soleil dans son cours trace la grande année.
Ateius Capito infère de là que le mot annus (année)
est dérivé de la révolution circulaire du temps, parce
que les anciens se servaient de an au lieu de circum
(autour), comme l'a fait Caton dans ses Origines; il
dit : an ierminum , pour circum îerminum ( autour
de la limite ) , et ambire pour circumire ( environner).
César ajouta donc dix jours à l'ancien calendrier pour
compléter les 365 jours de station que fait le soleil dans
le zodiaque. Quant au quart de jour restant, il décida
que les pontifes chargés du calendrier intercaleraient
un jour à la fin de chaque quatrième année, dans
le même mois et à la même place que le faisaient
les anciens, c'est-à-dire avant les cinq derniers jours
de février ou avant le sixième des calendes de mars:
d'oii cette quatrième année fut nommée bissextile.
A l'égard des dix jours ajoutés, voici comme il
les distribua: il ajouta deux jours à janvier, autant
à août (sexiiiis)j autant à décembre, et un seul aux
mois d'avril, juin, septembre et novembre; il œ
LIVRE I. 345
toucha pas à février par respect pour le culte des
dieux mâues, et laissa tels qu'ils étaient mars, mai,
juillet ( quintilis) et octobre, parce qu'ils avaient leur
complément. Ijeurs nones, fixées par Numa au sep-
tième jour, ne changèrent pas; celles mêmes de jan-
i^ier, août et décembre, placées au cinquième mois,
n'éprouvèrent pas de mutation, bien que chacun de
ces mois eût été augmenté de deux jours': seulement
on compta dix-neuf jours des ides aux calendes; car
César ne voulut insérer les jours ajoutés ni avant les
nones, ni avant les ides, afin que ces institutions
religieuses pussent conserver leurs dates, que cette
insertion aurait déplacées. Le même .motif l'engagea
à ne pas les insérer non plus immédiatement après les
ides, mais il les intercala après les fériés de chaque
mois. Les deux jours donnés à janvier devinrent, en
conséquence, le quatre et le trois des calendes de
février; le jour supplémentaire d'avril devint le trois
des calendes de mai; celui de juin, le trois des ca-
lendes de juillet; ceux du mois d'août, le quatre et
le trois des calendes de septembre; celui de septembre
le trois des cal'endes d'octobre; celui de novembre, le
trois des calendes de décembre; enfin ceux de dé-
cembre, le quatre et le trois des calendes de janvier.
Il arriva de là que de& divers mois augmentés par
César, et qui offraient auparavant un intervalle de
dix-6ept jours entre leurs ides et les calendes sui-
vantes, les uns, ceux augmentés de deux jours, pré-
sentèrent entre ces mêmes ides et les calendes du
mois suivant un intervalle de dix -neuf jours; et les
346 ^ATOllJfAI^ES*
autres, ceux augmentés seuleoieot d'un jour, un in-
tervalle de dix^huit jours. Cependant l'ordre ds& tan»
de chacun de ces mois ne fut pas interrompu. PSar
exemple, l'usage était, avant la réforme du caloH
drier, lorsqu'un mois avait une fête ou une finrie
placée trois jours après ses ides, de la dater du i6
avant les calendes. Ce même mode subsista après la
réforme, quoique cette fête ou férié tombât alors
le 17 ou le 18 avant les calendes, selon qu'on avait
ajouté au mois un ou deux jours. L'intention de
César, en insérant ces jours supplémentaires à la fin
de chaque mois , après toutes les fêtes qui pouvaient
s'y trouver, et en les mettant au nombre des jours
fastes , était de donner plus d'ejçtension aux relations
de U vie sociale. Non • seulement il ne permit pas
qu'un seul de oes jours fût néfaste, il ne souffiît pas
même qu'il fût jour d'assemblée , tant il craignait de
dpnqer un aliment à l'ambition des magistrats* Ayant
ainsi réglé l'année civile , qu'il mit en concordance
avec les phases de la lune, César prescrivit, par un
édit, l'usage du nouveau calendrier. L'erreur se serait
arrêtée là si les pontifes n'en eussent commis une
nouvelle, basée sur la correction elle-même; car, au
lieu d'intercaler le jour résultant des quatre quarts
de jour à la fin de la quatrième année, et avant le
commencement de la cinquième , ils intercalèrent au
commencement de la quatrième année. Cette méprise
dura trente-six ans, en sorte qu'au lieu de neuf jours,
il y en eut douze d'intercalés; mais Auguste y re*
média en laissant écouler douze années sans interca-
s
LIVRE I. 347
laiton, pour fiiire disparaître les trois jours excé-
dants; ensuite il ordonna qu'on intercalerait au com-
nïencement de chaque cinquième année ^ comme César
Tavait établi; et pour perpétuer la durée des nou-
veaux fostes, il les fit graver sur des tables d airain.
CHAPITRE XV.
Des calendes f des ides et des nones-
Cette méthode d'intercaler avant le commencement
de la cinquième année, dit alors Horus, s'accorde
avec celle de l'Egypte , mère des sciences et des arts.
Mais il n'y a rieo de compliqué dans l'année des
Égyptiens, dont tous les mois sont de trente jours,
et lorsque douze de ces mois sont écoulés, c'est-à-
dire au bout de 36o jours, ils ajoutent à leur année
1^ cinq jours complémentaires qu'ils placent entre
août et septembre. C'est encore entre ces deux mois
qu'ils inteixalent, à la fin de chaque quatrième année,
1# jour résultunt des quatre quarts de jour ; au lieu
que chez vous la manière de compter les jours de-
puis la commencement d'un mois jusqu'à sa fin n'est
pas unifionne* Des calendes vous passez aux nones,
puis de là à une autre sorte de jours que vous nom-
mez ides; ensuite vous revenez, si j'ai bien entendu
ce^ue vous venez de dire, aux calendes du mois sui-
vant, Je désirerais bien connaître la valeur de ces
348 SATURNALES.
expressions, et j'avoue que je ne comprends pas da-
vantage les noms que vous donnez à chacun de vos
jours qui sont désignés, soit par le mot fastes, soit
par telle ou telle autre dénomination. Je conviens
encore que je ne sais ce que c'est que vos nundines,
dont l'observation exige de vous tant de régularité et
de précaution. Comme étranger, je n'ai pas à rougir
de mon ignorance ; je serais même citoyen romain
que je n'aurais pas honte de recevoir des leçons de
Praetextatus. Nous ne devons certainement pas rougir,
repartit celui-ci, ni vous Horus, qui êtes Egyptien
d'origine, ni nous qui sommes Romains, de nous oc-
cuper de recherches sur lesquelles l'antiquité elle-
même s'est exercée.
Un nombre infini d'écrivains dont nous allons ras-
sembler succinctement les diverses opinions ont agité
des questions relatives atix calendes, aux nones, aux
ides , aux fêtes et fériés. Quand Romulus , génie puis-
sant mais agreste, organisa son petit état, il voulut
que chaque mois commençât avec la nouvelle lune;
mais comme cette phase loin d'être régulière, éprouve
des variations soit de retard, soit d'avance, basées
sur des causes invariables, on était obligé d'ajouter
ou d'ôter des jours au mois qui venait de finir, selon
qu'elle retardait ou qu'elle avançait. Ce fut donc le
hasard qui fixa le nombre de jours de chaque mois ,
en sorte que les uns en eurent 29 et les autres 3r.
Cependant il fut décidé que des nones aux ides, il y
aurait neuf jours d'intervalle, et seize des ides aux ca-
lendes prochaines. Les plus longs mois eurent donc
LIVRE I. 349
leurs deux jours d'augmentation placés entre leurs
calendes et leurs uones. Voilà pourquoi les un& ont
leurs nones le cinquième jour à partir des calendes 9
et les autres le septième jour. Cependant César, comme
nous l'avons dit plus haut , voulant conserver aux in-
stitutions religieuses la fixité de leurs dates, n'opéra
pas de changement dans celle des nones , même dans
les mois auxquels il ajoute deux jours, que, par res-
pect pour le culte, il plaça après les fériés de chaque
mois.
Anciennement, et avant que le scribe Cn. Flavius
eût, contre le gré du sénat, rendu les fastes publics,
un pontife d'un ordre inférieur était chargé d'obser-
ver le moment de la nouvelle lune , et d'en informer
le roi des sacrifices. Tous deux faisaient alors des H-
hâtions aux dieux; ensuite le pontife convoquait le
peuple au Capitole, près de la curie Calabra, voisine
de la cabane qu'habita Romulus, et proclamait com-
bien de jours devaient s'écouler des calendes aux
nones; si c'était cinq jours, il répétait cinq fois le mot
grec xaXû (j'appelle); et sept fois si l'intervalle était
de sept jours. C'est ce qui fit donner le nom de ca-
lendes au premier de ces jours ainsi proclamés, et
de là vient aussi le nom de Calabra, donné à la curie
où Ton se rassemblait.
'Cette proclamation du pontife en sous-ordre, Ëiite
le jour de la nouvelle lune, avait pour but d'indi-
quer la date des nones aux habitants des campagnes,
qui devaient, ce jour-là, se rendre à la ville pour
apprendre du roi des sacrifices le motif des fériés,
35o SilTU&lfàLlBS.
ainsi que les devoirs i reiiif4ir dans le ccMirs du
mois ; c'est ce qui a (ait croire à quelques personnes
que ks ncmes sont ainsi appelées parce qu'dles com-
mencent un nouvel ordre de choses ( noi^as tes iïïèci*
pùmi)^ ou parce que neuf jours {na^em dies) les
séparent des ides. C^ les Toscans , les nones rêve*
naient plus souv^it, puisque de neuf jours en neuf
jours, ils venaient saluer leur roi, et s'occuper de
leurs afiaires particulières. Le nom des ides nous vient
aussi des Toscans qui appellent ce jour itiSy mot qui
équivaut chez eux à celui de gage de Jupiter.
£n effet, Jupiter, regardé comme auteur de la lu*
mière, est célébré dans les vers saliens sous le nom
de dieu de la clarté ; il Test chez les Cretois soas celui
de dieu du jour; et >nous-mémes, nous l'invoquons
sous le nom de Diespitery c'est-à-dire Jtiei pater
( père de la lumière ). C'est donc avec raison qne le
jour des ides est appelé gage de Jupiter, puisqu'à
cette date du mois, le coucher du soleil ne fiiit pas
disparaître la lumière, et que la lune , alors dans son
plein, remplace celle que nous devions à l'aslre du
jour. Ainsi les Toscans ont eu raison de nommer
gage de Jupiter le jour dont la nuit n'a pas de té«
nèbres: aussi l'antiquité a-t-elle voulu que les ides de
chaque mois fussent consacrées à ce dieu. Quelques
personnes croient que idus vient de vidas ^ dérive de
videre ( voir) , en retranchant le v^ parce que ce jour-
là on voit la lune dans son plein; et qu'au contraire,
du mol grec i^^ei (je vois ) , on a £aiit video en ajou*
tant un v. D'autres aiment mieux dériver le mot
LIVRE I. 35 1
du Grec éâoç (belle forme ), parce que la lune dé-
couvre alors sa face entière. Il en est qui pensent que
iéias vient de iiiulis , nom donné à la brebis blanche
que, chez les Toscans, le flamine offre à Jupiter aux
ides de chaque mois. Une étymologte, suivant nous
plus vraisemblable, c'est iduare, qui, en langue
étrusque, signifie partager, parce qu'en efiet les ides
partagent le mois ; et de là vient vidua ( veuve ) ,
pour valde idua , ou valde divisa ( fortement sépa-
rée): on peut aussi entendre par vidua une femme
a vira divisa ( séparée de son mari ).
De même que les ides étaient consacrées à Jupiter,
les calendes l'étaient à Junon : c'est un fait garanti
par^Yarron et par les pontifes; il l'est également par
les Lanrentins qui, fidèles à leurs antiques institu-
tions^ religieuses, ont conservé à Junon le surnom de
Calendaire* Ajoutons qu'ils invoquent cette divinité
le jour des calendes de chaque mois, depuis celles de
mars jusqu'à celles de décembre inclusivement. Il en
est de même chez nous ; car, outre le sacrifice que le
premier jour de diaque mois le pontife en sou»^rdre
offine à Junon dans la curie Calabra, la grande-prê-
tresse, à la même époque, lui immole, dans son pa-
lais, soit une brebis, soit une truie. C'est du nom de
cette déesse que Janus a reçu le surnom de Junonius,
parce qu'il préside à l'ouverture de chaque mots,
comme Junon à toutes les calendes; et c'est encore
parce que nos ancêtres commençaient leurs mois à la
nouvelle lune, qu'ils lui consacrèrent les calendes, la
lune et Junon étant pour eux la même divinité; ou
352 SATURNALES.
peut-être parce que la lune circule dans les airs , ce
qui lui a fait donner chez les Grecs le surnom d'Arté-
mis j contraction d^aeroiomès (qui fend les airs ); et,
comme Takr est sous le domaine de Junon , c'est avec
raison que l'antiquité lui- a dédié le premier jour de
chaque mois. Je ne dois pas omettre que nos aïeux
ôut décidé qu'il n'est pas permis de procéder à la
consommation du mariage pendant les calendes, les
ides et les nones qui, à l'exception des dernières,
sont des fériés; or, c'est une impiété d'agir à force
ouverte contre qui que ce soit pendant les fériés. Aussi
ne se maritvt-on passées jours-là, afin de ne pas sem-
bler faire violence aux vierges. Nous tenons de Varron
que Yerrius Flaccus , habile interprète du code reli-
gieux, avait coutume de dire que comme on peut,
pendant les fériés, nettoyer les anciens fossés, mais
non pas en creuser de nouveaux, de même on peut
épouser une veuve et non pas une vierge. Mais
dira-t-on , pourquoi donc ne peut-on se marier pen-
dant les nones qui ne sont pas des fériés? En voici la
raison qui est évidente : le premier jour des noces
est donné à la pudeur; le lendemain la nouvelle
mariée doit être mise en possession de son autorité
dans la maison de son mari, et offrir un sacrifice;
mais tous les lendemains des calendes, des ides ou
des nones sont également regardés comme des jours
funestes; ainsi ce serait' sous de malheureux auspices
que l'épousée entrerait dans ses nouvelles fonctions,
ou qu'elle offrirait son hommage à la Divinité ; c'est
LIVRE I. 353
donc avec raison que le mariage est interdit le jour
des nones.
CHAPITRE XVI.
Distinction des Jours chez les Romains y et leurs
diverses dénominations.
L'ordre des matières nous ayant conduit à parler
des jours, nous allons maintenant répondre en peu
de mots aux questions que nous a faites notre cher
Horus. Numa qui avait divisé Tannée en mois , divisa
aussi le mois en jours, et distingua ceux-ci sous les
noms de jours de fête, jours de travail et jours mi-
partis. Les premiers sont consacrés aux dieux ; pen-
dant les seconds, chacun peut vaquer à ses affaires
de quelque nature qu'elles soient; et les troisièmes
sont communs aux dieux et aux hommes. Aux jours
de fêtes appartiennent les sacrifices, les banquets of«
ferts aux dieux, la célébration des jeux, et les fériés.
On distingue les jours de travail en jours fastes, jours
cx>miciales, jours nommés comperendini j en jours
fixés ( sous-entendez pour régler les discussions avec
rétranger), et en jours dits prœliares. Quant aux
jours mi-partis, c'est sur lui-même que chacun d'eux
opère sa division. On peut, à certaines heures, rendre
la j ustice , et à d'autres heures on ne le peut pas ; on
ne le peut pas pendant l'immolation de la victime ,
I. a3
354 SATURir^LES.
on le peut pendant qu'on ouvre et qu'on examine ses
entrailles; et de rechef on ne le peut pas lorsqu'on la
brûle.
Il convient donc de s'étendre un peu sur les jours
de fêtes, et sur les jours de travail. C'est un jour de
fête quand on sacrifie aux dieux , quand on les invite
à un festin solennel , quand on célèbre des jeux en
leur honneur, et lorsqu'on observe les fériés. Or, les
fériés communes à tout le peuple sont de quatre
sortes : les unes sont à date fixe, d'autres sont indi-
qcKes chaque année ; ajoutez- y les Séries de circon-
stance et les nundines. Les premières, inamovibles,
ont lieu le même jour tous les ans; les principales
sont les Agonales, les Carmentales et les Lupercales.
Les secondes sont mobiles , et le jour de leur célé-
bration est fixé par quelque pontife ou magistrat ;
telles sont les fériés latines « celles des semailles, les
Paganaleset les Compitales. Les fériés de circonstance
sont celles ordonnées par les consuls ou les préteurs
en vertu du pouvoir dont ils sont investis. Les nun-
dines sont établies en fiiveur des habitants de la
campagne qui se rendent à la ville tous les neuf jours
pour affaires particulières ou commerciales./l) est
aussi des fériés propres à certaines femilles: les mai-
sons Claudia y Julia, Emilia, Cornelia, etc., ont les
leurs; telle autre famille peut avoir les siennes qu'elfe
observe d'après ses usages domestiques. Tout parti-
culier a aussi les siennes, comme les jours de nais-
sance, de funérailles, d'expiations; ceux où la foudre
a tombé chez lui; et chez nos ancêtres, il suffisait
LIVRE 1. 355
de prononcer le nom de la déesse de la santé, des
divinités qui président aux semailles, aux champs en-
semencés, aux grains levés, à ceux recueillis et ser-
rés, pour être en férié. Toutes les fois que la flami-
nique entendait le tonnerre, elle était en férié jusqu'à
ce qu'elle eut apaisé les dieux, j Les prêtres assuraient
que les fériés étaient profanées, si l'on travaillait
après qu'elles avaient été proclamées dans les termes
prescrits.
Qui plus est , la vue de toute occupation mécani*
que pendant les fériés était interdite au roi des sa-
crifices et aux flaniines. En conséquence , un officier
public les précédait pour avertir les ouvriers de s'abs-
tenir du travail ; et la contravention était punie d'une
amende. Outre l'amende, celui qui avait péché par
ignorance ne pouvait être expié qu'en offrant un
porc; mais il n'y avait pas d'expiation , selon le pon-
tife Scsevola , pour celui qui avait travaillé sciemment ;
cependant Umbro dit que celui qui s'occupait d'ou-
vrages relatifs au culte des dieux, ou d'un travail ur-
gent pour lui-même, n'était pas coupable; et Scaevola
lui-même, consulté sur ce qu'il était permis de faire
les jours de fériés, répondit qu'on pouvait faire ce
dont l'omission serait nuisible. D'après cette décision ,
un particulier retirant un de ses bœufs d'une fosse
profonde, ou étayant son toit près de tomber, n'était
pas en feute; et Virgile, si versé dans tous les genres
d'instruction, n'ignorant pas qu'on lave les brebis,
ou pour nettoyer leur laine, ou pour les guérir de
la clavelée, assure que, pendant les fériés, et pour
a3.
3$6 SATURNALES.
raison de santé, le berger
Peut baigner ses brebis dans une eau salutaire.
Le mot salutaire dit assez que le bain ne doit avoir
lieu que dans la vue de guérir ou de prévenir la ma-
ladie, et non dans celle de faire un gain quelconque
par le lavage de la laine. Voilà pour ce. qui regarde
les fêtes, ainsi que les jours néfastes qui n'en sont que
des subdivisions. Passons maintenant aux jours de
travail qui se subdivisent en jours fastes , jours co*
miciales, jours nommés comperendini, en jours
fixés, et en jours àiis prœliares.
Les jours fastes, opposés aux néfastes, sont ceux
pendant lesquels le préteur a le droit de prouver sa
juridiction par les trois mots uo, subcaiâi judice^^
(je vous donne des juges'); dico, subaudi jus, (je
rends justice); addico, subaudi bona, (j'adjuge les
biens). Les jours comiciales sont, ceux pendant les-
quels on peut proposer des lois au peuple. Les jours
fastes on peut plaider, mais non proposer des lois,
tandis que les jours comiciales on peut faire l'un et
l'autre. I^es jours appelés comperenelini ( jours de
renvoi à une autre audience), on peut exiger du dé*
fendeur qu'il s'engage sous caution à paraître au mo>
ment indiqué par le préteur. Les jours fixés ont été
institués pour régler par un jugement les différends
avec l'étranger, témoin Plante qui dit dans son Cur-
culion : Si status condictus cum hoste intercessit
dies (quand même le jour fixé pour plaider avec
l'étranger serait arrivé). Remarquons que, chez les
LIVRE I. 357
anciens , hostis ( ennemi ) était l'équivalent de notre
peregrinus ( étranger). Je ne ferai pas de distinc-
tion entre les jours où l'on peut attaquer l'ennemi
{dies prœtiàres)^ et les jours de délai (dies justi{i).
Pendant œs derniers, qui sont au nombre de trente
et se suivent sans interruption , l'armée est prête à
marcher, et l'pn voit flotter le drapeau rouge au haut
du Janicule; pendant le^ premiers, on peut réclamer
son bien ou attaquer l'ennemi qui nous refuse jus*
tice. Mais lorsque les fériés latines sont proclaméas ,
lorsqu'on célèbre les Saturnales, et lorsque le moiide
est ouvert (^mundus {^) patet), il n'est pas permis
de combattre. Il serait en effet inconvenant d'en
venir aux mains pendant l'anniversaire* de la trèvé
faite jadis entre les Latins et le peuple romain, pen-
dant les fiâtes de Saturne, dont le règne, dit-on, ne
fut jamais troublé par le bruit des armes, et pendant
l'ouverture d'un temple dédié à Pluton et à Proser-
pine. Il est plus à propos, disaient les anciens, de
marcher au combat lorsque l'avenue des enfers est
fermée. « Le monde ouvert, dit à ce sujet Yarron,
est l'emblème de la porte du manoir des divinités
infernales; en conséquence, c'est un acte d'impiété,
non seulement de livrer bataille à cette époque , mais
aussi d'enrôler des soldats , de les faire partir pour
l'armée, de s'embarquer et de se marier. » Nos aïeux ne
(1) Dies justi étaient les trente joars complets accordés aii
condamné pour qu'il pût satisfaire à la sentence du juge.
(a) Petit temple dédié aux dieux infernaux.
¥
358 SATUaZfALES.
Élisaient pas d'enrôlement pendant les jours repotés
malheureux ; ils s'en abstenaient également pendant
les fériés : ce fait est attesté par le même Yarron dans
son livre des augures : « Sous peine d'expiation , il
est défi^ndu, pendant les fériés, d'appeler les'citc^ens
sous les drapeaux, d Cependant il est bon de savoir
que lorsque les Romains déclaraient la guerre , le jour
du combat était à leur choix; mais lorsqu'on la leur
déclarait, comme alors il s'agissait de leur propre
sûreté ou de l'honneur de la république, ils ne fai*
saient acception' d'aucun jour. Gomment, en effet,
avoir égard à telle ou telle circonstance, quand on
n'est pas le maître de s'y conformer? Nos pères vou-
laient qu'en toute occasion on se gardât des lende-
mains des fériés, qu'ils désignaient par un nom de
mauvais augure, celui de jours noirs, que quelques
écrivains ont modifié en lui substituant celui de jours
communs. Voici la raison qu'en donnent Âulu-
Gelle(i), au quinzième livre dé ses Annales, et
Cassius Hemina au second livre de son Histoire.
L'an de Rome 363 , les tribuns militaires Virginius,
Manlius, Emilius, Posthumius et leurs collègues,
ayant agité dans le sénat la question de savoir pour-
quoi la république avait éprouvé tant de malheurs
depuis un petit nombre d'années , les pères conscrits
mandèrent l'aruspice L. Aquinius, pour s'informer
de lui en quoi les dieux avaient été offensés; celui <i
répondit que le tribun militaire Q. Sulpicius, avant
(i) C'est au cinquième livre, chapitre 17.
LIVRE 1. 359
de combattre les Gaulois sur les bords de rAUia,
avait offert un sacrifice le lendemaiu des ides de
juillet pour obtenir la victoire; il ajouta qu'auprès du
fleuve Cremera et dans beaucoup d'autres lieux et
circonstances où Ton avait sacrifié aux dieux la veille
des fériés, les Bxmiains avaient été battus. Le sénat,
frappé de ces remarques, voulut que l'affaire f&t
portée au tribunal des pontifes, qui décidèrent que
tous les lendemains des calendes, des ides et des
nones, devaient être regardés comme des jours noirs,
et ne pouvaient faire partie de ceux connus sous les
noms de prœliares , puri , vel comiticdes ( de jours
où l'on peut attaquer l'ennemi , de jours purs , c'est-
à-dire exempts de toute influence dangereuse, et de
jours comiciales). Au livre douzième des Annales
pontificales , on lit quelque chose de plus fort encore :
le graud'pontife Fabius Maximus Servilianus ne veut
pas qu'on sacrifie aux mânes de ses parents dans les
jours regardés comme funestes, parce que, dit-il, il
fout, dans ce cas, commencer par invoquer Janus et
Jupiter, dont les noms ne doivent pas être prononcés
à pareils jours. Bien des personnes redootent aussi
comme pernicieux le quatrième jour des calendes,
des nones et des ides. On demande si cette opinion
est appuyée sur quelque tradition religieuse; quant
à moi 9 je n'ai rien trouvé à cet égard dans les écrits
des anciens, sinon que Q. Claudius, au cinquième
livre de ses Annales, rapporte que la bataille de
Cannes^ si funeste à la république, fut livrée le quatre
des nones du mois d'août. Yarron observe qu'il u'im-
36o sATuairAi^.
porte en rien, dans les choses purement militaires ,
que les jours soient fastes ou néfastes, mais qu'il
n'en est pas, de même pour les actions privées.
On pourrait me blâmer d'avoir place les nundines
au nombre dès fériés, parce que Titius, qui a fait un
traité à ce sujet, ne les met pas dans cette catégorie,
et se contente de les appeler des jours solennels. Je
sais aussi que Julius Modestus assure que l'augure
Messala ayant consulté les pontifes pour savoir si les
nundines et les nones étaient des fériés, ceux-ci ré-
pondirent négativement relativement aux premières;
et je n'ignore pas que Trebatius, au premier livre de
ses Observances religieuses, dit que les magistrats peu-
vent affranchir et adjuger le jour des nundines ; mais
j'ai pour moi Julius César qui soutient qu'on ne peut
convoquer le peuple ou lui proposer des lois, ces
jours-là, ni par conséquent ouvrir les comices.
Cornélius Labeo décide aussi , au livre premier de
ses Fastes, que les nundines sont des fériés. Le lecteur
curieux de connaître d'où vient cette différence dans
les opinions, peut consulter le second livré de Gra-
nius Licinianus, qui dit qu'eu effet les nundines sont
consacrées à Jupiter, puisque la flaminique lui sacrifie
ce jour- là une brebis dans son palais; mais que là
loi Hortensia fit changer cette disposition , et mettre
au nombre des jours fastes les jours de marché , afin
que les habitants des campagnes qui venaient trafi-
quer à la ville pussent aussi terminer leurs affaires
litigieuses , car le pi^teur ne pouvait rendre la justice
pendant les jours néfastes. Ainsi, ceux qui tiennent
LIVRE I. 36 i
que les nandines sont des fériés ont pour eux Tauto-
rite de rantiquité; et ceux qui pensent autrement
ont en leur faveur le laps de temps écoulé depuis la
loi précitée.
Cette institution, disent quelques personnes, est
due à Romulus qui, après son association avec
T. Tatius, et l'institution de divers sacrifices et com-
munautés , aurait aussi établi les nundines : c'est du
moins l'opinion de Tuditanus; mais Cassius les at-
tribue à Servius TuUius, qui voulut faciliter aux
tribus de la campagne les moyens de régler leurs af-
faires tant de la ville que des champs. Les nundines,
suivant Geminus, ne furent instituées qu'après l'ex-
pulsion des Tarquins. C'était une occasion pour tous
les citoyens de célébrer en commun la mémoire de
Servius Tullius: c'est aussi le sentiment de Varron.
Ceux , dit Rutilius, qui les établirent, voulaient qu'a-
près huit jours de travaux agricoles, le villageois
pût les interrompre le neuvième, |et venir à Rome
commercer et prendre connaissance des lois. Ils pen-
saient que les décrets et ordonnances rendus en pré-
sence d'une assemblée plus nombreuse, et proposés
pendant trois nundines consécutives, se graveraient
plus facilement dans la mémoire de tous les citoyens,
et de chacun d'eux en particulier: et de là l'usage
de promulguer les lois pendant trois marchés de
suite; de là aussi est venue la coutume pour les can-
didats aux magistratures de se rendre aux comices ,
à ces mêmes époques, et de se placer sur une émi-
nence afin d'^(re aperçus de tous les citoyens.
363 SATUaNALES.
Maia ces usu^eB, négligés par la suite ^ sa perdirent
eDlièrement lorsque raccroissemeut de la populalion
dispensa de recourir à l'affluence occasionnée par
ces fériés.
Nundina est aussi une déesse invoquée des Ro-
mains le neuvième jour de la naissance de leurs en-
&nts mâles qui reçoivent alors un nom et 9ont purifiés :
aussi Tappelle-ton Lusiricas ( de purification )• Cette
cérémonie a lieu pour les filles le huitième et non
pas le neuvième jour.
Par ce développement de l'organisatiod de notre
année et de nos mois^ j'ai satisfait pleinement, je
crois, à ce que désirait savoir notre ami Horus sur
les dénominations et l'emploi de nos jours. Mainte*
nant je désirerais savoir s'il est quelque chose , dans
ce que je viens d'avancer, qui puisse prêter aux plai-
santeries d'un ingénieux riverain du If il, dont la
contrée a produit tant de savants calculateurs, et s'il
trouve bon que quelques institutions de son pays
se soient naturalisées sur les bords du Tibre. Sans
parler ici d'Horus, dont le jugement est si sain, et
l'esprit si cultivé, je ne puis croire, dit alors Eustathe,
qu'il existe un homme assez peu réfléchi pour ne pas
approuver la marche régulière de l'année romaine,
({ui vient de recevoir un nouveau lustre de l'imper-
turbable mémoire et de l'éloquence de celui qui s'est
chargé de l'analyser.
Il n'est pas étonnant que cette organisation soit à
Tabri de la critique, puisque la réforme qu'elle a
subie nous est venue d'Egypte; car c'est aux Elgyptiens
UYBE I. 363
que César dut la oonnaissance du mouvement des
corps célestes*, dont il a laissé un traité estimé. Il
apprit aussi d eux la manière de régler Tannée sur le
cours du soleil. Mais les anciens habitants du La-
tinm , qui , n'ayant aucune communication avec
TEgypte, ne purent rien apprendre de ses habitants,
adoptèrent le calendrier des Grecs, et, comme eux,
comptèrent les jours en rétrogradant, en sorte que,
partant du plus haut nombre, ils descendaient à
l'unité. Notre mode de supputation va donc en dé-
croissant comme celui des Athéniens, et comme eux
nous disons dix, neuf, huit, sept, etc.
Un mois sur son déclin et l'antre s'approchant ,
dit Homère ; le mot fOivovToç n'indique-t-il pas le dé-
croissement d'un mois qui vient se fondre daus le
mois qui suit, tandis que le mot îaTai&evo^ désigne
une nouvelle numération succédant à celle qui s'éteint?
C'est dans le même sens que votre Homère mantouao
a dit : Stat sua ciugue dies ( les jours nous sont
comptés). Son expression stare marque l'immobilité
du but vers lequel nous tendons. Ce même poète,
aussi savant que réservé, et qui n'ignorait pas que
les premiers Romains avaient réglé l'année sur le
cours de la lune, et leurs descendants sur celui du
soleil, crut devoir rendre hommage à l'opinion des
deux époques dans ces vers :
Astres majestueux qui , dans votre carrière ,
Nous dispensez les ans, nous versez la lumière ^
Protecteur des raisins, déesse des moissons, etc.
364 SATUaiTAXES.
On voit que, dans cette invocation, le soleil et la
lune sont tous deux regardés comme les régulateurs
de Tannée.
CHAPITRE XVIL
Toute la théologie se réduit au culte du soleiL
Les différents noms d^ Apollon démontrent son
identité ai^ec le dieu soleiL
Je me suis souvent demandé, dit alors Avienus,
pourquoi nous honorons le soleil tantôt sous le nom
d'Apollon, tantôt sous celui de Bacchus, et tantôt
sous diverses autres dénominations; et puisque les
dieux ont voulu, Prsetextatus, que vous fussiez le
premier ministre de leur culte , veuillez m'expliquer
la cause de cette multitude de noms donnés à une
seule et même divinité.
Soyez persuadé, mon ami, lui répondit Prœtextatus,
que les poètes ont puisé les sujets de leurs fictions
sur les dieux dans les sanctuaires de la philosophie ;
et quand ils rapportent au soleil presque toutes les
divinités , ce n'est pas reiTet d'une vaine superstition ,
mais le résultat d'une raison divine.
£n effet , si cet astre est le chef et le modérateur
des autres corps célestes, comme l'a cru l'antiquité;
s'il règle seul la marche des planètes; et si, d'après
l'opinion de plusieurs personnes , le cours de ces me-
LIVRE 1. 365
mes planètes a le pouvoir de diriger les choses d'ici-
bas, ou de les pronostiquer, comme le pense Plotin,
il faut bien que nous reconnaissions pour auteur de
tout ce que nous voyons l'astre régulateur des astres
dont nous dépendons. Quand Virgile, en parlant de
Junon seule, s'exprime ainsi:
quo numine iœso.
Quel attribut divin fut en elle offensé?
il nous donne à entendre que les diverses qualités
d'un même dieu doivent être considérées comme au-
tant de divinités. C'est ainsi que les différentes pro-
priétés du soleil ont donné naissance à des dieux dif-
férents : aussi les plus grands philosophes n'ont-ils
admis qu'un seul tout. Comme dieu de la divination
et de la médecine, cet astre a reçu le nom d'Apollon ,
et celui de Mercure comme dieu de la parole. Ce (ut
avec raison que les Grecs l'appelèrent Hermès, nom dé-
rivé d^un mot grec qui signifie interpréter, car la parole
sert à interpréter les plus secrètes pensées. Les effets
nombreux de l'influeuce du soleil sur les fruits et sur
tous les végétaux , le firent adorer sous une infinité
d'autres noms qui rentrent tous dans le culte secret
qu'on lui adresse ; et comme une révélation de cette
importance exige plus qu'une simple assertion , nous
croyons devoir nous appuyer de l'autorité des an-
ciens, et nous allons exposer un grand nombre d'opi-
nions sur l'étymologie du nom d'Apollon, qui toutes
le rapportent au soleil. Platon le dérive d'une ex-
pression grecque qui signifie lancer continuellement
des rayons. Apollon , dit Chrysippe , est ainsi nommé.
366 SATURKALES.
parce que le feu du soleil n'est pas de la même snb*
stance que les autres fetix. En effet , la première
lettre du nom de ce dieu est une particule négative
_ indiquant qu'il possède un feu particulier; aussi s'jqo-
pelle<-t'il en latin sol (de solus , seul ), comme étant
V unique par sa clarté. Speusippe croit qu'on le nomvie
Apollon, parce qu'il tire sa force de la diversité et
de la quantité de ses feux. Cléanthe veut qu'on en-
tende par ce nom que le lieu do lever du scdeil est
variable. Corntficius le dérive de deux motsr grecs
qu'on peut rendre par intra polos (entre les pôles) ^
parce qu'emporté rapidement entre les bornes du
monde y il revient au point de son départ. D'autres
assurent qu'Apollon vient d'ÀîCoX^tica (je tue), parce
qu'il fait périr les animaux , lorsque sa chaleur ex«
cessive engendre la peste, a O toi qui as l'éclat de
l'or, puisque tu m'as donné la mort, tu mérites bien
le nom d'Apollon que te donnent les mortels » , dit
Euripide dans sa tragédie de Phaéton. a Puissant
Apollon , punis les coupables, et fais*les périr comme
tu en as le pouvoir, » s'écrie Archiloque. Enfin , on
donne indifféremment aux aliénés le nom d'ÀiroXXiuivo •
êXifrouç et d'6Xtoé>vfTOuç (frappés par Apollon, ou
frappés par le soleil ); et comme les propriétés bien-
faisantes ou nuisibles du soleil et de la lune sont
semblables, on appelle les femmes affectées d'indis-
positions périodiques çe>»voêXvfTou( ouâprsfiLt^oêXiiTouç
( frappées par la lune, ou frappées par Diane). Tous
les simulacres d'Apollon sont décorés d'arcs et de
flèches; c'est l'emblème de la force de ses rayons.
UVRE I. 367
c'est ce qui fait dire à Homère parlant des Grecs :
<c Mais ensuite il les frappe en leur lançant un trait
nioitel. » Les effets du soleil sur la température ont
mérité à Apollon le nom de conservateur des êtres
animés; et parce que l'astre du jour verse sur les
humains plus de biens que de maux , on représente
le dieu portant les grâces dans sa main droite, et
dans sa gauche un arc et des flèches , ce qui signifie
qu'il est plus disposé à nous être utile qu'à nous
nuire. On attribue à Apollon le pouvoir de guérir,
parce que la chaleur modérée du soleil est un remède
universel. Il en est qui croient que ce nom vient de
«icAûiuvovTa Tâcç vo(Touç (détournant les maladies),
dont on aurait fait Àici^cava; cette opinion s'accor*
dant avec la signification latine de ce nom, nous a
dispensé de le traduire du grec, jà polio équivaut chez
nous à Aspello (^subaudi malu, j'éloigne les maux),
et répond à l'aXeÇ&xoxov des Athéniens (qui détourne
les maladies). Les Lindiens l'honorent sous le nom
de Aoi(iioç, parce qu'il fit cesser la peste dans leur
contrée. Nos rites sacrés favorisent aussi Popinion
qui le regarde comme le dieu de la santé et de la
médecine, car nos vestales l'invoquent en ces termes :
Apollon médecin , Apollon Pcean.
Le soleil ayant donc deux effets principaux, une
chaleur tempérée propice à la vie des mortels, et un
virus pestilentiel que nous envoient quelquefois ses
brûlants rayons, on donne à Apollon deux surnoms
qui désignent cette double propriété, savoir, i|xïoç
et Ilatâv: dans le premier cas , an les fait dériver de
368 SATURNALES.
îaffOai (guérir), et de iroueiv tkç Mac (faire cesser
les chagrins ); et dans le second cas de tevai, sous-
entendu ^€koç j^^ireuxà; (envoyer des traits mortels),
et de iraieiv (frapper). Cependant l'usage a prévalu
de dire vn Ilaiàv ( guéris, Paean ), lorsqu'on demande
la santé , et te Ilaiàv , avec aspiration de l\ dans &,
lorsqu'on fait une imprécation contre quelqu'un; c'est
comme si l'on disait: frappe, Paean. C'est, dit-on,
de cette dernière expression que Diane se servit pour
encourager Apollon dans son combat contre le ser-
pent Pytlion. Je ferai connaître en temps et lieu la
véritable étymologie de cette formule que l'oracle de
Delphes consacra , dit-on , lorsque les Athéniens, sous
le règne de Thésée, implorèrent l'aide d'Apollon contre
les Amazones; c'est le dieu lui-même qui leur en-
joignit deja prononcer, lorsqu'au moment d'engager
le combat , ils l'inviteraient à venir à leur secours.
Le soleil, dit Apollodore au quatorzième livre de
sa Théogonie, est appelé vyjîoç ou Apollon, de teaftat
xal tevai, à cause de sa course rapide autour du
monde. Timothée s'adresse à lui en ces termes : « Et
toi, soleil , qui toujours éclaires le ciel par tes rayons,
darde et lance contre tes ennemis un trait de ton arc
qui frappe au loin. » Comme principe de la santé, on
le vénère sous le nom d'OuXtoç (auteur de la santé).
OSkt Te, etc., bonne santé et grande joie, dit Ho-
mère. Nous lisons dans Meandrius que les Milésiens
malades sacri6aient à Apollon OùXioç, et Phérécide
rapporte que Thésée, conduit en Crète pour être livré
au Minotaure, adressa des vœux pour sa conserva-
LIVBE I. 369
tion et pour son retour, au même dieu, 'ainsi qu'à
Diane OùX&«.
On ne- peut s'étonner que deux effets divers soient
spécifiés sous des noms différents, lorsqu'on voit at-
tribuer au contraire à d'autres divinités une double
puissance, et un double nom relativement à un même
effet. On donne à INeptune quelquefois le nom
d'Èvo<Tiy6cov (ébranlant la terre), et quelquefois celui
de ÀafaXiov , affermissant la terre); et si Mercure,
dont Homère a dit : Il prend sa verge et fascine les
yeux des mortels y peut également assoupir et tenir
éveillés les yeux et l'esprit des hommes , on peut
bien honorer Apollon, c'est-à-dire le soleil, sous
des dénominations qui le peignent tantôt comme
conservateur de la santé , et tantôt comme répandant
la contagion. Au reste, lorsque, dans ce dernier cas,
il sévit contre les coupables, cela prouve évidem-
ment que ce dieu protège les hommes de bien; aussi
lui rend-on à Pachinum, promontoire de la Sicile,
un culte solennel sous le nom de Libystinus. Voici à
quelle occasion : les Libyens, voulant s'emparer de
la Sicile, avaient pris terre à ce promontoire sur le-
quel le dieu a des autels; imploré par les habitants,
il envoya la peste chez les ennemis , qui furent pres-
que tous frappés de mort subite; c'est ce qui lui fit
donner le nom de L\J!)ystinus. Nos. annales ofii*ent
un trait semblable de la puissance de ce dieu. Pen-
dant qu'on célébrait à Rome, pour la première fois,
des jeux en son honneur , d'après l'avis prophétique
^ du poète Marcius, et celui des livres sibyllins, l'arrivée
I. 24
3^0 SATUllTALKS.
subite de l'ennemi fit courir le peuple aux armes , et
l'on vit au même instant une nuée de flèches se cKri-
ger sur les assaillants ; ils furent bientôt mis en dé-
roule , et les Romains vainqueurs retournèrent à la
fête du dieu leur libérateur. L'établissement de ces
jeux a donc pour cause l'aide du dieu dans une
mêlée, et non pas son secours dans une peste, comme
l'ont dit quelques écrivains. Voici ce qui a donné lieu
à cette dernière opinion : à l'époque de ces jeux (i ),
nous avons le soleil vertical , car il vient d'entrer au
tropique du Cancer, et, pendant qu'il parcourt ce
signe, le climat sous lequel nous sommes reçoit ses
rayons directement, et non pas obliquement; d*où
quelques personnes ont induit qu'en célébrant les
jeux apollinaires, Rome avait pour but de se rendre
propice le dieu de la chaleur. Mais l'histoire me dît
qu'ils furent institués pour célébrer Tanniversaire
d'une victoire, et non pour des causes sanitaires,
comme l'assurent certains annalistes.
Ces jeux , qui datent de la deuxième guerre pu-
nique , furent établis sur l'avis du décemvir G>nne*
lius Rufus , qui avait été chargé de ccHisulter les livres
sibyllins, d'où il prit le nom Sibylla, changé depuis,
par contraction , en celui de Sylla qu'il porta le pre-
mier; et cette consultation eut lieu à la suite d'une
prédiction du devin Marcius dont les livres furent
présentés au sénat; elle était conçue en ces termes :
Romains , si vous voulez chasser r ennemi de voire
( 1 ) Le 4 des nones de juillet.
LIVUE I. 371
ierritaire^ et ce débordement des nations étrangères^
je suis d'avis que vous votiez des jeux en F honneur
d^Jlpollon; ils devront avoir lieu chaque année aux
frais de V État ^ et seront sous la direction du préteur
chargé de rendre la justice au peuple. Les décem*
virs offriront des sacrifices suivant le rit grec. Si
vous suivez ponctuelle ment mon conseil^ vous vous
en trouverez bieuy et la république s^ améliorera pro-
gressivement ^ car le dieu anéantira vos ennemis
qui Jouissent en paix des fruits de vos campagnes*
Loraqu'en oonséquenoe de cette prophétie, les
poutifes eurent employé un jour aux cérémûnies re»
ligieuses qui devaient fléchir les dieux, une ordcm-
nance du sénat chargea les décemvirs de consulter les
livres sibyllins, afin de connaître le meilleur mode à
employer dans l'institution des jeux et dans la manière
de sacrifier. Sur leur rapport qu'il y avait conformité
entre les livres de la sibylle et ceux de Marcius , le
sénat décida qu'il serait voté et célébré des jeux en
l'honneur d'Apollon; qu'à cet effet, on remettrait
au préteur douze mille livres de cuivre et deux
grandes victimes. Il fut enjoint aux décemvirs de sa-
crifier selon le rit grec , et d'offrir à Apollon un tau-
neau et deux chèvres, dont les cornes seraient dorées,
et à Latone sa mère, une génisse ayant aussi les
cornes dorées. Jje peuple devait assister à ces jeux
donnés dans le cirque , la tête couronnée de lauriers.
Telle est l'opinion la plus accréditée de l'origine des
jeux apollinaires.
Prouvons maintenant, d'après les autres noms
24-
37^ SATURNALES.
cV Apollon, que ce dieu et le soleil sont une seule et
même divinité. On le nomme Loxias (de loxos, obli-
que), dit Ënopide , parce qu'il suit, pour se rendre
d'occident en orient, une ligue obliquement circu-
laire ; ou, selon Cléanthe, parce qu'ainsi que la grande
Ourse, il tourne en spirale; ou bien encore parce
que, dans la position que nous occupons relativement
à lui , ses rayons nous viennent transversalement du
midi. On l'appelle Delius, de ^t)^oç (manifeste), parce
que sa lumière rend toute chose évidente , et f otSoç ,
selon Cornificius, de foiTov ^ia, à cause de la rapi-
dité de son mouvement. D'autres disent qu'il doit ce
nom à sa pureté, à son éclat. Il est aussi surnommé
Phanès , de ^ aivetv ( luire ) , et de f ovaibç v^oç ( qui
brille de nouveau), parce qu'il luit et se renouvelle
chaque jour: aussi Virgile l'appelle-t-il mane nopum
( nouveau chaque matin ). Les Camiriens, qui habitent
une île consacrée au soleil, sacrifient à Apollon,
âeiyeviTTic (éternel), de it\ (toujours), et yivoftat
(engendrer), parce que, chaque jour, paraissant en-
gendré, il engendre tous les êtres à son tour; car
c'est par lui que la semence échauffée devient tige ,
se nourrit et s'accroît. Son surnom de l^ycius a plu-
sieurs causes; il est ainsi appelé, dit Antipater le
stoïcien, de Xeuxaiveiv (blanchir), parce que le soleil
blanchit tout ce qu'il éclaire. Cléanthe observe que
ce nom de Lycius a été donné à Apollon de Xiixoç
( loup ) , parce que de même que le loup enlève les
brebis, de même le soleil enlève l'humidité au moyen
de ses rayons. Les anciens habitants de la Grèce ap-
^
LIVRE I. ' 373
pelaient Xuxy) ( lumière crépusculaire ) ce qu'ils nom-
ment aujourd'hui Lycophos. C'est de cet instant de
la journée qu'Homère a dit : « Lorsque Faurore ne
paraît pas encore , et qu'il n'est ni nuit ni jour. »
Ailleurs le même poète dit encore : « Vouez à Apol-
lon, générateur de la lumière, et célèbre par soa
arc, etc., » parce que son lever nous donne la lumière.
En effet , par l'éclat des rayons épars en tous sens
qui précèdent son arrivée sur l'horizon, il dissipe
insensiblement l'épaisseur des ténèbres et nous donne
la lumière. Parmi beaucoup d'autres emprunts que
les Romains ont faits' aux Grecs , on reconnaît le
mot lux (lumière), qui vient de Xuxy). L'année, chez
les premiers habitants de la Grèce, se nommait Xu-
xaêaç , de Xuxoç (soleil ), et de ^awo'[ASvoç xal [ieTpou[X£voç
( qui gravit et mesure ). La preuve que ^lîxoç est un
des noms du soleil , c'est que les habitants de Lycopo-
lis , ville de la Thébaïde , honorent au même degré
Apollon et le loup, parce qu'ils voient dans l'un et
l'autre l'emblème du soleil. Effectivement , le loup ,
de même que cet astre , ravit et dévore sa proie , et
son regard perçant triomphe en quelque sorte des
ténèbres de la nuit. C'est de Xuxiq (crépuscule) que
quelques étymologistes dérivent Xuxoç, nom donné
au loup, parce que c'est l'instant que choisit cet ani-
mal , comme le plus favorable pour enlever les besr-
tiaux qui sortent alors de l'étable pour réparer le
jeûne de la nuit.
Ce n'est pas à la piété religieuse d'une cité ou
d'une nation particulière qu'Apollon doit le surnom
374 SATURNALES.
de IlaTpôo^ ( paternel )^ mais à l'opinion qu'iï est Tau-
teur de toute génération ; parce qu'à la naissance du
monde, cet astre, en desséchant le limon de la terre,
fut la première cause de toute génération, comme
le dit Orphée : // a Vintelligence et la sagesse d*un
bon père. De là est venu l'usage de donner à Janus
le nom père, parce que, sous sou nom, c'est au so»
leil que nous rendons hommage. Quant au sutnom
de Ntf|JLto« (berger) que porte aussi Apollon, ce n'eai
pas, comme le dit la fable, parce qu'il a gardé les
troupeaux du roi Âdmète, mais parce que le scJeil
nourrit toutes les productions de ta terre , ce qui lui
a yalu d'être célébré, non comme le pasteur d'une
espèce particulière d'animaux, mais comme celui de
tous les êtres animés en général.
i( Phébus, lui dit Neptune dans Homère, tu faisais
paître les bœufs à la marche tortueuse , et aux cornes
en forme de croissant »
Le même poète nous le montre pasteur de ju-
ments, quand il dit: ce Ces deux juments , foudres
de guerre, qu'Apollon, portant un arc d'argent, a
élevées sur le mont Pieria. i>
Apollon a, en outre, comme berger, un tempte
chez les Camiriens, sous le nom de Vigilant. Les
Naxiens l'honorent sous le nom de pasteur et de
dieu à chevelure d'agneau, et les Lesbiens comme
dieu des pâturages. Il a , chez divers peuples , beau-
coup d'autres surnoms qui, tous, donnent l'idée d'un
roi berger. Il est donc reconnu généralement comme
le pasteur {iar excellence. On le nomme encore ÈXsXtùç ,
ijvas 1. 375
de JKiTTeaOai «ept vh* 'pv (qui tourne autour de la
terre), à cause du oerde continuel qu'il trace dans
aa marche autour de ia terre, a O soleil, dit Euri-
pide, dont les rapides coursiers répandent ctrculai-
rement la lumièi^, » par allusion à sa course orbicu-
iatre et à la masse de feu dont il est formé. « Ainsi
composé de substances réunies, il parcourt circailai-
rement, dit Empédode, la vaste étendue des cieux. »
D'autres voient, dans le mot «voXiaTetç, la propriété
qu a le soleil , en se levant , de donner aux humains
le signal de se rassembler.
Le surnom de Ghrysocomes (aux cheveux d'or) a
été donné à 'Apollon à cause de l'éclat de ses rayons
que l'on nomme les c^veux d'or du soleil, et celui
d'Acersecomes (qui ne se Ëiit pas tondre), parce
que les rayons de l'astre du jour ne peuvent jamais
être enlevés à cette source de lumière. Il a été appelé
Argyrotoxos (qui a un arc d'argent), parce qu'à son
iever, on le voit à l'extrémité de l'horiKon, sous la
lorme d'uu arc d'un blanc éclatant : ses rayons sem-
blent des flèches lancées par cet arc brillanL Son
Bom de Smyntheus dérive de ^^(»v 0«t ( qui court en-
flammé); celui de iMcpveibç, de xaid(i.evo< àpaxai vsoç
(toujours brûlant et toujours jeune); ou peut-être
l'appelle-t-on ainsi parce qu'au heu de se consumer
iosensibleinent comme toutes les substances enflam-
mées, il se renouvelle sans cesse. On l'a nommé
(nuoXXioc, de iiAùioLç ictHet <nciaXXioç (produire l'ombre
ailleurs), parce qu'il nous arrive du midi. ApoUoii est
appelé 6u(iL6panç, parce qu'il amène la pluie, et
376 SATURKAJLES.
<hXii((rtoç (aimable), parce que nous saluons sa clarté
chérie avec une tendre vénération. Le surnom de
IIuOioç que lui ont donné les physiciens, ne vient pas
de ireucK (interrogation), parce que l'on consulte ses
oracles, mais de iruOeoOat (je putréfie), parce que la
putréfaction ne se développe qu'à l'aide d'une forte
chaleur. Telle est l'étymologie de iruOtoç, quoique les
Grecs feignent qu'Apollon le reçut pour avoir tué le
serpent Pytlion. Cependant cette fiction exprime assez
bien les procédés secrets de la nature; l'on en con-
viendra lorsque j'aurai exposé, comme je m'y suis
engagé ci-dessus, la série des faits concernant la nais-
sance d'Apollon.
On raconte que Junon voulut s'opposer à l'accou-
chement de Latone à l'instant où elle allait mettre
au monde ce dieu et Diane sa sœur. On ajoute qu'au
moment où ces enfants virent le jour, un serpent
nommé Python s'empara de leur berceau, et qu'A-
pollon , qui ne faisait que de naître , tua le monstre à
coups de flèches. Voici le sens naturel de cette allé-
gorie.
Lorsque le chaos fut débrouillé, ou lorsque la ma-
tière, jusqu'alors informe et confuse, eut commencé
à revêtir des formes diverses, et à faire place aux
éléments, la terre encore humide vacillait sur sa base
molle et peu stable ; mais la chaleur éthérée acquérait
progressivement des forces, et bientôt elle versa dans
le sein de la terre des semences embrasées. C'est
alors que le soleil et la lune furent créés. I^ premier ^
formé de molécules brûlantes, prit sa place dans la
LIVRE I. 377
plus haute région ; la seconde, composée de particules
humides telles que celles qui entrent dans l'organi-
sation du sexe féminin, resta dans la région inférieure.
Cette situation réciproque convenait au soleil consi-
déré comme mâle, et à la lune considérée comme fe-
melle. Pour les physiciens, Latone est la terre; et,
par Junon qui s'oppose à ce que la première mette
au monde ses deux enfants, ils entendent l'air qui,
alors, pesant et humide, voilait Téther, et s'opposait,
par l'épaisseur de sa couche, à ce que les deux flam-
beaux du ciel sortissent, par une sorte d'enfantement,
du sein de ses vapeurs fuligineuses ; mais la sagesse
suprême fît exécuter les décrets de la nécessité, et
l'obstacle cessa. Le temple élevé dans l'île de Délos à
la Providence, ou bien à la sagesse de Minerve, et
qui est si fréquenté, confirme cette interprétation.
Ces enfants sont nés dans une île , parce que les deux
astres semblent sortir du sein de la mer, et cette île
est nommée Délos, parce qu'au moment où les flam-
beaux du ciel naissent, c'est-à-dire se lèvent, tous
les corps de la nature s'offrent à nos regards. Voici
maintenant, d'après Antipater le stoïcien, l'explica-
tion physique de la mort violente du serpent.
Les exhalaisons de la terre encore humide s'éle-
vaient dans râir en ondes sinueuses, puis, après s'élre
échauffées , retombaient vers Ja terre en se déroulant
comme un serpent venimeux, et introduisaient dans
toutes ses substances la putréfaction qui n'est pro-
duite que par la chaleur et par l'humidité. Elles ca-
chaient le soleil lui-même par leurs épaisses vapeurs,
378 S^TUftlfAtAS.
et paraissaient en quelque sorte anéantir sa lumière.
Mais enfin elles furent pompées, desséchées, absor-
bées par l'ardeur des rayons célestes; ce qui donna
lieu à la fable du dragon tué par ApoUon. Il est
encore une autre interprétation de la mort violente
du dragon : la course du soleil, quoiqu'elle «e quitte
jamais la ligne de l'écliptique, est tortueuse comme
la marche du serpent. C'est l'effet des variations qu'il
imprime aux vents, en sorte qu'ils soufflent tantôt
vers le haut et tantôt vers le bas; ce cpii fait dire à
Euripide :
A Le dragon enflammé conduit les quatre saisons ,
et son char, sous les pas duquel naissent les fruits,
roule avec harmonie. »
On appelait donc dragon cette carrière céleste, et
lorsque le soleil l'avait terminée, on disait qu'il avait
tué le dragon. Par les flèches , il faut entendre les
rayons qu'il darde, et qui paraissent extrêmeoient al-
longés à l'époque où le soleil , dans son apogée, par-
courant sa carrière annuelle, donne lieu aux plus
longs jours du solstice d'été. De là vient qu'il est ap-
pelé ÈxY}€oXoç et ÈxaTvr^oXoc , c'est4-^ire , lançant ses
rayons sur la terre de très-haut et de très-loin. Nous
en aurions assez dit sur le surnom de Pythius, s'il ne
s'en offrait encore une autre origine. Le solstice d'été
a lieu 9 lorsque le soleil, étant dans le signe du Can-
cer , les jours les plus longs finissent , et qu'ils com-
mencent à tendre insensiblement vers leur plus courte
durée. C'est alors que le soleil est appelé Pythius,
ce qui signifie qu'il est parvenu a l'extrémité de sa
L1VR£ I. 379
^ carrîèrev Ce même nom lui convient aussi lorsqu'il
^ rentre dans ie Capricm'ne après avoir donné le jour
I 1^ plus court de l'année, tl a alors parcouru sa car-
rière annuelle dans l'un et l'autre signe. En consé-
> qtience, on dit qu'il a tué le dragon, c'est-à-dire
< achevé sa course oblique. Telle est l'opinion que ma-
' nifeste Ooniificius dans ses Étymologies. Voici les
lootifs qui ont fait donner aux deux signes que nous
appelons les portes du soleil les noms de Chèvre sau^
vage et d'Écrevisse. L'écrevisse est un animal qui mar^
i^ie.à reculons et obliquement; de même le soleit,
parvenu dans ce signe, commence à rétrograder et
à descendre obliquement. Quant à la chèvre, sa mé-
thode de paître est de monter toujours en broutaM ;
de même le sdieil^ arrivé au Capricorne, commence
à gravir du point le plus bas au plus élevé.
On appelle Apollon Didymaios (jumeau), parce
qu'il reproduit une seconde image de sa divinité en
illuminant et en rendant visible la lune, et parce que
ces deux astres édbirent les jours et les nuits par une
double lumière qui découle de la même source. C*est
pourquoi les Boinains honorent le soleil sous le nom
et sous la figure de Janus et d'Apollon Didyme. On
nomme Apollon Delphios, parce qu'il &it ressortir
par la clarté de sa lumière les choses obscures. Ce
nom dérive de ^ii^o< et iftvfiiç ( manifestant ce qui
est obscur); ou signifie, comme le veut Numenius^
que le soleil est seul et unique. Car, dit-il, en vieux
grec, un se dit ^iXfoç; c'est pourquoi frère se dit
t â^eXfoç , c'est-à-dire ^qui n'est pas un. Les Hiérapoli-^
38o SlTURirA.L£S.
tains, qui sont Assyriens de nation, ramènent toutes
les vertus et les attributs du soleil à une statue bar-
bue qu'ils appellent Apollon. Sa tête, d'une forme
allongée , est terminée par une barbe pointue et sur-
montée d'un boisseau. Son corps est couvert d'une
cuirasse; de la main droite elle élève une pique au-
dessus de laquelle est placée une petite statue de la
Victoire ; et de la gauche , elle semble présenter une
fleur. De la partie supérieure de ses épaulés pend
un voile comme celui des Gorgones, et bordé de
serpents. Auprès d'elle sont des aigles qui sem-
blent prêts à s'envoler. A ses pieds est Timage d'une
femme qui a deux autres simulacres de femmes placés
Tun à sa droite, Tautre à sa gauche. Un dragon les
entoure des replis de son corps. La barbe pendante
désigne que les rayons sont lancés d'en - Iiaut sur la
terre; le boisseau d'or qui s'élève au-dessus de ia
tête désigne la masse de l'éther, qu'on croit être la
substance du soleil ; par la pique, et la cuirasse , on
veut représenter Mars, que nous prouverons dans la
suite être le même que le soleil. L'image de la Vic-
toire témoigne que toutes choses sont soumises à la
puissance du soleil. La fleur flgure les fleurs de tous
les végétaux que ce dieu met en terre, fait germer,
protège, nourrit et mûrit. La flgure de femme est
l'image de la terre que le soleil éclaire d'en-haut ; les
deux autres statues de femmes qui entourent la pre-
mière sont la Nature et la Matière qui la servent de
concert, et le dragon représente la carrière lumi-
neuse que parcourt l'astre du jour. T^es aigles, par la
LIVRE I. 38 1
vélocité et la hauteur de leur vol, indiquent l'éléva-
tion du soleil. La statue porte un vêtement de Gor-
gone, parce que, comme on sait , c'est Tattribut de
Minerve, laquelle est encore une vertu du soleil; car
Porphyre dit que Minerve est cette vertu du soleil
qui donne la prudence à Tesprit humain. C'est à cause
de cela qu'on l'a dite sortie de la tête de Jupiter, c'est-
à-dire de la partie supérieure de l'éther d'^oii le soleil
tire son origine.
CHAPITRE XVIII.
Bacchus est aussi le même, que le soleil.
Ce que nous avons dit d'Apollon peut être rap-
porté à Bacchus. En efFet, Arîstote, qui a écrit les .
Théologumènes , entre plusieurs arguments par les-
quels il prouve qu'Apollon et Bacchus ne font qu'un
seul et même dieu , raconte qu'il y a en Thrace , chez
les Ligyriens,un temple consacré à ce dernier, où l'on
rend des oracles. Dans ce temple on ne prédit l'avenir
qu'après avoir bu beaucoup de vin , de même que
dans celui d'Apollon de Claros, ce n'est qu'après avoir
bu beaucoup d'eau. Les Lâcédémoniens, pendant les
fêtes appelées Hyacinthies qu'ils célèbrent en l'hon-
neur d'Apollon, se couronnent de lierre, comme cela
se pratique dans le culte de Bacchus. Les Béotiens,,
tout en reconnaissant que le Parnasse est une mon-
3da SATURNALES.
tagne consacrée à Apollon , y révèrent à la fois ,
comme étant sous la tutelle du même dieu, et roracle
de Delphes et Tantre mystique de Bacchus. C'est
pourquoi on sacrifie sur ce mont à la même dîvi»
nité sèus le nom de Tune et de Tautre divinité.
C'est ce qu'affirment Yarron et Granius Flaccus, et
ce qu'Euripide nous apprend avec eux : « Bacchus,
portant des thyrses et des peaux de faon, danse sur
le Parnasse au milieu des torches de pins. » Cest sur
ce mont Parnasse qu'ime fois tous les deux ans on
célèbre les Bacchanales, où l'on voit, à ce qu'on assure,
de nombreux rassemblements de satyres, et où sou-
vent on entend leur voix. Un retentissement de cym*
baies vient aussi, de cette montagne, frapper fré-
quemment les oreilles des hommes : et que personne
ne croie que le Parnasse est consacré à des dieux
différents; car le même Euripide, cité plus haut, nous
apprend, dans son Licymnius , qu'Apollon et Bacchus
ne désignent qu'un seul et même Dieu.
«O dieu amant du laurier, Bacchus , Paean , Apol-
lon habile à jouer de la lyre. >»
Eschyle dit dans le même sens :
« O Apollon qui portes le lierre, ô Cabaios, ô devin ! »
Puis donc qu'il a été prouvé peu auparavant qu'A-
pollon et le soleil ne font qu'un , et que nous appre^
nous après cela que Bacchus est le même qu'Apollon ,
on ne doit nullement douter que le soleil et Bacchus
ne soient la même divinité. C'est ce qui va être rigou-
reusement prouvé par des arguments encore plus
clairs.
LIVRK I. 383
C'est UD dogme sacré des mystères religieux des
anciens, que tandis que le soleil parcourt Thémisphère
supérieur, c'est-à-dire pendant le jour , on l'appelle
Apollon ; et que tandis qu'il est dans l'hémisphèi^
inférieur, c'est-à-dire pendant la nuit, on l'appelle
Dionysius, qui est le même que Bacchus. De plus
les simulacres de ce dieu le représentent, les uns sous
la figure d'un enfant , les autres sous celle d'un ado-
lescent , d'autres sous celle d'un homme fait, et d'au-
tres enfin sous celle d'un vieillard. Les Grecs le nom-
ment Bassareus et Briseus^ et dans la Campanie les
Napolitains l'honorent sous le nom de Hébon. Ces
différences d'âge se rapportent au soleil. Il est consi*
déré comme un enfant au solstice d'hiver, époque à
laquelle les Égyptiens le portent sous cette figure
hors de son temple. Alors, en effet, à cause de la
brièveté du jour, le soleil parait être dans son en-
faooe* Ensuite, lorsque vers l'équinoxe du printemps
les jours augmentent ^ semblable à un adolescent, il
acquiert des forces , et on le représente sous la figure
d'un jeune limnme. Enfin, au solstice d'été, il entre
dans la plénitude de l'âge représenté par la barbe ,
et alors aussi le jour est parvenu à son pkis grand
accroissement. I^e décroissement de» jours le fait en^-
suite ressembler à un homme qui vieillit. Nous savons
aussi que, chez les Thraces, le soleil est regardé
comme étant le même que Baochus Ils l'appellent Se^
basius, et ils rhon(MPent, au rapport d'Alexandre, avec
la plus grande solennité. Un temple de forme ronde,
éclairé par le milieu du toit, lui est consacré sur la
384 SATURNALES.
colline Zelmissus. La rondeur de cet édifice repré-
sente la forme de Tastre; il est éclairé par le sommet
de la voûte, pour indiquer que le soleil éclaire tout
par les rayons qu il lance du haut du ciel, et que son \
lever rend perceptibles tous les objets. Voici un extrait
de ce que dit Orphée, lorsqu'il veut désigner poéti-
quement le soleil :
« Zeus ayant liquéfié Téther, qui était auparavant
solide , rendit visible aux dieux le plus beau phéno- |
mène de la nature. On l'a appelé Phanès Dionysos, '
seigneur, sage conseiller, éclatant procréateur de soi-
même. Enfin, les hommes lui donnent des dénomina-
tions diverses. Il fut le premier qui se montra avec la
lumière, et s'avança sous le nom de Dionysos, pour
parcourir le contour sans bornes de l'Olympe. Mais
il change ses dénominations et ses formes selon les I
époques et les saisons. i>
Orphée appelle le soleil Phanès, de fcoràç et f avepoç,
c'est-à-dire manifeste et brillant, parce qu'en effet,
voyant tout, il est vu partout. Orphée l'appelle en-
core Dionysos , de ÂivelOai et Tuepif ep£(T6ai à cause de sa
marche circulaire ; ce qui a fait dire à Cléanthe que
le soleil était surnommé Dionysius, de ^toevucrai (qui
termine une marche), parce que, dans sa coui*se de
chaque jour d'orient en occident, qui forme le jour
et la nuit, il parcourt l'étendue du ciel. Les physiciens
l'ont appelé Aidvuaoç, ^roç vouv (intelligence divine),
parce qu'ils disent que le soleil est l'âme du monde,
et le monde est compris sous la dénomination de ciel
I
I
LIVRK I- 385
auquel ils donnent le nom de Jupiter. C'est pourquoi
Aratus, s'apprêtant à chanter ]e ciel^ a dit :
« Commençons par Jupiter. »
Les Romains appellent le soleil Liber, parce qu'il
est libre et vagabond (yagus)^ comme dit Nevius :
«Le soleil vagabond retire à soi les rênes de feu
et dirige son char vers la terre. »
Les vers d'Orphée que nous avons cite$ , en don^ '
nant à Apollon l'épithète d'£ùêou^Y)a ( qui conseille
bien ) , prouvent que ce dieu préside aux bons con-
seils. Car si les conseils naissent des conceptions de
Fesprit, et si le soleil, comme le pensent plusieurs
personnes, est cette âme du monde d'où émane le
principe de l'intelligence humaine, c'est avec raison
qu'on a cru que le soleil présidait aux bons conseils.
Orphée prononce clairement , dans le vers suivant ,
que le soleil est le même que Bacchus.
« Le soleil qu'on a appelé du surnom de Diony-
sos. »
Ce vers est positif; en voici un du pième poète
dont le sens est plus difficile :
«Un Zeus, un Adès,un soleil, un Dionysos.»
Ce vers a pour garant l'oracle d'Apollon de Claros,
dont les poésies sacrées ajoutent aux autres noms du
soleil celui de latù. Car Apollon de Claros, consulté pour
savoir quel était ce dieu appelé laco, répondit ainsi :
((Il faut après avoir été initié dans les mystères,
les tenir cachés sans en parler à personne. Car l'in-
telligence de riiomme est étroite , sujette à l'erreur ,
I. 25
386 SATURNALES.
et son esprit est Êiible. Je déclare que le plus grand
de tous les dieux est laco, lequel est Pluton en hiver,
Jupiter au printemps, le soleil en été, et iaa> en au-
tomne, I
Cornélius Labeo, dans son livre intitulé de l'Ora- \
cle d'ÂpoUon de Claros, a développé le sens de cet
oracle, et la force de ce nom et de cette divinité; d'où
il résulte que le nom d'iac» était commun au soleil et
à Bacchus. Orphée, en démontrant que Bacchus et le
soleil ne sont qu un seul et même Dieu, a décrit ainsi
ses ornements et son costume pendant les fêtes ap-
pelées Libérales :
c( Voici les vêtements sacrés dont on doit revêtir
la statue éclatante du soleil. D'abord, un péplos cou*
leur de pourpre et de feu; et sur l'épaule droite, la
peau tachetée d'un faon aux diverses couleurs, à l'imi-
tation de l'admirable disposition des étoiles et du sa-
cré firmament. Ensuite, il faut mettre par-dessus la
peau du faon une ceinture d'or brillant, passée au-
tour de la poitrine de la statue, symbole du soleil^
qui , lorsqu'il vient à paraître et à briller aux extré-
mités de la terre y frappe de ses rayons d'or les ondes
de l'Océan. Dans cet instant, sa splendeur immense,
se mêlant avec la rosée, fait rouler devant lui la lu-
mière en tourbillons. Et alors (chose merveilleuse à
voir), la vaste circonférence de la mer parait une
ceinture placée sous sa poitrine. y>
Virgile, sachant que Bacchus est le soleil, et Cérès
la lune, lesquels influent également et sur la fertilité
de la terre et sur la maturité des fruits , Tune par la
f
LIVRE I. 387
température douce de la nuit, et l'autre par la chaleur
du jour, a dit :
Si rhomme encor sauvage, instruit par vos leçons,
Quitta le gland des bois pour les gerbes fécondes.
Le même poète prouve bientôt après, par un
exemple puisé hors du culte sacré, que le soleil est
le principe de la fécondité de la terre , lorsqu'il dit :
Cérès approuve encor que des chaumes flétris
La flamme en pétillant dévore les débris.
En effet, si le feu que découvrit le génie de
rhomme est d'une grande utilité, quelle doit être
l'influence de la chaleur éthérée du soleil ?
CHAPITRE XIX.
Mars et Mercure sont encore la même divinité
que le soleil.
Ce que nous venons de dire de Bacchus prouve
que Mars et le soleil ne font qu'un , puisque assez gé-
néralement Mars et Bacchus sont considérés comme
une seule et même divinité. £n effet, Bacchus est
surnommé ÈvuscXio; qui est un des noms paiticuliers
de Mars. Chez les Lacédémoniens , la statue de Bac-
chus est représentée avec une pique et non point avec
un thyrse. Lors même qu'il tient un thyrse, quelle est
cette arme? sinon une lance masquée, dont le fer est
25.
388 SAXURIfÀLES.
couvert par le lierre qui rentôrtille; ce qui signifie
que la modération doit servir de frein à Fimpétuosité
guerrière. Effectivement, si le lierre a la propriété de
lier et d'étreindre; d'un autre côté, la chaleur du vin,
dont Bacchus est le principe, pousse souvent les
hommes à la fureur des combats.
Cest donc à cause du rapport qui existe entre ces
deux effets qu'on n'a voulu faire qu'un même dieu de
Mars et de Bacchus. Aussi les Romains les hono-
raient-ils tous deux du nom de Père, appelant Tun
Liber-Pater et l'autre Mars-Piter, ,c'çst-à-dire Mars
Père. Ce qui prouve encore que Bacchus est le dieu
de la guerre, c'est qu'on le regarde comme le premier
inventeur de la cérémonie du triomphe. Puis donc
que ce dieu est le même que le soleil ^ et puisque
Mars est le même que Bacchus, qui peut douter que
Mars ne soit le même que le soleil ? De plus, les Ac-
citains, nation espagnole, honorent très -religieuse-
ment, sous le nom de Néton, la statue de Mars doni
la tête est ornée de rayons. D'ailleurs la raison veut
que les dieux, principes de la céleste chaleur, dis-
tingués par le nom , ne soient en effet qu'un seul et
même être, une seule et même substance. Ainsi donc,
on a nommé Mars cette ardeur, qui embrasant
l'âme, la pousse tantôt à la colère, tantôt à l'intré^
pidité, quelquefois aux excès passagers de la fureur,
toutes sensations génératrices des combats. C'est elle
dont Homère , voulant exprimer la force en la com-
parant au feu , ^ dit :
a Sa fureur (d'Hector) était semblable à celle de
1
LIVRE i. 38<)
Mars, lorsqu'il fait vibrer $a lance, ou bien à colle
du feu destructeur. » '
De tout cela, oh peut conclure qu'on appelle Mars
cet efFet du soleil qui produit l'ardeur des esprits et
excite la chaleur du sang ; et de ce qui a été dit plus
haut, il résulte aussi que Mercure est le même que
le soleil. En effet, on peut croire qu'Apollon est le
même que Mercure, soit parce que, chez plusieurs na*
tions, l'astre de Mercure porte le nom d'Apollon ; soit
parce qu'Apollon préside le chœur des Muses, et que
Mercure est le dieu de la parole qui est aussi l'attri-'
but des Muses. Il est, en outre, plusieurs motifs de
croire que Mercure n'est autre que le soleil : d'abord,
les statues de Mercure ont des ailes , ce qui fait allu*
sion à la vélocité du soleil. En efFet, nous regardons
Mercure comme le dieti de l'intelligence , et nous
pensons que son nom vient de éppivivcueiv (interpréter).
D'un autre côté, le soleil est l'intelligence du monde ,
et la vélocité de l'intelligence est extrême; car elle
est, ainsi que le dit Homère: tf Rapide comme l'oiseau.»
Voilà pourquoi on donne à Mercure des ailes qui
sont les attributs de l'essence du soleil. Les Égyptiens
rendent cette preuve plus évidente , en représentant
le soleil sous la forme d'une statue ailée. Ces simu«
lacres n'ont pas tous la mêtoie couleur; les uns sont
bleus, les autres d'une couleur claire. Ils appellent
ceux d'une couleur claire, supérieurs, et ceux de
couleur bleue, inférieurs. Or, le soleil est qualifié
inférieur, lorsqu'il parcourt l'hémisphère inférieur^
c'est-à-dire les signes de l'hiver; et il est qualifié su-
3gO SATURNALES.
périeur, lorsqu'il parcourt dans le zodiaque les signes
de Tété. La même fiction, sous une autre forme,
existe à Fégard de Mercure considéré comme mi*
nistre Qt messager des dieux du ciel, ainsi que de ceux
de Tenfer. De plus, il est surnommé Argiphontès,
non pour avoir tué Argus qui, dit-on, ayant la tête
couverte d'yeux , gardait , par ordre de Junon , lo fille
d'Inaclius, sa rivale, métamorphosée en vache; mais
parce que, dans cette fiction , Argus figure le ciel qui
est parsemé d'étoiles, lesquelles paraissent , en quelque
sorte , être ses yeux. Le ciel a été appelé ainsi des
mots grecs Xeuxoç et Tapç (serein et rapide). Par
sa position supérieure, il a l'air de considérer la
terre que les Égyptiens désignent dans leurs carac-
tères hiéroglyphiques sous la figure d'une vache.
Argus tué par Mercure signifie la voûte du ciel,
ornée d'étoiles que le ciel tue, pour ainsi parler, en
les obscurcissant, et en les dérobant par l'éclat de sa
lumière aux yeux des mortels. On représente aussi
Mercure sous la fonne d'un bloc carré, n'ayant de
modelé que la tête et le membre, viril en érection.
Cette figure signifie que le soleil est la tête du monde
et le procréateur des choses, et que toute sa force
réside dans l'intelligence, dont la tête est le siège,
et non dans les fonctions réparties entre les divers
membres. On donne à cette figure quatre côtés, par
la même raison que l'on place le tétrachorde entre
les attributs de Mercure. Le nombre quatre fait allu-
sion aux quatre points du monde, ou bien aux quatre
saisons qui embrassent la durée de Tannée, ou enfin
LIVRE I. 391
h la division du zodiaque en deux équinoxes et en
deux solstices. C'est ainsi que la lyre à sept cordes
d'Apollon est considérée comme Temblème du mou»
veinent des sphères célestes, à qui la nature a donné
le soleil pour modérateur. ït est encore évident que
c'est le soleil qu'on honore sons le nom de Mercure ^
d'après le caducée que les Égyptiens ont consacré à
ce dieu sous la figure de deux serpents , mâle et fe-
melle, entrelacés. Ces serpents se lient ensemble par le
milieu du corps, au moyen d'un nœud , dit noeud d'Her-
cule. Leurs extrémités supérieures se replient en rond ,
et forment un cercle en se baisant; tandis que leurs
queues, après avoir formé le nœud, viennent aboutir
a la poignée du caducée, et sont surmontées d'ailes
qui sortent de cette partie de la baguette. Les Egyp-
tiens appliquent la fiction du caducée à la généra-
tion des hommes appelés en grec yeveaiç. Ils disent
qu'il y a quatre dieux qui président à la naissance
de l'homme : ^at[jLov (le bon génie ), ruy[y\ (la bonne
fortune), Ipoç (l'amour), âvayxv) (la nécessité). Par
les deux premiers, ils entendent le soleil' et la lune;
parce que le soleil , principe de la chaleur et de la
lumière, est l'auteur et le conservateur de la vie hu-
maine : en conséquence, il est regardé comme le bon
génie, c'est*à-dire le dieu protecteur des nouveau-nés.
La lune est appelée Tujpj (la bonne fortune), parce
qu'elle est la divinité des corps , lesquels sont sujets
aux chances fortuites des événements. L'amour est
figuré par le baiser des serpents, la nécessité par le
nœud qu'ils forment. Nous avons expliqué plus haut
39^^ SATURNALES.
pourquoi on leur donne des ailes. En suivaat cette
interprétation, le motif qui avait fait choisir pour al-
légorie des serpents au corps onduleuK doit être le
tovLTi sinueux des deux astres.
%/va>%^<% •/^^^■*'%^*^^/*f%i%'*/*/%f*/*^^%^J*/^/%^f^%/*^*i»^*^^'m^%9
CHAPITRE XX;
Esculape^ Hercule^ Hygie^ Isis et Sérapis ne
sont autres que le dieu soleil.
C'est parce qu'EscuIape et Hygie sont les mêmes
divinités que le soleil et la lune, qu'on donne un ser-
pent pour attribut à leurs statues. Effectivement, £s-
culape est cette vigueur salutaire émanant de la sub-
stance du soleil , qui alimente les esprits el les corps
des mortels. Hygie est cet effet propre à la lune, qui
maintient les corps animés dans un état de santé.
On joint à leurs statues des figures de serpents,
parce que ce sont ces divinités qui font que le corps
humain, dépouillant, pour ainsi parler, la peau de
la maladie, recouvre sa primitive ardeur, de même
que les serpents rajeunissent chaque année en se ào^
pouillant de leur peau. La raison qui a fait regarder
le serpent comme l'emblème du soleil, c'est que cet
astre est toujours ramené du point de sa plus grande
déclinaison , qui est en quelque sorte sa vieillesse , à
celui de sa plus grande hauteur, oii il semble recou-
vrer la force de la jeunesse. On prouve aussi que le
LIVRE I. 393
serpent est un des principaux attributs du soleil,
parce que ^poxov (serpent ou dragon ) vient de ^^pxetv
(voir). L'œil perçant et vigilant de cet animal parti-
cipe, dit-on, de la nature du soleil; aussi désigne-
t-on lé dragon comme gardien des temples, des oracles,
des édifices publics et des trésors. Quant à Esculape,
ce qui prouve qu'il est le même qu'Apollon, c'est
qu'il est non-seulement regardé comme son fils , mais
encore qu'il partage la prérogative de la divination.
Car Àpollodore, dans l'ouvrage intitulé des Dieux ^
dit qu'EscuIape préside aux divinations et aux au-
gures; ce qui n'est point surprenant, puisque l'art de
la médecine et celui de la divination ont les mêmes
bases. En efTet, le médecin prévoit les biens et les
maux qui doivent survenir au corps. Aussi, dit Hip-
pocrate, le médecin doit pouvoir dire du malade « ce
qui est , ce qui a été, ce qui doit être. » Cela est rendu
par ce vers de Virgile :
, Embrasse le passé , le présent , Tavenir.
Il en est de même de la divination qui fait con-
naître les choses présentes , futures et passées.
Hercule n'est pas non plus une divinité différente
du soleil; c'est cette, propriété de l'astre du jour qui.
donne à l'espèce humaine un courage qui l'élève à la
ressemblance des dieux. Et que l'on ne croie pas
que le fils d'AIcmène, né à Hièbes en Béotie, soit le
seul ou même le premier qui se soit appelé Hercule.
Il fut au contraire le dernier qui ait élé jugé digne
et honoré de ce nom : c'est son invincible courage
394 SATURNALES.
qui lui mérita d'être assimilé au dieu qui préside
aux opérations de la force. La divinité dUercule est
soigneusement honorée auprès de Tyr. Les Égyptiens
lui rendent un culte des plus solennels et des plus
mystérieux; et quelle que soit la haute antiquité de
leurs traditions 9 Thommage religieux qu'ils lui adres-
sent remonte encore au-delà. Emblème de la force
des dieux, il tua, dit-on, les géants qui faisaient la
guerre au ciel.
Mais que devons-nous croire de cette espèce d'hom-
mes appelés géants ? si ce n'est que c'était une race
d'hommes impies qui méconnaissaient les dieux :
voilà ce qui a fait croire qu'ils ont voulu les chasser
des célestes demeures. lies extrémités de leurs pieds
avaient la forme de serpents roulés sur eux-mêmes,
ce qui signifie qu'ils n'avaient aucun sentiméat droit
ni élevé, et que tous leurs pas, toutes leurs démarches
étaient dirigées par la bassesse. Le soleil punît avec
justice cette race par le violent effet d'une chaleur
pestilentielle. Le nom même d'Hercule montre clai-
rement qu'il n'est autre que le soleil, car ApoxX^ç
n'est-il pas formé de îpaç x)*£oç (gloire de l'air)? Or,
qu'est-ce que la gloire de l'air, si ce n'est la lumière
du soleil, en l'absence de laquelle l'air est couvert
de ténèbres profondes? Les cérémonies sacrées des
Égyptiens représentent dans leurs divers détails les
différentes puissances du dieu, et prouvent qu'Her-
cule est cet Hélios (soleil) qui est en tout et circule
partout. Un fait arrivé dans une autre contrée dépose
assez fortement en faveur des pouvoirs multiples de
LIVRE I. 395
cette divinité. Théron, roi de l'Espagne citérieure,
voulant, dans sa fureur, s'emparer du temple d'Her-
cule pour le piller, les Gaditains, montés sur des vais-
seaux longs, vinrent à la rencontre de sa flotte, et
le combat s'engagea. I^a victoire fut long-temps ba-
lancée; mais enfin les bâtiments du roi prirent la
fuite, et furent consumés à l'improviste par un rapide
incendie. Le peu d'ennemis qui se sauvèrent furent
pris, et déclarèrent que des lions leur étaient apparus
sur la proue des vaisseaux gaditains, et qu'au même
instant leurs vaisseaux avaient été brûlés par des
rayons tels que ceux qu'on figure autour de la tête
du soleil. Une ville voisine de l'Egypte, et qui se
glorifie d'avoir pour fondateur Alexandre de Macé-
doine, professe une bien grande vénération pour
Sérapis et pour Isis; mais elle témoigne que, sous
ces noms, tout ce culte se rapporte au soleil, soit
lorsqu'elle place sur la tête de la statue un boisseau,
soit lorsqu'elle met auprès de ce simulacre l'image
d'un animal à trois têtes: celle du milieu, qui est
aussi la plus élevée, appartient à un lion; celle qui
est à droite est une tête de chien, à l'air doux et
caressant; et celle qui est à gauche est la tête d'un
loup rapace. Un dragon entoure de ses nœuds le
corps de ces animaux , et sa tête vient s'abaisser sous
la main droite du dieu. Or, la tête du lion figure le
temps présent, qui, placé entre le passé et l'avenir,
jouit d'une force énergique par le fait de son action
actuelle. Le temps passé est figuré par la tête du
loup, parce que le souvenir des choses passées est
396 SATURNALES.
enlevé est dévoré. Là tête caressante du chien désigne
les événements futurs , sur lesquels Tespérance , bien
qu incertaine, nous flatte. A qui les temps obéiraient-ils
en effet, si ce n'est à Tauteur de leur être? Le boisseau ,
qui surmonte la tête de la statue, figure la hauteur du
soleil et son immensité, telle que tous les corps ter-
restres sont attirés vers lui par la force de la chaleur
qui émane de son sein. Voici maintenant ce qu'un
oracle a prononcé touchant le soleil ou Sérapis. Cette
divinité, que les Égyptiens proclamèrent le plus
grand des dieux, consultée par Nicocréon, roi de
Chypre, sur le rang qu'elle tenait au ciel, satisfît
par les vers suivants à la religieuse curiosité de ce
roi :
c< Je vais te &ire connaître la nature de ma divinité :
le cercle élevé des cieux couronne ma tête; mes
oreilles sont dans Tair; le bassin des mers est mon
ventre; la terre forme mes pieds; mes yeux sont
dans le disque brillant du soleil, d
Il suit de là que Sérapis et le soleil sont une seule
et même divinité. On joint à son culte celui dlsis ,
qui est ou la terre, ou la nature des choses qui sont
sous le soleil. De là vient que tout le corps de la
déesse est couvert de mamelles pressées les unes
contre les autres, parce que la nature ou la terre
nourrit toutes choses.
LIVRE I. 397
CHAPITRE XXI.
Adonis y Attis^ Osiris et Horus ne différent pas
du soleil; et les douze signes du zodiaque se
rapportent à la nature de cet astre.
On ne doutera pas non plus qu* Adonis ne soit le
soleil, si Ton considère la religion des Assyriens chez
lesquels florissait autrefois le culte de Vénus Architis
et d'Adonis, qui est passé maintenant chez les Phé-
niciens. En effet, les physiciens ont donné le nom
de Vénus à Thémisphère supérieur dont nous occu-
pons une partie; et ils ont appelé Proserpine l'hémi-
sphère inférieur. Voilà pourquoi Vénus, chez les
Assyriens et chez les Phéniciens , est en pleurs lors-
que le soleil, parcourant dans sa course annuelle les
douze signes du zodiaque, passe chez nos anti-
podes. Car, de ces douze signes, six sont dits infé-
rieurs, et six supérieurs. Lorsque le soleil est dans
les signes inférieurs, et que, par conséquent, les
jours sont plus courts, la déesse est censée pleurer
la mort temporaire et la privation du soleil, enlevé
et retenu par Proserpine , que nous regardons comme
la divinité des régions australes ou de nos antipodes.
On dit qu'Adonis est rendu à Vénus, lorsque le so-
leil, ayant traversé les six signes inférieurs, com-
mence à parcourir ceux de notre hémisphère, en
39B SATURNALES.
nous apportant une lumière plus vive et des jours
plus longs. Le sanglier que Ton suppose avoir tué
Adonis est remblème de l'hiver; car cet animal , à
poils rudes et hérissés, se plait dans les lieux hu-
mides, fangeux , couverts de gelée, et se nourrit de
gland, fruit particulier à l'hiver. Or, l'hiver est une
sorte de blessure pour le soleil, dont il nous enlève
la lumière et la chaleur; effet que produit la mort
sur les êtres animés. Vénus est représentée sur le
mont Liban avec toute l'expression de la douleur;
sa tête, penchée et couverte d'un voile, est soutenue
par sa main gauche près de sa poitrine, et son visage
semble baigné de ses larmes. Cette image, qui repré-
sente la déesse pleurant pour le motif que nous avons
dit plus haut, figure aussi la terre pendant lliivcr,
époque à laquelle , voilée par les nuages et privée du
soleil, elle est dans l'engourdissement. Les fontaines,
qui sont comme ses yeux, coulent abondamment, et
les champs dépouillés de leurs ornements n'offrent
qu'un triste aspect. Mais, lorsque le soleil s'élève au-
dessus des régions inférieures de la terre, lorsqu'il
franchit Téquinoxe du printemps, et prolonge la
durée du jour , alors Vénus est dans la joie ; les champs
s'embellissent de leurs moissons, les prés de leurs
herbes, les arbres de leurs feuillages. Aussi nos an-
cêtres ont-ils consacré le mois d'avril à Vénus. Bien
que les traditions et les diverses cérémonies religieuses
des Phrygiens ne soient pas les mêmes que celles des
Assyriens, le fond en est le même relativement à la
mère des dieux et à Attis. Qui doute en effet que
LIVRE I. 39g
cette mère des dieux ne soit la terre? La déesse est
portée par des lions, animaux pleins de force et d'ar-
deur; ce qui est le caractère du ciel, dans le contour
duquel est contenu l'air qui porte la terre. On donne
pour attributs au soleil, sous le nom d'Àttis,une
verge et une flûte ; les trous de la flûte modifient iné-
galement l'air , ce qui désigne l'irrégularité des vents ,
dont la substance émane de celle du soleil. La verge
témoigne la puissance de cet astre qui régit toutes
choses. De toutes les cérémonies des Phrygiens, celle
dont on peut plus particulièrement conclure qu'elles
se rapportent au soleil, c'est que, d'après les rites
de ce peuple, lorsque l'astre du jour se dispose à re-
venir vers eux, et que le deuil simulé a cessé, la joie
renaît, et l'on célèbre la fête desHilaries le huit des
calendes d'avril, parce qu'à cette époque, le soleil
.assure au jour l'empire sur la nuit. Cette cérémonie
religieuse est la même sous d'autres noms que celle
qui a lieu en Egypte lorsque Isis pleure Osiris ; car
on n'ignore pas qu'Osiris est le soleil, et qu'Isis est,
comme nous l'avons dit, la terre ou la nature. Ainsi
les motifs concernant Adonis et Attis , pour lesquels
la joie succède annuellement à la tristesse, sont les
mêmes pour Osiris; et quand les Egyptiens veulent
exprimer hiéroglyphiquement qu'Osiris est le soleil,
ils peignent un sceptre surmonté d'un œil. Cet em-
blème représente Osiris ou le soleil qui , du haut des
cieux , exerce son pouvoir royal , et porte ses regards
sur toute la nature. En effet, l'antiquité appelle le
soleil l'œil de Jupiter. Chez les mêmes Égyptiens,
400 SATURNALES.
Apollon, c'est-à-dire le soleil , est appelé Horus. C'est
de lui que les vingt -quatre parties dont le jour et
la nuit sont composés ont tiré leur nom; ainsi que
les quatre saisons qui forment le cercle de Tannée et
qui sont aussi appelées heures. Ces peuples voulant,
sous ce nom, consacrer une statue au soleil, l'ont
représenté la tête rasée, à l'exception d'un toupet do
cheveux qu'ils lui ont laissé au coté droit. I..es che-
veux qui restent indiquent que le soleil n'est jamais
caché à la nature. Les cheveux coupés , mais dont
cependant la racine existe, désignent que cet astre,
même lorsqu'il n'est pas visible pour nous, conserve,
comme les cheveux, la faculté de revenir.
Cette fiction désigne aussi le temps où le jour est
le plus court, et où il a perdu tous les accroissements
qu'il avait reçus, le soleil étant parvekiu au terme le
plus étroit de sa carrière diurne; c'est ce que les an-
ciens ont appelé le solstice brumal , car bruma (hiver)
est dérivé de Ppa^ù -^|jLap (court jour). Mais ensuite,
cet astre sortant de la prison étroite et obscure dans
laquelle il avait été renfermé, s'achemine vers le
solstice d'été, accroît sans cesse les jours, et c'est
alors qu'il semble avoir regagné son empire. Aussi
les Égyptiens lui ont-ils consacré un animal dans le
zodiaque, et dans cette partie du ciel où sa révolu-
tion annuelle nous le montre animé de la chaleur la
plus ardente. Ils appelèrent cette demeure du soleil
le signe du Lion , parce que la nature de cet animal
paraît émaner de la substance du soleil, et que son
ardeur et son impétuosité lui donnent sur les autres
LIVRE I. .40'
aniimaux une supériorité égale à celle du soleil sur
les autres astres, La vigueur du lion, remarquable
surtout dans sii poitrine et dans la partie antérieure
de son corps, est moindre dans la partie postérieure;
de même l'ardeur du soleil va toujours croissant,
depuis la première partie du jour jusqu^à midi, ou
depuis la première partie de Tannée, qui est le prin-
temps, jusqu'à Tété; ensuite elle s'afTaiblit insensi-
blement depuis midi jusqu'au soir, ou depuis l'été
jusqu'à l'hiver, dernière partie de l'année. L'œil du
lion est toujours ouvert et toujours étincelant; de
même l'œil du soleil , toujours ouvert et toujours écla-
tant, est constamment et infatigablement dirigé sur
la terre. Ce n'est point seulement le lion, mais en-
core tous les signes du zodiaque qu'on peut à bon
droit rapporter à la nature du soleil; et, pour com-
mencer par le Bélier, ne trouve-t-on pas entre eux un
grand rapport ? car cet animal, pendant les six mois de
riiiver, se couche sur le côté gauche; tandis qu'il se
couche sur le côté droit, à partir de l'équinoxe du
printemps; de même le soleil, pendant la première
de ces époques , parcourt l'hémisphère qu'il a à sa
droite; et pendant la seconde, celui qui est à sa
gauche. C'est pour cela que les Libyens représentent
Hammon, qu'ils regardent comme le soleil couchant,
avec des cornes de bélier, dans lesquelles réside la
principale force de cet animal, comme le soleil a la
sienne dans ses rayons. Aussi est-il appelé, chez les
Grecs^ Corne de Bélier. La religion des Égyptiens
fournit aussi plusieurs preuves du rapport qui existe
I. a6
4oa SA^TORNALES.
entre le taureau et le soleil , soit parce qu'ils rendent
un culte solennel dan) la ville dHéliopolis à un tau-
reau consacré au soleil, et qu'ils appellent Néton;
soit parce que le bœuf. Apis est reçu à Memphis avec
autant de vénération que |e dieu soletl; soit enfin
parce qu'à Hermunthis, dar^s un magnîtîque temple
d'Apollon, on honore un taureau nommé Pacis, pré-
sentant l'image de plusieurs attributs qui tiennent
à la nature du soleil. Car on assure qu'à chaque
heure du jour, on voit changer les nuances de son
poil hérissé , dont la direction est contraire à celle
du poil des autres animaux; ce qui le fait ressem-
bler au soleil qui va en rebroussant contre l'ordre
des signes. Les Gémeaux qui vivent alternativ^nent
aux dépens l'un de l'autre, que figurent^ils ? sin<Hi le
soleil, qui seul, et toujours un, tantôt descend au
point le plus bas du monde, et tantôt remonte au
point le plus élevé. Que signifie la démarche oblique
du Cancer? si ce n'est la route du soleil qui n'est ja-
mais en droite ligne, parce qu'il faut que cet astre
suive l'oblique voie
Du zodiaque où toujours sa marche se déploie;
et c'est principalement dans ce signe que le soleil
commence à dériver obliquement de la partie supé-
rieure de sa carrière vers la partie inférieure. Nous
avons déjà parlé du Lion. Quel emblème offre la
Vierge qui dans sa main tient un épi? N'est-ce pas
cette puissance du soleil qui préside aux biens de la >
LIVRE I. 4^3
terre ? Cette même Vierge est aussi le symbole de la
justice 9 qui veut que ces biens soient à fusage de
tous les honotnes.
Le Scorpion qui, dans son entier, renferme la ba-
lance, est le type de la nature du soleil; car, en-
gourdi pendant l'hiver, après cette saison, il relève
de lui-même son aiguillon, sans se ressentir aucune-
ment de sa torpeur passagère. Le Sagittaire est la
dernière et la plus basse des douze demeures du zo-
diaque : homme dans la partie supérieure de son
corps, ses formes inférieures sont celles d'un animal,
comme si la première partie de lui-même refoulait
la dernière vers les lieux bas. Il lance cependant sa
flèche, ce qui indique que tout tire .sa vie des rayons
du soleil, alors même qu'ils viennent du point le plus
abaissé. Le Capricorne qui ramène le soleil des signes
inférieurs vers les signes siq>érieurs, parait imiter
le caractère de la chèvre, qui, en paissant, tend tou-
jours des lieux les plus bas vers la cime des rochers
les plus élevés. Le Verseau désigne spécialement la
puissance du soleil; car, comment les terres seraient-
elles arrosées, si le soleil, par sa chaleur, n'aspirait
les vapeurs pour nous les rendre ensuite en eaux
pluviales? Au dernier rang dans Tordre du zodiaque
sont placés les Poissons consacrés au soleil, non pas
qu'il y ait quelque conformité entre eux et la nature
de cet astre, mais en témoignage de sa puissance
qui donne la vie, non-seulement aux animaux de l'air
et de la terre, mais encore à ceux qui, relégués au
a6.
4o4 SATURNA.LES.
fond des eaux, semblent bannis de sa présence, tant
est grande cette puissance qui pénètre et vivifie les
êtres même qui se cachent à ses regards.
CHAPITRE XXIL
NémésiSj Pan qu'on appelle aussi Inus, ainsi
que Saturne j ne sont que des emblèmes du
soleil.
Je reviens aux divers effets de la puissance du so-
leil. Némésis qui* punit l'orgueil , ne figure-t-elle pas
la puissance du soleil qui obscurcit et dérobe à la
vue les objets brillants, tandis qu'il fait ressortir et
apercevoir ceux qui sont dans lobscurité? Les esprits
doués de sagacité n'ont pas de peine à reconnaître le
soleil sous le costume que l'on donne à Pan surnommé
Inus. Les Arcadiens honorent ce dieu sous le nom
de seigneur de la matière (Sxyiç xijpiov). Us n'enten-
dent pas par le mot SXiq les bois ou les forêts , mais
la matière universelle sur laquelle s'étend sa puis-
saRce. C'est elle dont les propriétés forment l'essence
de tous les corps soit terrestres, soit divins. Ainsi les
cornes d'Inus et sa longue barbe pendante sont le
type de la lumière du soleil qui éclaire et la voûte
élevée des cieux, et les parties inférieures du monde.
Ce qui a fait dire à Homère, en parlant de cet astre :
LlYRE T. 4*>5
ce QuMI se levait pour porter la lumière aux. mor-
tels j comme aux immortels. »
Nous avons dit plus haut ^ en parlant des attributs
d'Attis, ce que signifient la flûte et la verge. Voici
l'explication des pieds de chèvre qu'on donne à la
statue de Pan : La matière qui , par l'intermédiaire
du soleil, entre dans la composition de toutes les
substances, après avoir donné naissance à des corps
divins, a fini par former l'élément de 1» terre. Et
pour figurer cette dernière destination de la matière,
on a choisi des pieds de chèvre, animal terrestre qui ,.
cependant , tend toujours en paissant vers les lieux
élevés: à l'exemple du soleiî qui lance, il est vrai, sur
la terre ses rayons du haut du ciel , mais qui se repose
aussi sur les montagnes. L'invisible écho passe pour
être l'amour et les délices d'Inus ; ce qui désigne
l'harmonie des cieux. Cette amie du soleil qui est le
premier régulateur des sphères, auxquelles elle doit
sa naissance, ne peut jamais tomber sous nos sens.
Saturne lui-même, type des temps, et que pour cette
raison les Grecs ont appelé xpc^voç , en substituant la
lettre x à la lettre x, est-il autre que le soleil ? et la
tradition ne nous montre- 1- elle pas l'ordre établi
parmi les éléments, diversifié par la série de tem^ps,
et rendu visible par la lumière? toutes choses où se
manifeste l'action du soleil.
4o6 SATURNALES.
CHAPITRE XXIII.
Jupiter et l'jddad des Assyrieni ne font qu^un
avec le soleil. On peut démontrer^ d après l'aur
torité des anciens théologiens et celle d^ Orphée ,
que le culte de tous les dieux n'est que le culte
du soleil.
Jupiter lui^même^ ce roi des dieux, n'est point un
être supérieur au soleil ; tous deux ne sont qu'une
seule et même divinité. C'est une assertion qui peut
être clairement démontrée. Par exemple, au sujet de
ces vers d'Homère ;
(c Hier Jupiter , suivi de Ions les autres dieux , est
allé dans l'Océan souper chez les irréprochables
Éthiopiens, et dans douze heures, il retournera dans
le ciel, n
Cornificius dit que, sous le nom de Jupiter, il faut
entendre le soleil auquel l'Océan fournit ses eaux en
guise d'aliments. Voilà pourquoi cet astre dans sa
carrière, ainsi que l'affirment Possidonius et Cléan-
the , ne s'écarte pas de la zone dite torride , parce
que le lit de l'Océan , qui embrasse et divise la terre,
est placé sous cette zone. En effet, selon tous les
physiciens , la chaleur s'entretient par l'humidité , et
quand Homère dit :
« Jugiter suivi de tous les autres dieux , Oeou » il
LIVRE I. 4^7
désigne les astres qui, avec le soleil, sont portés par
le mouvemeat diurne du ciel vers le levant et vers
le couchant, et comme lui s'alimentent de la même
substance humide. Car par Oeoù^ on entend les étoiles
et les astres en général. Ce mot est dérivé de 6éeiv
qui est la même chose que Tpe^^iv ( courir), parce que
les autres sont toujours en course; ou bien il est dé-
rivé de bgiùjfvjshai (être contemplé) , et quand le poète
ajoute :
Ao^fixam 8^i toi otuOiç,
il entend parler , non pas du qonibre des jours , mais
de celui des heures qui ramènent les astres au-dessus
de l'hémisphère supérieur. Les paroles suivantes du
Timée de Platon nous conduisent à la même opinion
sur le soleil :
«Jupiter, le grand souverain des deux, s'avance
le premier conduisant un char ailé et gouvernant et
enibeUissant toutes choses. Le cortège des dieux et
des démons (génies) rangés en onze groupes le sulL
Hestia seule reste fixe dans la demeure des dieux, jx
Par ces paroles, Platon établit que le soleil, sur un
char allé qui désigne la vélocité de l'astre, est le sou-
verain régulateur du ciel, sous le nom de Jupiter.
En effet, comme, dans quelque signe qu'il se trouvé,
il éclipse tous les signes et tçtus les astres , ainsi que
les dieux qui y président,. Il senible marcher au-de-
vant de tous les dieux , et les coadiiit en ordonnant
et embellissant toutes choses ; et parce qu'en quelque
signe qu'il se trouve, il occupe le douzième rang, à
4o8 SATURNALES.
cause (le leur dispos'itlou circulaire, les autres dieux
distribués dans les onze autres paraissent former son
armée. Platon unit ici les dieux aux démons, parce
que les premiers sont îaTfpioveç, c'est-à-dire instruits
de l'avenir ; ou , comme l'a dit Possidonius dans l'ou-
vrage intitulé des Dieux et des Héros , parce qu'ils
ont été admis à la participation de la substance
éthérée ; ce qui ferait dériver ce mot de jeo(iivoç qui
signifie la même chose que xaio|JLevo; (enflammé), ou
de ^ai|ji^voç qui revient à [Jiepi^opi^voç (divisé). Ce que
Platon ajoute ensuite , a qullestia reste fixe dans la
demeure des dieux,» signifie que la terre, que nous
savons être cette Hestia, reste seule immobile au mi-
lieu de la demeure des dieux, c'est-à-dire du monde.
Cela est conforme à ce que dit Euripide :
<c O terre, notre mère, que les sages d'entre les
mortels appellent Hestia , et qui es assise dans l'é-
ther!»
Nous apprenons aussi dans les deux passages sui-
vants ce qu'il faut penser du soleil et de Jupiter. On
lit dans le premier que ,
« L'œil de Jupiter voit et pénètre toutes choses. »
Dans l'autre :
« Que le soleil voit et entend toutes choses. »
11 résulte de ces deux passages que le soleil et Ju-
piter sont tous deux une même puissance. Aussi les
Assyriens rendent au soletLdans la ville d'Héliopolis
un culte solennel sous le nom de Jupiter qu'ils nom-
ment Dia Heliopolites. La statue de ce dieu fut ti-
rée, sous le règne de Sénémure, qui peut-être est le
LIVHE I. 409
tiiême que Sénépos, d'une ville d^Égyple notnmëe
Héliopolis. Elle y avait été primitivement apportée
par Opias , ambassadeur de Déliboris roi des Assy-
riens, et par des prêtres égyptiens dont le chef se
nommait Partémétis.
A près avoir long^temps séjourné chez les Assyriens ,
elle fut de nouveau transférée à Héliopolis. Je remets
à un autre moment, parce que cela est étranger au
sujet actuel, de dire comment tout cela arriva, com-
ment cette statue est venue d^Égypte au lieu où elle
est maintenant, et pourquoi elle y est honorée con*
formément aux rites du culte des Assyriens, plutôt
que suivant les formes égyptiennes. Mais on reconnaît
aux cérémonies de son culte et à ses attributs que ce
dieu est le même que Jupiter et que le soleil. En effet,
sa statue est en or , et représente un jeune homme sans
barbe, qui élève la main droite, dont il tient un fouet,
dans l'attitude d'un coc:her ; de la gauche , il tient la
foudre et des épis, attributs caractéristiques de la
force du soleil et de Jupiter. Son temple est principa-
lement consacré à la divination , objet qui rentre dans
les attributions du pouvoir d'Apollon , que nous sa-
vons être le même que le soleil. On porte l'idole du
dieu dlléliopolis sur un brancard, de la même ma-
nière qu'on porte les simulacres des dieux dans les
fêtes du cirque. Ce brancard est placé sur les épaules
des hommes de la première distinction, qui, la tête
rasée, ont mérité cet honneur par une longue conti-
nence. Courbés sous ce fardeau , ils sont agités par
l'esprit divin et forcés de suivre la direction qu'il leur
4lÛ SATUailALES.
doBiie, de oiâme €(u'od voit se mouvoir les sorte d'Au-
tium lorsqu'ib rendent leurs oracles. I>es absents
GORsnltent aussi le dieu pair des écrits cachetés aux-
quels il répond en; suivant l'ordre des demandes qui
y sont consignées. C'est ce qui eut lieu lorsque Tra-
jan se disposait à passeur avec squ armée de l'Assyrie
dans la Parifaie.. Plusieurs de ses amis d'une piété so-
lide , et qui avaient acquis des preuves frappantes de
la puissance de la divinité dTIéUopolis, ayaiit engagé
l'empereur à la consulter sur le sort futur de son
entreprise 9 il vpiUut, conformément à la prudence
romaine ^ se mettre d'abord en garde contre l'impos-
ture des hommes. En conséquence , il adressa au dieu
des tablettes cachetées ^ en l'invitait à lui fiiire ré-
ponse. Le dieu fit apporter du papier, ordonna qu'on
lé [Jiât et qu'on le cachetât sans y rien écrire, et
l'envoya en cet état, au grand étonnement des prêtres
qui ignoraient le contenu des tablettes de l'empereur.
Trajan reçut le papier avec une surprise extrême^
car il avait lui-même envoyé au dieu des tablettes en
blanc. Alors il écrivit et scella d'autres lettres dans
lesquelles il demanda s'il était destiné à retourner à
Rome après la fin de la guerre. I^ dieu ordonna
qu'on prit parmi les objets consacrés dans le temple
un aarmejit de vigne, et qu'après l'avoir divisé en
plusieurs morceaux > on l'enveloppât dans un suaire
et quou l'envoyât h l'empereur. Le sens de cette allé-
gorie fut e^liqué par la nw>rt de Trajan et la transla-
tion de ses os à Rome. Les sarments divisés en ipor-^
ceaux désignaient TéUil des restes de Trajan, et ta
vignes répoque de révénemeot.
Mamleoant, sans parcourir leg nomB de tous les
dieux ^ je vais dire quelle était Topiaion des Assyrieiis
sur la puissance du soleil. Ils ont domié le nom d'Adad
au dieu qu ils hcmorent comme le premier et le plus
grand de tous. Ce mot signifie unique. Ils honorent
donc ce dieu comme la divinité suprême ; mais ils lui
adjoignent une déesse nommée Atargatis, et regardent
ces deux divinités comme les arbitres souverains de
toutes choses. Sous ces deux noms ils entendent le
soleil et la terre , et, sans énoncer par une foute de
dénominations tes attributs de leur puissance, ils ex-
priment leur prééminence par tes symboles dont ils
les décorent. Ces symboles désignent le soleil , car la
tête d'Adad est entourée de rayons inclinés qui indi-
quent que la force du ciel réside dans ceux que te so**
leil envoie sur la torre. Les rayons de la statue d'A-
tergatis tendent vers le haut, ce qui marque que c'est
par la force des rayons envoyés d'en^^hatit que naît
tout ce qne prodoit la terre. Aux pieds de cette der«
nière statue sont des figures de lions , par la mêm«
raison qui fit atteler ces animaux au char de la mère
des dieux, emblème de la terre. Enfin, les théologiens
enseignent que la suprématie de toute puissance se
rapporte à la puissance du soleil , d'après cette courte
invocation en usage dans les saorifioes : « O soleil
tout-puissant , âme du monde, puissance du monde. 3»
Orphée aussi y dans les vers suivants , rend témoH
gnage que le soleil est tout.
4l2t SATUBNALES.
ce Écoute-moi, ô toi qui parcours dans l'espace un
cercle brillant autour des sphères célestes , et qui
poursuis ta course en faisant de nombreux circuits,
brillant Jupiter, Dionysos, père de la mer, père de
la terre, soleil à la lumière dorée et aux couleurs di-
verses, toi qui as tout engendré.... »
CHAPITRE XXIV.
Éloge de Virgile y et son érudition variée. Des su-
jets qui seront traités par ordre dans les livres
salivants.
Lorsque Praetextatus eut cessé de parler, ses audi-
teurs, les yeux fixés sur lui, témoignèrent leur ad-
miration par leur silencieux étonnement Ensuite l'un
se mit à louer sa mémoire, Fautive sa science, tous
son instruction religieuse, en proclamant que lui seul
était initié au secret de la nature des dieux , et que
seul il avait l'intelligence des choses divines et le dou
de les traiter convenablement. Je suis, dit alors Evan-
gelus, aussi émerveillé que vous de l'art avec lequel
Praetextatus a ^su différencier le genre de puissance
attribué à tant de divinités différentes ; mais si toutes
les fois qu'il s'agit de religion vous appelez en té-
moignage notre poète de Mantoue, c'est, je pense,
plutôt pour l'ornement du discours que par un motif
fondé en raison. Groirai-je, par exemple, que lors-
LIVRE I. 4^3
qu'il a dit :
Protecteur des raisins , déesse des moissons, etc.
il n'ait pas en cela copié quelque autre poète, sans
s'être rendu raison de la valeur de cette invocation ?
Et voulons-nous y à l'imitation des Grecs qui exagèrent
tout ce qui a rapport à leur pays, faire aussi de nos
poètes des philosophes? Voyez Cicéron, qui cultiva
avec une égale ardeur l'art de la parole et la philo*
Sophie; toutes les fois qu'il parle de la nature des
dieux, de la divination ou du destin, le peu d'ordre
qu'il met dans ces matières affaiblit la gloire que lui
a méritée son éloquence. Plus tard , lui dit Symmaque,
nous nous occuperons de Cicéron qui, du reste,
Evangelus, est au-dessus du blâme. Maintenant,
puisqu'il s'agit de Virgile, dites-moi, je vous prie,
si vous pensez que les ouvrages de ce poète ne soient
propres uniquement qu'à instruire les enfants, ou si
vous convenez qu'ils renferment des sujets bien au-
dessus de la portée de cet âge ? On dirait que ses
vers ne sont encore à présent pour vous que ce qu'ils
étaient poumons, lorsque, dans notre enfance, nous
les répétions d'après nos maîtres. Lorsque nous étions
enfants, Symmaque, lui répondit Evangelus, nous
admirions Virgile sans connaissance de cause, car ni
nos maîtres ni notre âge ne nous permettaient d'aper-
cevoir ses défauts. Qui pourrait cependant les nier,
lorsque l'auteur lui-même les a reconnus? En lé-
guant, avant de mourir, son poème aux flammes,
n'a-t-il pas voulu sauver sa mémoire des affronts de
4l4 SATURKALES.
la postérité? Et certes, l'on s'aperçoit que ce n'est
pas sans raison qu'il a redouté le jugement de l'ave^
nir, quand on lit le passage dans lequel Vénus de-
mande, pour son fils, des armes au seul ^oux
qu'elle ait eue, et auquel «lie savait bien n'avoir pas
donné d'en&nts;et mille autres choses bien plus hon*
teuses pour le poète, soit en ce qui concerne les ex -
presëions tantôt grecques, tantôt barbares, soit dans
la disposition roâme de l'ouvrage. Â ces mots , ras-
semblée frémit d'indignation, et Symmaque lui parla
aînai : Telle est la gloire de Virgile, Evangelus,
qu'aucune louange ne peut l'accroître, ni aueune
critique l'afSiiblir. Quant à vos tranchantes asser-
tions, le moindre des grammairiens est en état d'y
répondre, sans qu'il soit besoin de faire l'injure à
notre ami Servius (lequel, à mon avis, surpasse en
savoir tous les maîtres anciens) d'avoir recours à
lui pour réfuter de telles inculpations. Mais enfin,
puisque les vers d'un si grand poète ne vous plaisent
pas, dites<moi si l'éloquence portée chez lui au plus
haut degré ne fait pas impression sur vous. Un sou-
rire fut d'abord la seule réponse d'Evangelus, qui
ensuite ajouta : Ainsi donc, il ne vous reste plus qu'à
proclamer que Virgile est orateur; ce qui, au reste,
ne me surprendrait pas , car tout h l'heure vous vou-
liez le placer au rang des philosophes. Si vous croyez ,
reprit Symmaque, qu'il n'ait envisagé ses sujets qu'en
qualité de poète , titre que néanmoins vous lui «iviez
encore, écoutez ce qu'il dit lui «même relativement
aux connaissances variées qu'exigeait son ouvrage;
LIVRE I. 4 '5
voici le coinmenceinent d'utie de ses lettres, adressée
à Auguste : «Je reçois de fréquentes lettres de vous.»
Et plus bas : a Quant & mon Énée , certainement si
je le croyais digne de vous être présenté^ je vous
renverrais volontiers ; mais l'importance de mon en<-
t reprise est telle, que c'est presque folie à moi d'avoir
abordé un pareil sujet; d'autant plus que, comme
vous le savez, je ne puis bien le traiter, sans me li-
vrer à d'autres études d'un genre beaucoup plus élevé. »
Ces expressions de Virgile nous donnent la mesure
de la richesse des matières sur lesquelles la plupart
des littérateurs passent légèrement, comme si la tâche
des grammairiens se réduisait à épiloguer sur les
mots. C'est ainsi que ces beaux diseurs ont donné
des bornes à la science, et, d'un ton d'oracle, ont
tracé autour d'elle une sorte d'enceinte qu'on ne peut
franchir sans être accusé d'avoir violé les mystères
de la Bonne Déesse, dont les mâles de toute espèce
doivent fitre exclus.
Quant à nous, à qui cette doctrine dénuée de
goût ne peut convenir, nous ne souffrirons pas que
les beautés secrètes du poème sacré soient plus long-
temps voilées, et lorsque nous les aurons mises à dé-
couvert, nous les offrirons à la vénération des savants.
Cependant qu'on ne croie pas que je veuille, moi
seul , tout embrasser; je ne m'engage qu'à démontrer,
dans l'ouvrage de Virgile , les plus fortes conceptions
et les plus puissants artifices de la rhétorique. Mais
je n'enlève point à Eusèbe , le plus éloquent de nos
orateurs , le soin de le considéi-er sous le rapport de
4l6 SATURNALES.
l'art oratoire; il s'en acquittera mieux que moi et par
son savoir et par l'habitude qu'il a d'enseigner. Enfin,
je prie instamment chacun de ceux qui sont ici pré-
sents de nous faire part de ses observations parti-
culières sur le génie de Virgile : que ce soit une co-
tisation dans laquelle tous entrent également
Cette proposition fut accueillie de la société avec
la plus vive satisfaction; et chaque membre, entraîné
par le désir d'entendre les autres, semblait s'exclure
du nombre des interlocuteurs. Mais l'accord régna
aussitôt qu'on se fut donné le mot : tous alors jetèrent
les yeux sur Prsetextatus, qui fut prié de donner le
premier son opinion sur Virgile, les autres se réser-
vant de la donner ensuite, d'après l'ordre dans le-
quel chacun d'eux se trouverait placé. En consé-
quence, Praetextatus débuta ainsi:
Parmi tant de motifs que nous avons pour célébrer
les louanges de Virgile dont je fais ma lecture habi-
tuelle', il en est un que j'admire toujours; c'est que,
dans une infinité de passages de ses écrits relatifs au
droit des pontifes, il en observe les règles aussi sa-
vamment que s'il l'eût été lui-même. Et si nous re-
venons sur un sujet aussi important, je m'engage à
démontrer que ce poète a droit à la dignité de grand
pontife.
Flavien dit à son tour : Je trouve notre poète si
profondément versé dans la science du droit augurai
que, quand même il manquerait de savoir en d'au-
tres sciences, celle-là seule suffirait pour le placer à
un rang fort élevé.
LIVRE I. 4^7
Quant à moi, dit Eustathe, je vanterais particu-
lièrement l'art avec lequel, sans paraître s'occuper
des écrits des Grecs, il sait se les approprier, tantôt
en masquant ses emprunts, et tantôt en les avouant
ouvertement, si je n'admirais encore davantage les
réflexions philosophiques et les connaissances astro-
nomiques qu'il a. semées dans son ouvrage avec une
rései*ve et une sobriété dignes d'éloges.
Furius Âlbinus, assis à côté de Praetextatus, et son
voisin Albinus Csecina, louèrent tous deux dans Vir-
gile le goût de l'antiquité que Tun avait remarqué
dans la facture de ses vers et lautre dans ses ex-
pressions.
Pour moi, dit Avienus, je ne m'engagerais pas à
démontrer en particulier quelqu'une des qualités de
Virgile; mais si j'ai l'occasion de faire des remarques,
soit d'après vos discours , soit d'après mes propres
lectures, je vous les soumettrai, pourvu que vous
n'oubliiez pas d'exiger de notre ami Servius qu'il nous
explique, lui qui est le premier des grammairiens,
tout ce qui paraîtra obscur.
Les sentiments étaient unanimes sur ce qui venait
d'être dit, lorsque Prxtextatus, qui voyait tous les
yeux fixés sur lui, s'exprima ainsi: La philosophie,
ce don par excellence que nous ont fait les dieux,
cette règle des règles , doit être traitée la première.
Ainsi Ëustathe voudra bien se souvenir qu'il a le
premier la parole; tout autre sujet devant céder au
sien. Vous lui succéderez , mon cher Flavien , d'a-
bord pour que je jouisse du plaisir de vous entendre
1. a7
4l8 SATURNALES.
toits deux, et aussi pour que je reprenne haleine
quelques instants.
Sur ces entre£ûtes, l'intendant chargé des détails
de rinteriebr vint aVettir son maître qiie le repas
d'usage donné annuellement à la domesticité pour ia |
fête des Saturnales était terminé. Car ice jour-là on
fait aux esclaTes, dans toutes les maisons hioi ré*
glées, rhonneur de les fiiire asseoir à une table aussi
bien servie que celle du maître qui^ lorsqu'ils ont
fini, s'fiâsied avec sa famille à une autre que Ton
dresse pour )ui. L'intendant était donc venu annoncer
à Praetextatus que le moment de son souper était ar-
rivé. Puisque c'est ainsi , dit celui-ci à ses amis , ré-
servons notre Virgile pour un moitaent plus favorable
de là journée, et consacrons^ lui une matinée pour
parcourir son poème avec ordre. Maintenant l'heure
nous convie de nous placer autour de cette taUe
que vous allez lionorer de votre' présence; mais £us-
tathe et , après loi , Avienus n'oublieront pas qu^ils
sont les premiers en date pour nos dissertations de
demain.
Je dois, dit alors Flavien, vous rappeler qu'il a
été décidé qu'après -demain mes pénates auront le
bonheur de posséder l'illustre compagnie ici présente.
Cette réclamation accueillie unaniAiement, ils allè-
rent prendre le repas du soir avec beaucoup de
gaieté, chacun d'eux se rappelant quelques-unes des
questions précédemment traitées, et y donnantt son
assentiment.
LTVRE II. 4^9
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SATURNALES.
LIVRE SECOND,
CHAPITRE L
jLa table venait d'être débarrassée du petit nombre
de mets dont s^était contentée la sobriété des con-
vives; et la coupe à demi pleine inspirait , en circu-
lant y une douce gaieté , lorsque Avienus prit la pa-
role. Virgile , dit - il , dans un seul vers , auquel il a
fait de légers cbangements, a décrit avec beaucoup
de goût et de justesse la différence d'une orgie et
d'un modeste banquet; car, pour exprimer le luxe
d'un repas m^|gnifique,qui dégénère en orgie, il s'ex-
prime ainsi : *
Lorsqu'on ent desservi , le calme renaissant , etc.
Mais j pendant le repas frugal des compagnons d'Ënée^
il ne ramène pas le calme , parce que la joie bruyante
27.
4aO SATURNALES.
n'a pas eu lieu, il dit simplement :
Lorsqu'aux premiers besoins ils eurent satisfait , etc.
Quant à celui auquel nous assistons, et qui réu-
nit « à la simplicité des siècles héroïques , rélégaoce
des temps où nous vivons; à une propreté recher--
chée, une économie bien entendue, je n'hésite pas,
malgré la jactance sublime de Platon , non-seulement
à le comparer, mais à le préférer à celui d'Agathon.
D'abord nous avons un roi du festin qui ne le cède
pas en Sagesse à Socrate, et dont les talents sont plus
utiles à l'État que ceux de ce philosophe; à l'égard
des autres membres de cette société, les principes
sublimes qu'ils professent ne permettent pas qu'on
les compare à des poètes comiques , à Alcibiade dont
les mœurs furent si déréglées , ni k tel autre des nom-
breux convives de ce banquet. Doucement, je vous
prie, dit alors Praetextatus ; conservons le respect dû
au grand nom de Socrate: pour les autres, on ne
pourrait, sans injustice, établir im parallèle entre
eux et les illustres personnages ici présents; mais où
tend ce discours, mon cher Avienus? Je veux dire,
répondit celui-ci, que, malgré la gravité des con-
vives d'Agathon , j'en vois qui demandent qu'on in-
troduise une joueuse d'instruments, afin que cette
jeune fille, savante dans l'art des mouvements lascifs,
exerce, au moyen de sa danse lubrique, et de la
mollesse de ses sons, la sagesse des philosophes; et
cela , pour avoir occasion de célébrer la victoire que
remporte Agathon. Il n'en est pas ainsi de nous qui
LIVRE II. 4^1
honorons Saturne et célébrons sa fête sans la souiller
par l'apparence de la volupté. Et cependant je sais
que vous ne vous targuez pas de montrer un front
sombre et soucieux, et que vous faites assez peu de
cas de ce Crassus qui, dit Cicéron d'après Lucilius,
n'a ri qu'une seule fois en sa vie. Sur quoi Praetexta-
tus prenant la parole: Mes pénates, dit-il, n'admet*
tent que des plaisirs chastes et seuls dignes d'une
assemblée telle que la nôtre. £h bien! reprit Sym-
maque , si , selon l'expression du poète de Vérone ,
Ce jour, plus qu'aucun autre , appartient à Saturne ;
puisque nous ne sommes ni assez stoïciens pour
fuir la volupté comme on évite un ennemi, ni assez
épicuriens pour la considérer comme le souverain
bien , imaginons quelque passe-temps dont la décence
n'ait pas à rougir; en voici un qui me paraît fort
convenable : faisons un choix dans les recueils nom-
breux qui nous restent des bons mots des hommes
illustres de l'antiquité, et citons-les alternativement.
Cet amusement littéraire, et ces doctes badinages qui
ne blessent ni l'honnêteté, ni les convenances, rem-
placeront, pour nous, les facéties grossières fami-
lières aux bouffons. Nos ancêtres n'ont pas dédaigné
i:e genre d'amusement; parmi eux j'aperçois Plante
et Cicéron, tous deux très -éloquents, et tous deux
célèbres par le sel et les grâces de leurs plaisanteries.
Le premier fut si habile en ce genre, qu'après sa
mort, les comédies sans nom d'auteurs, mais rem-
plies de sel at tique, lui furent attribuées. Quant au
4a a SATURNALES.
mérite de Cicéron à cet égard, pour llgnorer, îl
£aLUt u'avoir pas lu le recueil fait par Tîron des mots
plaisants de son patron, et que quelques personnes
attribuent à Cicéron lui-même. On n^ignore pas non
plus que les ennemis de ce grand homme l'appelaient
le bouffon consulaire, ce dont fait foi l'oraison de
Vatinius; et, si je ne craignais d'être trop long, je
citerais les causes dans lesquelles, en défendant les
accusés les plus coupables, ses plaisanteries lui don-
nèrent gain de cause. Je m'en tiendrai à TafFaire de
L. Flaccus mis en jugement pour concussion; un
mot piquant dit à propos par son défenseur le blan-
chit des crimes les plus évidents. Ce bon mot (dêcêe"
rium), qui n^existe pas dans l'oraison, m^est connu
par l'ouvrage de Fusius Bibaculus, et passe pour un
des meilleurs de Cicéron. Ce n'est pas sans dessein
que j'ai employé ici l'expression dicterium^ consacrée
par nos ancêtres pour un certain genre de plaisan-
terie, comme nous l'apprend Cicéron Ini-même qui,
en écrivant à Cornélius Nepos , lui dit : « Nos an-
cêtres qui ont appelé dicta les mots au moyen des-
quels nous rendons nos pensées, ont nommé dicten'a
ceux de ces mots qui sont concis , enjoués et piquants. »
Nonius et Pomponius manquent rarement de donner
ce nom aux bons mots tels qu'en disait Caton le Cen-
seur lui-même. L'autorité des grands hommes nous
servirait donc d'excuse, lors même que ces plaisante-
ries seraient tirées de notre propre fonds; mais, en
rapportant celles des anciens, nous aurons de plus
en notre faveur l'importance des personnages. Si
Liv&i: II. 4^3
cette idée vous plaU^ que chacun de nous cite à son
tour les traiU de ce genre que iuj fournira sa mé^
luo'ire. Cet emploi du temps, aussi gai qu'innpcent,
ayant obtenu rassentiment général, Prœtextatua fut
^i>S^S^ ^ cammencer, pour enocturager les autres
par son exemple.
CHAPITRE II.
PUi^isanfefieJi ^t mçts piquants de cUi^erses
Je vais, dit alors Prsetextatus, vous rapporter une
bonne plaisanterie d'un ennemi qu'ont vaincu Içs Ro-
mains, mais dont le nom ajoute beaucoup à leur
gloire. Annibal, retiré auprès d'Antiochus, le railla
biep finement. Ce roi lui montrait dans une plaine
les nombreuses troupes qu'il destinait à porter la
guerre en Italie, et affectait de lui faire remarquer
l'or et l'argent qui éclataiejit sur les armures, les
chars garnis de £iux, les éléphants chargés de tours,
les freins, les eolliers précieux, les harnois et les ca<»
paraçons de la cavalerie, a Pensez-^vous , lui disait An-
tiochus , ébloui du spectacle d'une armée aussi magni-
fique, et composée d'une si grande quantité 4'hommes,
que c'en soit assez pour les Romains ? — Oui , sei-
gneur, répondit le rusé Carthaginois qui counaissait
la mollesse et la lâcheté de ces brillantes cohortes;
/p4 SATURlfA.LES.
cen est assez pour les Romains , quelque avares qu'ils
soient, d II n'y a pas de repartie plus plaisante et plus
ironique en même temps. Le roi questionnait Anni-
bal sur le nombre et la bonne tenue de ses troupes ;
celui-ci lui répondit en faisant allusion au butin
qu'elles offraient,.
Flavius prenant la parole: Nos ancêtres, dit-il,
avaient une sorte de sacrifice qu'ils appelaient prop^
ter viam ( pour cause de voyage ). La coutume, en
ce cas, était de faire consumer par le feu ce qu'on
n'avait pu manger. C'est sur cette coutume que re-
pose le bon mot de Caton. Un nommé Q. Albudius
avait dépensé tout son patrimoine , et la seule maison
qui lui restait venait d'être détruite par les flammes.
« Albudius , dit Caton , a offert un sacrifice propter
viam; ce qu'il n'a pu manger, il l'a brûlé. »
Servilie, mère de Brutus, dit alors Symmaque,
venait d'obtenir à bas prix une fort belle terre que
lui avait adjugée César qui mettait à l'encan les pro-
priétés de ses ennemis. « Il est si vrai , dit Cicéron ,
que Servilie a acheté cette terre , qu'elle l'a payée
tertia deducta » ( un tiers au*dessous de sa valeur) ,
ou Tertia deducta ( au prix du déshonneur de sa
fille Tertia). Cette Junia Tertia , fille de Servilie, était
femme de C. Cassius, et le dictateur était aussi étroi-
tement lié avec la fille qu'avec la mère. IjC. peuple
romain égayait alors quelquefois ses maux en . plai-
santant sur l'incontinence et les adultères de César
déjà avancé en âge.
LIVRE If. 4ï^5
A Symmaque succéda Albinus Caecina : Plancus,
dit celui-ci, voulant, dans le jugement d'un de ses
amis , exclure un témoin incommode , demanda à ce
dernier, qu'il savait être cordonnier, quels étaient ses
moyens d'existence: Gallam subigOy répondit plai-
samment le cordonnier, c'est-à-dire je manie Taléne,
ou je dispose de Galla. Par cette repartie équivoque,
il reprochait finement à Plancus ses liaisons illégales
avec Maevia Galla, femme mariée.
Après le combat de Modène , continua Furius Al-
binus, on demandait ce que faisait Antoine: ail fait,
répondit un des amis de ce général , ce que font les
chiens en Egypte ; il boit toujours courant. » C'est
efCcctivement ce que font les chiens sur les bords du
Nil 9 par la crainte des crocodiles.
Publius , reprit ensuite Eustathe , voyant MuciUs ,
envieux fort connu , plus triste que de coutume , « Il
faut, dit-il, qu'il lui soît arrivé quelque malheur,
ou quelque bonheur à un autre. »
Faustus, fils de Sylla, poursuivit Avienus, sachant
que sa sœur avait deux amants, Fufvius, fils d'un
foulon, et Pompée surnommé Macula (taohe)^ disait:
« Je m'étonne que ma sœur ait une tache, elle qui a
un foulon à son service. »
LfC tour d'Evangelus étant venu, il s'exprima ainsi :
Servilius Greminus soupait chez L. Mallius , qui pasr
sait pour le plus habile peintre de Rome; comme il
s'aperçut que les enfants de son bote étaient fort laids :
Vous ne réussissez pas , lui dit-il , aussi bien dans la
4a6 SA.TURirALES.
sculpture que dans la peinture. — La raison en est,
repartit Mallius, que je sculpte pendant la uuil, et
que je peius au grand jour, p
Après Evangelus , Ëusèhe s'énonça de la sorte :
a Démostbèna, sur le bruit de la beauté de Laïs dont
parlait toute la Grèce, voulut ausaî obtenir sea fa-
veurs; mais , lorsqu'il sut que le prix d'une nuU de
cette courtisane était d'un deini*talenl : « Je n'achète
pas si cher un repentir,» hii dit -il en se retirant.
C'était à Servius à parler, et comme il se taisait
par discrétion , Ne voyez-vous pas , lui dit Evangelus ,
qu'en refusant de suivre notre exemple par la crainte
de manquer à la bienséance , vous nous accusez nous-
mêmes clairement d'en avoir violé les lois; vous devez
donc imiter Praetextatus, ainsi que nous,si vouafDîsa-
riusetHorus, ne voulez pas être taxés d'orgueil. Ser-
vius, voyant qu'il lui en coûterait plus de se taire
que de parler, se décida à payer de sa personne en
ces mots : Ganinius Revilius n'ayant été conaul qu'un
seul jour, Marcus Otacilius Pitholaûs disait à ce sujet :
t( C'étaient autrefois les flamines qui étaient diales ,
maintenant ce sont les consuls» {dialù signifie de Ju-
piter, ou d'un jour ).
Disarius, ne voulant pas qu'on lui reproduit son
silence, parla ainsi. (Ce qu'il dit ne nous est point
parvenu.)
Je vais vous rapporter, dit Horus qui prit la pa*
rôle après Disarius, des vers que fit Platon dans sa
jeunesse, et lorsqu'il s'occupait de poésie drama-
tique.
iiviiE If. 4^7
Quand je baise Agathon , mon âme au même instant
Sur mes lèvres accourt, je la sens qui m'ëchappe,
Et voudrait s'exhaler au sein du bel enfant.
Ces diverses anecdotes avaient excité la gaieté et
amené le sourire sur les lèvres des auditeurs, qui re-
vinrent ensuite sur chacun des traits rapportés.
Quant aux jolis vers de Platon, dit alors Symmaque ,
qui unissent à un égal degré la grâce et la concision,
je me rappelle en avoir lu la traduction latine, ou
plutôt la paraphrase, tant est pauvre notre langue
comparée à celle des Grecs. La voici :
1 Lorsque je baise amoureusement mon Agathon,
et que j'aspire la douce haleine qui s'échappe de son
sein, mon âme, ivre d'amour^ vient à l'instant se
placer sur mes lèvres , et cherche à se frayer un pas-
sage à travers celles du bel enfant. Si je prolongeais
un peu plus mes caresses, elle ne tarderait pas, vu
l'ardeur qui la consume , à changer de demeure, 11
arriverait alors une chose bien étonnante; je cesserais
d'exister pour me survivre dans l'objet de mes affec-
tions. »
4a8 SATURNALES.
CHAPITRE III.
Bons mots de Cicéron.
Ce qui m'étonne, continua Symmaque, c'est qu'au-
cun de vous ne nous ait rappelé les bons mots de Ci -
céron; c'est un sujet dans lequel il n'excelle pas moins
que dans tout autre. Tel que le ministre d'un dieu ,
charge de rapporter ses oracles , je serai, si vous le
trouvez bon , celui de Cicéron, autant que le permettra
ma mémoire. L'auditoire bien disposé , il entra ainsi
en matière.:
Il soupait chez Damasippe, qui lui servit du vin
assez médiocre : « Buvez de ce Falerne , lui dit sou
hâte; il a quarante ans. — Je le crois sans peine,
repartit Cicéron, il porte bien son âge. m
Un jour qu'il voyait Cn. Lentulus Dolabella , son
gendre, porter, malgré sa petite taille, une longue
cpée à son côté : « Qui donc , s'écria-t-il , a ainsi atta-
ché mon gendre à cette épée? »
Il ne faisait pas grâce, même à son frère Quintus ,
de ses railleries piquantes. Dans la province d'Asie
que ce dernier avait gouvernée comme préteur, on
montrait à Cicéron le buste colossal de Quintus gravé
sur un bouclier votif: « Voici, dit-il, une partie une
fois plus grande que le tout. »
A l'occasion du consulat de Yatinius, dont la durée
LIVRE IT. 4^9
fut de quelques jours seulement, on citait une fort
bonne plaisanterie de Cicëron. a II est arrivé, disait-il ,
un grand phénomène pendant l'année du consulat de
Vatinius, nous n'avons eu ni hiver, ni printemps, ni
été , ni automne. » Sur ce que le même Vatinius lui
reprochait de n'être pas venu le voir pendant qu'il
était malade, ce J'avais bien l'intention d'y venir pen-
dant votre consulat , lui répondit-il , mais la nuit m'a
surpris en chemin. » Sans doute Cicéron avait encore
sur le cœur une certaine repartie de Vatinius. L'ora-
teur romain se vantait d'être revenu d'exil , porté dans
les bras de toute l'Italie: « Comment se fait -il donc
que vous ayez des varices? i> lui dit Vatinius.
Caninius Revilius avait été, comme l'a rapporté
Servius, consul pendant un jour iseulemeht ; et le
même instant, pour ainsi dire, qui le vit honoré de
cette dignité , le vit aussi s'en démettre. C'est ce qui
fit dire à Cicéron qui ne perdait jamais l'occasion de
plaisanter : <c Caninius consul est un être de raison. »
11 ajoutait: « Revilius a si bien fait, qu'on se de-
mande sous quels consuls il a été consul. » «cLa vigi-
lance de Caninius, ajoutait-il encore, a été si mer-
veilleuse, qu'il n'a pas fermé l'œil pendant son
consulat, d
Les sarcasmes de Cicéron donnaient de l'humeur à
Pompée; et celui-ci surtout qui était fort répandu :
« Je sais bien qui fuir, mais je ne sais qui suivre. »^
On lui reprochait de venir bien tard se ranger sous
les drapeaux de Pompée. « Je ne viens pas trop tard,
dit-il, puisqu'il n'y a encore rien de prêt. » Pompée
43o SATURNALES.
lut demandant oo était son g<endre DokdieUa ^ « AiFec
votre beau^père , » répondk^l. Le même gméral ayaat
donné ie droit de cité romaine à un transfuge gau-
lois, « O le plaisant homme! s'écria Cîcéron , il ofire
à des étrangers une nouvelle patrie , et ne peut nous
rendre la notre, yt Pompée, fatigué de ces railleries,
n'eut donc pas tort de lui dire un jour : « Passez à
l'ennemi, et vous nous craindrez. »
Sa pii|uante ironie n'q)argiia pas même César. On
lui demandait, après la bataille de Pfaarsale^ com*
meut ii avait pu errer dans le dioix du parti à em-
brasser : « C'est sa ceinture qui m*a trompé, » disait-
il en faisant allusion à la robe flottante et à la dé-
marche efféminée du vainqueur de Pompée, à qui
Sylla avait dît^ icomme par inspiration, Méfies-^vons
de ce jeune homme à la robe traînante.
A la fin des jeux donnés au peuple par César , La-
berius, ayant reçu du dictateur l'anneau d'or, se
plaça sur-le-champ dans les rangs assignés aux cfae»
valiers, dont l'ordre se trouvait blessé, et parce qu'un
de ses membres avait été avili ^ et parce qu'il ren-
trait au milieu d'eux. Au moment où Laberius passait
devant Cicéron, « le vous ferais place, dit celui-ci,
si j'étais moins à l'étroit. » C'était tout à la fois té-
moigner son mépris pour Laberius, et plaisanter sur
le grand nombre d'intrus que César avait admis dans
le sénat. Mais la repartie de Laberius ne se fit pas
attendre: « Je m'étonne, dit celui-ci, que vous soyez
à l'étroit , vous qui avez toujours deux sièges à votre
LIVRE 11. 0Ï
service.» Il reprochait à Cicét^on une légèreté ciont
cet excellent citoyen était accusé bien injustement.
Une autre fois Gicéron se moqua ouvertement dû
peu de soin <[u*a{>poitait César dans le choix des
nouveaux sénateurs. P. Mallius, son hâte, le priait
de faire nommter son beau -fils décurion (cette di-
gnité répondait à celle de sénateur) : « Volontiers, si
c*est à Rpttie, lui répondit Cicécon, devant beaucoup
de témoins; mais à Pompéii, cela devient plus dif-
ficile. i>
Il ne s-«in tint pas à ces épigrammes, car ttn cer-
tain Andron, citoyen de Laodîcée, étant venu le sa-
luer,et lui ayant appris que ses concitoyens l'envoyaient
à César pour obtenir du dictateur la liberté de ktrr
patrie, il protesta en ces termes contre la servitude
publtqiie : « Si voâls réussissez , sollicitez aussi pour
noos.i)
On voit par une dé ses lettres à Cassius, l'un des
meurtriers de César, que son goût pour la raillerie
ne se renfermait pas toujours dans les bornes d'une
simple plaisanterie. « Que ne m'invitiez -vous , lui
écrivait-il, à votre souper des ides de Mars? il n'y
aurait certainement pas eu de restes: ce sont ces
restes qui me chagrinent. »
On raconte aussi de lui de fort bonnes plaisan-
teries sur Pison , le premier mari de sa fille , et sur
M. Lepidus. Symmaque allait continuer, lorsqu'il fut
interrompu par Avienus, comme il est d'usage dans
les propos de table. César Auguste, dit celui-ci, ne le
43a SATURNALES.
céda à personne pour la bonne plaisanterie, pas même
peut-être à Cicéron; et si vous le désirez, je vous
dirai tout ce que je sais sur ce sujet.
Permettez, mon cher Avienus, lui dit Horus, que
Symmaque achève ce qui lui reste à dire des plaisan-
teries de Cicéron sur les deux, personnes qu'il nous
a nommées. Celles d'Auguste, dont vous voudrez
bien nous faire part, n'en seront que mieux à leur
place.
Cicéron, reprit alors Symmaque, voyant TuUia, sa
fille, marcher avec trop de vitesse, et son gendre
Pison avec trop de lenteur, ce Ma fille, dit-il, mar-
chez comme votre mari; et vous, mon gendre, mar-
chez comme votre femme. »
Lepidus, devant le sénat assemblé, disait: «Je
n'aurais pas fait tant de bruit pour une action de ce
genre (il s'agissait du meurtre de César). — Ni moi
pour son équivalent , » répondit Cicéron ( Lepidus était
général de la cavalerie). Mais, continuez, Avienus,
que je ne vous arrête pas plus long-temps.
LIVRE If. 4*^3
CHAPITRE IV.
Bons mots d* Auguste sur quelques particuliers^
et de quelques particuliers sur Auguste,
Auguste, dit Avienus, aimait beaucoup à plaisan-
ter; mais jamais ses plaisanteries ne choquèrent la
bienséance, ni ce qu'il devait à son rang, et ne dé-
générèrent jamais en bouffonneries. 11 avait fait une
tragédie intitulée Ajax^ et, mécontent de son ou-
vrage, il avait passé Téponge sur ses tablettes. Quel-
que temps après, Lucius, poète tragique très-distin-
gué, lui ayant demandé ce qu'était devenu son Ajax:
« Il s'est percé de son éponge, » lui répondit-il {in
spongiam incubuit).
Un particulier qui lui présentait une requête en
tremblant, tantôt avançait la main et tantôt la reti-
rait: a Croyez-vous, lui dit-il, présenter une pièce
de monnaie à un éléphant ? »
Pacuvius Taurus sollicitait une largesse de l'empe-
reur, et lui disait: « On ne parle dans le monde que
'du présent considérable que je dois attendre de vous.
— N'en croyez pas un mot, lui dit Auguste, ce sont
de faux bruits. »
Un officier de cavalerie, qu'il venait de destituer,
lui demandait une gratification: «Ce n'est pas dans des
vues d'intérêt que je la sollicite, mais afin que le
1. as
434 SATtimiALKS.
public croie qu'elle m'est accordée en échange de la
place que voua m'ôtéz. — Affirmez, lui dit Auguste^
que j'ai satisfait à votre demande ; ce n'est pas moi
qui vous démentirai. »
On connaît la repartie pleine d'esprit qu'il fit à
Herennius : ce jeune homme, très-dérangé , avait reçu
d'Auguste l'ordre de quitter l'armée , et le suppliait
instamment de lui pardonner : « Comment oserai-je ,
lui disait-il, retourner à la maison paternelle? et que
dirai «je à mon père? — Que vous étiez mécontent
de moi, » dit l'empereur.
Un particulier qui , dans une expédition militaire ,
avait été atteint an front d'un coup de pierre dont
la cicatrice le défigurait , se vantait de ses hauts Êiits
avec trop d'ostentation : « Une autre fois , lui dit Au-
guste, qui voulait lui donner une leçon peu sévère,
lorsque vous fuirez, ne vous avisez pas de regarder
derrière vous. »
L'orateur Galba était bossu : un jour qu'il plaidait
devant l'empereur : a Redressez - moi , répétait-il fré»
quemment , si je m'écarte de la question. — Je ne
puis que vous avertir, mais non vous redresser^» dit
Auguste.
Comme beaucoup de ceux qu'accusait Cassius Se-
verus étaient absous par les juges , Auguste, fatigué
des lenteurs de l'architecte chargé de la construction
ànforiun Augustin disait , en jouant sur le mot ab^
solveri (être absous, ou bien être terminé) : «Plût
au ciel que Cassius se portât pour accusateur de
mon forum ! »
Livre h. 4^5
Vettîus ayant labouré le terrain qui couvrait le
monument sépulcral de son père : a Voilà , dit Au-
guste, ce qui s'appelle honorer la mémoire de son
père. » ( 11 jouait sur les deux mots monunientum et
colère: le premier signifie monument, ou bien sou-
venir; et le second, cultiver , ou honorer.)
Ayant appris qu'au nombre des enfants au-dessous
de deux ans qu'Hérode avait fait tuer, se trouvait le
(ils de ce roi des Juifs : « Il vaut mieux , dit l'empe-
reur, être le porc que le fils d'Hérode. »
Pour se moquer du style peu nerveux, peu concis,
«t plein d'afféteries de son favori Mecenas, Auguste
lui écrivait souvent dans le même goût; il oubliait
alors cette pureté d'expression dont il se piquait dans
toute autre occasion. Voici un modèle de ce genre,
« Adieu , délices du genre humain , lui disait-il ; adieu ,
mon pelit cœur, ivoire d'Etrurie, benjoin d'Arczzo,
diamant du Samnium, perle du Tibre, émeraude des
Gilniens, jaspe des potiers, béryl de Porsenna, es-
carboucle d'Italie, et, pour tout dire, délices des
courtisanes. »
Engagea souper chez un particulier, car il était
rare qu'il refusât une invitation, le repas fut sans
apprêt: c'était, comme on dit vulgairement, la for-
tune du pot. Lorsque le repas fut fini, il se leva à
jeun et à bas bruit , en se contentant de dire à l'oreille
de son hôte qui lui faisait ses adieux : (c Je ne croyais
pas que nous fussions aussi bien ensemble. »
Il avait fait acheter de la pourpre de Tyr dont la
couleur lui paraissait trop sombre : « Elevez l'étoffe ,
28.
436 SATUABTÂLBS.
lui dit le marchand , à la hauteur de vos yeux , et
regardez - la. — Comment donc ! repartit Auguste ,
sera-t-îl nécessaire que je me promène sur une ter-
rasse, afin que les Romains admirent ma robe? »
Son nomenclateur, de la mémoire duquel il avaît
à se plaindre, lui demandait ses ordres avant de
partir pour le forum : «c Attendez , dit l'empereur :
comme vous n'y connaissez personne, je vais vous
donner des lettres de recommandation. »
Il était bien jeune encore lorsqu'il persifla Yati-
nius fort agréablement. Celui-ci, rongé par la goutte ,
dissimulait son mal, et se vantait de pouvoir faire
un mille en se promenant: a Je le crois, lui répondit
Octave , les jours sont déjà un peu plus longs qu'ils
n'étaient. »
Ayant entendu dire qu'un chevalier romain venait
de mourir en laissant des dettes énormes , et qui ex-
cédaient vingt millions de sesterces, il fit acheter son
lit , et dit à ceux qui semblaient surpris d'un ordre
semblable : <y Un coucher sur lequel pouvait dormir
un homme aussi endetté, doit être bien favorable au
sommeil. »
Nous ne passerons pas sous silence ce qu'il dit à
l'honneur de Caton. II se trouvait dans la maison
qu'avait habitée ce grand homme , dont Strabon ,
par flatterie , blâmait l'inébranlable fermeté. « C'est le
fait de Thomme de bien et du bon citoyen, dit l'em-
pereur, de s'opposer à tout changement dans l'état
actuel de la chose pubKque.» En blâmant les novateurs.
.%
LIVRE II. 437
il louait dignement Caton, et parlait en même temps
dans son propre intérêt.
J'admire plus encore dans Auguste la patience
avec laquelle il endura les mots piquants lancés
contre lui que sa facilité à en dire , parce c^ue l'art
de bien parler ne peut entrer en comparaison avec
l'égalité d'âme dont il fit preuve, surtout lorsque les
traits dirigés sur lui passaient la plaisanterie. On
connaît celui de ce provincial qui s'était fait remar-
quer par sa ressemblance parfaite avec l'empereur.
Auguste ayant désiré le voir: «Votre mère, lui dit-il,
jeune homme, n'est -elle jamais venue à Rome ?
— Jamais , répondit l'étranger, mais mon père y est
venu souvent. »
Dans le temps du triumvirat, Auguste avait fait
contre PoUion des vers fescennins : a Je ne lui répon-
drai pas, dit ce dernier, il 'n'est pas aisé d'écrire
contre celui qui peut proscrire. »
A la table de l'empereur, une grive maigre venait
de tomber en partage à Curtius, chevalier romain et
gastronome célèbre : « Puis-je laisser aller ce que je
tiens ( licelne mittere)? dit-il à Auguste. — Et pour-
quoi non?» répondit le prince. Aussitôt il lança la
grive par la fenêtre. (On sait que mittere, qui si-
gnifie envoyer, laisser aller, çtc. , signifie aussi jeter,
lancer, etc.)
Auguste , sans en être prié , avait payé les dettes
d'un sénateur qu'il aimait , lesquelles se montaient à
quatre millions de sesterces. Pour tout remercîment ,
le sénateur lui écrivit : ce Et à moi rien. »
438 SATCRIfAI.ES.
Lorsqu'il Élisait canslruire, il avait coulunie de
s'adresser à Ucinius, l'un de ses affranchis, qui lui
avançait de très-fortes sommes. Celui-ci luiavaitÊiit, un
jour, un bon de dix millions de sesterces, et avait pro-
longé le trait placé au-dessus des valeurs numériques ,
de manière à laisser un vide sur la droite de ces
quantités ; Auguste , profitant de l'occasion , remplit
soigneusement le vide en ajoutant une somme égale à
la première, avec la précaution de bien imiter les ca-
ractères de celle-ci, et reçut ainsi de son affranchi le
double de la somme promise. Quelque temps après, et
dans une circonstance semblable , Licinius lui fît sen-
tir qu'il n'était pas dupe , en lui adressant un bon
ainsi conçu : a Je vous offre , seigneur, pour vos nou-
velles constructions, tout l'argent dont vous aurez
besoin. »
On ne peut assez admirer la modération quil mon-
tra en remplissant les fonctions de censeur. 11 répri-
mandait un chevalier romain pour avoir dissipé son
patrimoine : celui-ci lui prouva clairement qu'il l'avait
augmenté. Auguste le tança ensuite pour n'avoir pas
obéi aux lois concernant le mariage : a Je suis époux et
père de trois enfants , » répondit le chevalier, qui en-
suite ajouta : « Lorsque vous aurez à prendre des in-
formations sur d'honnêtes gens, adressez-vous, sei-
gneur, à d'honnêtes gens.»
Il sut excuser, non pas la franchise, mais la brus-
querie d'un simple soldat. Il était à la campagne, et
les cris d'un hibou lui causant de fréquentes insomnies,
il donna ordre qu'on le saisit. Un soldat, habile oisc«
LIVRE II. 4^9
leur et anime par l'espoir d'une grande récompense,
prit l'oiseau et le présenta à l'empereur, qui lui fit
donner mille sesterces: «N'est-ce que cela? dit le sol-
dat ; j'aime mieux qu'il vive , » et aussitôt il le lâcha.
Qui croirait qu'Auguste ne parut pas affecté d'une
pareille audace ?
Un vétéran, assigné pour une affaire qu'il craignait
de perdre , s'adressa à Auguste et le pria de se char-
ger de sa cause. L'empereur lui donna sur-le-champ
pour défenseur une des personnes de sa suite : «Je
ne me suis pas fait représenter, lui dit le vieux soldat,
lorsque vous étiez en danger h la bataille d'Âctium;
moi-même j'ai combattu pour vous. En voici la preuve,»
ajouta-t-il , en découvrant sa poitrine couverte de ci-
catrices. César rougit, et craignant d'être accusé,
non-seulement de fierté, mais encore d'ingratitude,
il se chargea lui-même de l'affaire du vétéran.
Auguste charmé d'un concert que lui avaient donné
pendant son souper des esclaves de Toronius Flaccus
qui en était marchand , leur avait fait donner quelques
mesures de blé au lieu d'argent qu'en pareil cas il
leur donnait assez libéralement. Quelque temps après,
il s'adressa de nouveau à Toronius pour avoir ses es-
claves. « Ils sont au moulin , » répondit ce dernier.
Au moment où il rentrait dans Rome environné
de tout l'éclat de la victoire remportée à Actium ,
parmi ceux qui venaient au-devant de lui pour le fé-
liciter, se trouvait uu artisan tenant un corbeau à
qui il avait appris ces mots : «Salut à César, au vain-
queur, à l'illustre général.» Flatté du compliment,
44o SATURNALES.
César acheta loiseau vingt mille sesterces. Un cama-
rade de cet artisan, jaloux de sa bonne fortune, as-
sura le général que son compagnon avait encore un
autre corbeau , et le supplia de l'envoyer chercher.
Le nouveau venu s'annonça en disant : « Salut à An>
toine, au vainqueur, à l'illustre général. » Sans pa-
raître offensé , Octave se contenta d'ordonner que la
somme fût partagée entre les deux ouvriers.
^ Il répondit aussi aux félicitations d'un perroquet
et d'une pie en les achetant tous deux. Encouragé
par ces exemples, un pauvre cordonnier entreprit
l'éducation d'un autre corbeau; mais désespéré de
l'inutilité de ses peines, il disait fréquemment en s'a-
dressant à l'oiseau muet : «J'ai perdu mon temps et
mon argent. » Cependant il réussit quelque temps
après, et alla se mettre sur le passage de César, qui
dit en entendant l'oiseau : ail ne me manque pas de
pareils complimenteurs.» A l'instant le corbeau, se
rappelant les doléances fréquentes de son maître ,
ajouta : a J'ai perdu mon temps et mon argent.» César
se mit à rire, et paya l'oiseau plus cher qu'aucun de
ceux qu'on lui avait présentés jusqu'alors.
Un Grec avait coutume d'offrir à Auguste des vers
à sa louange, chaque fois qu'il le voyait sortir de son
palais ; mais cela lui avait rarement réussi. L'empe-
reur le voyant un jour se disposer à faire la même
manœuvre, traça rapidement quelques vers dans la
«
même langue, et les lui fit remettre au moment où
le Grec s'avançait vers lui. Notre homme ne manqua
pas de s'extasier en les lisant , et d'applaudir de la
LIVRE II. 44 1
voix et du geste. Puis s'approchant de la litière, et
fouillant dans sa bourse peu garnie, il en tira quelque
petite monnaie qu'il offrit au prince, en ajoutant :
« Cette récompense est peu digne de vous, sans doute;
mais si j^avais plus, je vous le donnerais. » Cette saillie
fut accueillie d'un rire général, et César lui fit compter
par son trésorier cent mille sesterces.
CHAPITRE V.
Bons mots et mœurs de Julie , fille (T Auguste.
Désirez*vous, continua Avienus, que je cite quel-
ques-uns des bons mots de Julie, fille d'Auguste? Mais
ne m'accusez pas de loquacité si je commence par
une exposition succincte des mœurs de cette femme ;
ce ne sera toutefois qu'à condition qu'aucun de vous
ne croira devoir traiter un sujet plus grave et plus
intéressant. Puis, avec l'assentiment de toute la so-
ciété, il débuta ainsi : Je vous présente Julie âgée de
trente -huit ans. Si elle eût eu un jugement sain,
elle aurait senti qu'à cette époque de la vie ses beaux
jours étaient passés, et qu'elle devait cesser d'abuser
des dons de la fortune et de la tendresse paternelle.
Cependant son goût pour les belles- lettres, ses con-
naissances étendues ( ce qui ne doit pas étonner de
la fille d'Auguste), son affabilité, son heureux natu-
rel , lui avaient concilié la faveur générale , et ceux
/|4a SA.TIIRNA.LES.
qui connaissaient le dérèglement de ses mœurs avaient
peine à se rendre raison d'une telle disparate.
Souvent son père , unissant l'indulgence à la sévé-
rité, l'avait réprimandée sur l'excès de son luxe et sur
le brillant cortège dont elle s'entourait ; mais , frappé
de la ressemblance de ses nombreux petits«enfants
avec Agrippa leur père, il n'osait élever des doutes
sur la sagesse de sa fille , et se complaisait dans l'idée
que, malgré la légèreté de sa conduite, les mœurs
de Julie étaient sans reproche. Il la comparait à cette
Claudia des premiers siècles de Rome, et disait à ses
amis que ses deux filles , la république et Julie , exi-
geaient de sa part de grands ménagements.
Un jour elle s'était présentée devant son père avec
une mise peu décente; Auguste en fut choqué, et
ne lui parla pas. Le lendemain elle revint le voir et
l'embrasser dans un costume qu'aurait avoué la plus
sévère matrone. Ce père, dont la douleur avait été
muette la veille, ne put commander à sa joie, et Oh!
combien cette simplicité, lui dit-il , est plus digne de
la fille d'Auguste ! — Aujourd'hui, lui répondit-elle,
pour se disculper, je me suis parée pour plaire à mon
père; hier, c'était pour plaire à mon époux. j>
Cette repartie de Julie est bien connue : elle as-
sistait avec Livie à un combat de gladiateurs, et la
différence de leur cortège frappait tous les specta-
teurs. Livie était environnée de graves personnages,
et Julie n'avait autour d'elle que des jeunes gens dis-
sipés et insouciants. Un billet de son père lui ayant
fait sentir combien la comparaison lui était peu fa-
LIVRE II. 44^
vorable : «Ces jeunes gens, lui récrivit-elle, vieilliront
aussi avec moi.»
Julie avait eu de bonne heure des cheveux blancs,
qu'elle avait bien soin de faire arracher par ses fem-
mes. Un jour son père les surprit dans cette occu-
pation, et remarqua même sur les habits de sa fille
quelques uns de ces cheveux. Il n'en dit rien , parla
de choses indifierentes , puis , ayant amené la con-
versation sur lage, il demanda à Julie si elle aime-
rait mieux, dans quelques années, avoir les cheveux
blancs, ou bien être chauve. «Je préférerais, lui dit-
elle, avoir des cheveux blancs. — Eh! pourquoi donc
vos femmes se pressent- elles tant de vous rendre
chauve ? »
Un des amis de Julie , personnage respectable ,
cherchait à lui persuader qu'elle gagnerait à imiter
la modeste simplicité de son père: ce S'il oublie qu'il
est César, répondit-elle , je ne dois pas oublier que
je suis la fille de César. »
Les confidents de ses intrigues s'étonnaient que ,
malgré ses nombreuses infidélités, elle donnât à Agrippa
des enfants si ressemblants à leur père. «C'est, leur
dit-elle, parce que je ne prends de passagers que
lorsque le navire est plein. »
On cite de Populie, fille de Marcus, une réponse
aussi leste. Quelqu'un remarquait que les femelles
des autres animaux ne désirent le mâle que lors-
qu'elles veulent devenir mères. «Cela ne m'étonne pas^
dit-elle , ce sont des bétes. »
444 SATURNALES.
CHAPITRE VL
Autres citations de mots heureux et de reparties
fines de quelques Romains.
Des propos un peu lestes de quelques Romaines ,
revenons aux bons mots décents de quelques Romains.
Ceux du jurisconsulte CascelHus étaient un modèle
de bonne plaisanterie et de franche gaieté. L'un des
plus connus est celui-ci : Yatinius venait d'être assailli
à coups de pierres par le peuple à qui il donnait un
combat de gladiateurs , et avait obtenu des édiles une
ordonnance qui défendait de lancer dans l'arène
autre chose que des fruits. Dans le même temps , il
arriva par hasard qu'un particulier vint demander à
CascelHus si la pomme de pin était un fruit: «cOui,
sans doute, dit le jurisconsulte, si vous avez l'intention
de la lancer sur Yatinius. »
Un commerçant le consultait sur les moyens de
partager son navire avec son associé; «Si vous parta-
gez le navire, lui répondit-il, que deviendra votre
part et celle de votre associé?»
«L'esprit de Galba est mal logé,» disait M. Lollius
en parlant du célèbre orateur si mal fait dont il a
déjà été question.
Le grammairien Orbilius railla ce même Galba bien
plus durement. Le premier paraissait devant lui comme
LIVRE If. 44^
témoin à charge contre un accusé. Galba, qui voulait
l'embarrasser, feignit de ne pas le connaître , et lui
demanda quelle était sa profession : « Je frotte les
bossus au soleil , y> répondit Orbilius.
C. César avait fait donner cent mille sesterces à
chacun de ceux qui venaient de jouer à la paume
avec lui , et cinquante mille seulement à L. Cœcilius ,
Pun de ces joueurs: oc César, dit-il, en agit avec moi
comme si j'étais manchot.»
On disait à D. Laberius que P. Clodius était cour-
roucé contre lui parce qu'il lui avait refusé un de ses
mimes : «Le pis qui puisse m'en arriver, dît Laberius,
est de faire le voyage de Dyrrachium » (par allusion
à l'exil de Cicéron).
CHAPITRE VIL
Maximes et mots heureux des deux mimographes
Laberius et Publius. Des deux histrions Pylade
et Hjrlas.
Ce que je viens de dire de Laberius, et ce qu'en
avait dit avant moi Symmaque, m'amène naturellement
à citer quelques apophthegmes de ce mimographe et
de Pubiius son rival. Nous pourrons jouir ainsi de
tout le plaisir que procure dans un repas la présence
des mimes, sans offenser la bienséance qui ne permet
pas de les admettre à table.
44^ SATÙRHALES.
Laberius, chevalier romain, connu par son austère
franchise, avait été invité par César, qui lui offrit cinq
cent mille sesterces, à paraître sur la scène, et à jouer
lui-même les mimes dont il était lauteur. Mais rinvi-
tation, la prière même d'un homme puissant est un
ordre; aussi Laberius protesta-t-il contre cette violence
dans le prologue qui suit :
O nécessité ! combien peu de mortels ont su vain'-
cre les obstacles que leur a opposés ton cours im-
pétueuxy et à quelles extrémités m* as-tu réduit?
Celui que ni V ambition^ ni V amour des richesses ,
ni la crainte^ ni la force ^ ni V autorité y n* ont pu
JiUre broncher d^un pas dans sa jeunesse ^ se voit
réduit dans sa vieillesse à dévier de sa route , et
à se rendre aux sollicitations flatteuses d^un illus-
tre personnage que la générosité de son caractère
engage à descendre jusqu'à la prière. Comment ne
complairaiS'je pas à celui à qui les dieux mêmes
n \mt rien pu refuser? Me voici donc^ après soixante
ans d*une vie sans tactie^ contraint de sortir de
chez moi chei^alier^ pour y rentrer mime. Mal-
heureux que je suis , j'ai vécu trop d^un jour!
Et toi ^fortune , qui ne sais t' arrêter ni dans te bien^
ni dans le mal, puisqu'il t'étaà donné de me /aire
descendre du poste élet^é oh m'avait placé la gloire
littéraire j que ne le faisais-tu lorsque mon talent
plus flexible et mon extérieur plus gracieux au-
raient pu me mériter la fou^eur de César et celle
des Romains ? De quel coup tu m' as frappé , et de
quelle utilité puis-je être sur la scène ? J'ai tout
LIVRE II. 447
perdu; les charmes de la figure ^ les grâces du
maintien^ Vénergie du sentimenty et les avantages
cTun bel organe. Je succombe sous les étreintes des
années j comme V arbre sous celles du lierre qui
r embrasse. Semblable à un cénotaphe , je nai
d^homme que le nom.
Dans sa pièce, il se vengeait de César autant qu'il
était en lui , sous le rôle d'un esclave qui , venant de
recevoir les étrivières, s'échappaifc des mains de ses
bourreaux , et s'écriait : « C'en est fait , Romains , il
n'y a plus de liberté.» Bientôt après il ajoutait : «Qui
se fait craindre de beaucoup d'hommes , doit néces-
sairement en craindre beaucoup. »
On eût vu alors tous les spectateurs, les yeux diri.
gés sur César, lui faire sentir qu'ils avaient saisi la
mordante allusion faite à sa tyrannie. Depuis ce mo-
ment , la faveur du dictateur se porta sur Publius.
Celui-ci , Syrien de nation , ayant été présenté , jeune
encore, au patron de son maître, avait su gagner ses
bonnes grâces , autant par ses ingénieuses reparties
que par sa beauté. Ce patron demandait un jour du-
rement à l'un de ses. esclaves attaqué d'hydropisie, et
couché au soleil dans la cour, ce qu'il faisait là : « Il
fait chauffer de l'eau,» dit Publius.
Parihi plusieurs propos de table, on agitait la
question de savoir quel était le repos le plus pénible.
Chacun disait son mot, lorsque Publius assura que
c'était celui d'un goutteux. Plusieurs traits sembla-
bles lui firent obtenir sa liberté, et le soin qu'on prit
de son instruction lé mit en état de composer des
448 SATORNALES.
mimes dont la représentation fut accueillie avec en-
thousiasme dans les principales villes d'Italie. Appelé
à Rome à l'époque où César se disposait à donner
des jeux au peuple, il provoqua tous ceux qui tra-
vaillaient alors pour la scène. Chacun d'eux devait ,
à son tour, concourir avec lui sur un sujet convenu,
et le remplir dans un temps donné. Tous acceptèrent,
et tous furent vaincus, y compris Laberius. Sur quoi
César dit ironiquement à ce dernier: «Eh quoi! La*
berius, un Syrien vous a vaincu, quoique je fusse
pour vous ! » et sur-le-champ il donna la palme à
Publius, et cinq cent mille sesterces à Laberius, ainsi
que l'anneau d'or. «Veuillez, dit alors Publius à ce
dernier, accueillir avec bienveillance comme specta-
teur, celui que vous avez combattu comme auteur. »
Pour le concours suivant, Laberius fit un nouveau
mime dans lequel il sema les réflexions qui suivent.
On ne peut primer tous en même temps. Dès
quon est arrivé au plus haut degré d'illustration^
on s'y soutient difficilement y et la descente est une
chute. Je suis tombée mon successeur tombera plus
tard; la gloire est un bien commun-
Quant aux maximes de Publius, elles sont ingé-
nieuses et susceptibles d'être citées dans maintes cir^
constances. J'ai retenu chacune de celles qui suivent
à la faveur de leur concision.
Un plan est vicieux quand on n'y peut rien
changer.
On s'oblige soi-même en obligeant l'homme de
bien.
LIVRE II. 44C)
Souffrez , saiis vous plaindre , un mal inévitable.
Celui qui peut franchir impunément les bornes
de réquitéy Ventreprend bientôt.
Un compagnon de voy€ige qui cause bien y sour
iage autant qu'une voiture.
La modestie relès^e V éclat d'une bonne réptuar
lion.
Les larmes dnn héritier sont des ris sous le
masque.
La patience poussée à boutsechai^ en fureur.
Celui qui fait naufrage une seconde fois a. tort
den accuser Neptune.
Une longue contestation fait perdre de vue la
i^érité.
Cest presque accorder une grâce que de rien
pas faire attendre le refus.
Conduisez'vous avec votre ami comme s'il, de-
vait un Jour être votre ennemie
Ne point se venger d'une injure y c'est s'en a/-
tirer une nouvelle.
On ne surmonte pas un danger sans en encourir
un autre.
Mais puisque j'ai commencé à parler du théâtre,
je ne dois oublier ni Pylade^ histrion célèbre du temps
d'Auguste, ni son élève Hylas dont il parvint affaire
un autre lui*méme , et qui partagea avec lui les suf-
frages du public.
Dans une pantomime dont le sujet finissait par, ces
mots , Le grand Jgamemnony Hylas cherchait à
I. ^9
J
45q saturnales.
donner à sa taille le plus d'extension possible. « Ce
n'est pas cela , lui cria du parterre son maître Py-
lade, vous vous faites long, et non pas grand.» Puis,
sur l'injonction des spectateurs, il remplaça Hylas;
et quand il fut arrivé au passage qu'il avait blâmé
dans son élève, il prit l'attitude d'un homme enfoncé
dans ses réflexions, persuadé que l'air méditatif est
l'attribut par excellence de l'homme d'état.
Hylas représentait Œdipe aveugle ; l'assurance de
sa démarche ne put échapper à Pylade , qui lui cria :
f^ous voyez clair.
Ce dernier jouait le rôle d'Hercule en fureur, et
son jeu semblait à beaucsoup de spectateurs peu con-
forme aux règles de la pantomime; sur-le-champ il
6te son masque et apostrophe les censeurs en ces
termes : « Insensés , ne voyez- vous pas que je repré-»
sente un fou?» Dans ce même rôle, il lançait des
flèches sur le peuple.
Un jour qu'il représentait le même personnage en
présence de l'empereur et dans sa salle à manger, il
tendit aussi son arc et lança des traits; Auguste ne
s'offensa pas de voir Pylade en user avec lui comme
avec le public.
Ce comédien passait pour avoir perfectionné la
danse pantomimique depuis long-temps connue, mais
grossièrement exécutée avant lui. Auguste lui de-
mandant quelles' améliorations lui devait cet art:
<< J'ai , lui dit-il , substitué aux cris le son de la flûte,
de la syringe et les voix des chœurs.» Un jour que
l'empereur lui témoignait son indignation au sujet de
LIVRE II. 45 I
la multitude qui prenait parti entre Hylas et lui :
« Seigneur, vous êtes ingrat, lui dit Pylade, souffrez
pour vous-même que le peuple s'occupe de nous. »
CHAPITRE VIII.
Ce qu'entend Platon quand il dit qu'on peut user
des dons de Bacchus. Des dangers et de la honte
qiiily a à se rendre esclave des plaisirs du tact
et du goût.
Au moment où Avienus terminait son récit qui
avait excité la gaieté des convives, et lui avait mérité
des éloges sur sa mémoire si agréablement meublée
et sur les grâces de son esprit, le second service
parut. Je crois, dit alors Flavien, que beaucoup de
personnes diffèrent de Topinion de Yarron qui, dans
sa charmante satire ménippée, intitulée: yous ne
savez ce que le soir vous prépare^ exclut les gâ-
teaux du second service. Votre mémoire, plus fidèle
que la mienne , mon cher Caecina , se rappelle sans
doute ce qu'il dit à ce sujet; veuillez nous en faire part*
Voici à peu près, dit Câlina, comment s'exprime ce
savant : « Parmi les mets qui font partie du dessert,
les plus sains sont ceux dont la saveur naturelle n'a
été corrompue par aucun assaisonnement étranger;
car les raffinements de la sensualité nuisent à l'esto-
mac. Au reste, le mot bellaria (friandises) signifie
^9-
4$S SATURNALES.
en général tout ce qui a rapport aux secondes tables,
car c'est le terme qu'employaient nos ancêtres pour
rendre ce que les Grecs appelaient içimiara ou Tpoyir
[tara. La vieille comédie s'en servait aussi pour dé-
signer les vins doux et liquoreux qu'elle nomme àe/-
laria Liberi (les douceurs de Bacchus).»
Allons, mes amis, dit Evangelus, il faut, avant de
quitter la^^table, fêter les dons de Bacchus; ainsi Fa
décidé Platon , qui pensait que lorsque l'esprit et le
corps sont échauffés par le vin, la pénétration du
premier et la vigueur du second atteignent leur plus
grand développement. Que dites -vous, Evangelus?
reprit Eustathe, pensez- vous que Platon ait conseillé
l'abus du vin? ne vaut-il pas mieux croire qu'il ne
désapprouve pas ces plaisirs délicats de la table et
cette liberté décente et aimable que maintient la so-
briété des arbitres du festin ? Voilà les délassements
que, dans le second et le troisième livre des Lois, il
regarde comme utiles; car il pensait que ces récréa-
tions honnêtes, dont le vin anime la joie, rendent à
l'âme ce degré d'élasticité qui fait vaquer avec aisance
aux devoirs de la société , et à l'esprit cette gaieté vive
qui le rappelle à l'étude et l'y rend plus propre.
Selon lui , ces banquets innocents étaient pour l'ado-
lescent brûlé des premiers feux de l'amour, et qui,
par prudence, cache son émotion, le moment le plus
favorable pour découvrir sans danger sa flamme se-
crète, et trouver, dans les conseils de l'amitié, les
moyens d'en arrêter les ravages. Il faut, continue
Platon , d'autant moins éviter ces rendez-vous char-
LIVRE II. ^5'i
mants, quec^est là qu'on apprend à se rendre maître
du vin; et qu'il nest pas de sage constamment so-
bre et tempérant dont la vertu ne se soit exercée
conti^ • les erreurs des passions au milieu même des
attraits du plaisir. Qu'arrive -t- il en effet à l'homme
qui jamais n'eut de commerce avec les grâces aima-
bles qui président aux festins? Si la nécessité, la fàn*
taisie ou l'occasion lui mettent la coupe à la main ,
il se laisse amollir, et le voilà pris. Frappé d'un coup
imprévu, sa rai$on, son énergie l'ont abandonné. Il
faut donc combattre de près les voluptés , et s'aguerrir
de bonne heure contre les séductions de Bacchus. La
fuite et l'absence ne garantiront pas du danger ; la
vigueur de l'ânie, la constance et la modération, voilà
l'égide dont il faut se couvrir, et ne pas craindre de
réchauffer notre cœur, lorsque la froide langueur oU'
la mauvaise honte cherchent à le flétrir.
Mais puisque nous parlons des voluptés, voyons
quelles sont, suivant Aristote, celles qu'il convient
de fuir. La nature a doué l'homme de cinq sens: le
goût, le tact, l'odorat , la vue et l'ouïe, qui parais-^
sent être pour le corps et pour l'âme les sources du
plaisir. La raison réprouve et déclare malhonnêtes
les jouissances immodérées que l'on se procure en
abusant de l'un quelconque de ces organes. Mais les
excès que l'on se permet dans le goût et dans le tact
ont toujours paru , aux yeux des sages , le plus bon*
teux des vices. Leur indignation a surtout éclaté'
contre ces hommes vils qui dégradent ainsi la dignité
de leur nature, et les Grecs les ont signalés par deux
454 SATURITALES.
noms qui répondent chez nous à ceux d'intempéranls
et d'impudiques. Les appétits déréglés de ces deux
sens , pour le coït et pour les aliments , sont les seuls
qui soient communs à l'homme et à l'animal. On a
donc raison d'assimiler aux brutes celui qui partage
leurs passions. Je vais transcrire ici un passage d'Aris-
tote à ce sujet; nous verrons quelle opinion ce grand
homme avait de ces honteux plaisirs.
« C'est pourquoi, dit ce grand homme, ceux qui
se livrent sans modération aux plaisirs du tact et du
goût sont appelés intempérants, et ceux qui ne met*
tent aucun frein aux jouissances de l'amour sont
nommés dissolus ou impudiques. Les aliments ofïrent
deux moyens de sensualité : chez les uns, c'est la
langue qui jouit , et chez d'autres , c'est le gosier;
aussi Philoxène désirait- il avoir le cou aussi long
que celui de la grue. Si l'on ne fait pas les mêmes re-
proches à ceux qui abusent des plaisirs de l'ouïe et de
la vue, c'est parce que les autres animaux ne parta-
gent pas ces plaisirs avec nous. C'est donc parce
que les premiers établissent une communauté entre,
Fhomme et l'animal qu'ils méritent tout notre mé-
pris, et qu'on les a plus particulièrement notés d'in-
fiimie. En effet, ceux qui se laissent vaincre par les
passions les plus avilissantes sont, à juste titre, nom-
més lascifs et intempérants. Des cinq sens que pos-
sèdent, ainsi que nous, les autres animaux, le tact
et le goût sont les seuls qui leur offrent des jouis>
sances. Quant aux trois autres , ils ne leur en pro-
curent aucune, si ce n'est par hasard. »
LIVRE II. 455
» Quel est donc rhomme , s'il lui reste quelque pu-^
deur, qui puisse se livrer sans retenue à des plaisirs
que partagent avec lui Tàne et le pourceau? Beaucoup
de personnes, disait Socrate, ne semblent vivre que
pour boire et manger ; quant à moi , je ne mange et
ne bois que pour vivre. Hippocrate, cet homme in-
spiré par le ciel même, disait que l'acte vénérien te^*
nait de près à un mal affreux que nous appelons
répîlepsie. Voici ses propres expressions : Le coït est
un diminutif du mal caduc.
CHAPITRE IX.
Luxe de Q. Hortensius , de Fabius Gurges , de Me-*
tellus Pius et du grandponUfe Metellus, Du porc
de Troie , des lièvres et des escargots mis en mue.
Voici ce que dit Varron au livre troisième de son
Traité d'Agriculture, en parlant des paons qu'on
élevait dans les métairies : « Quintus Hortensius est
le premier qui en fit servii* sur sa table, quand il fut
reçu augure; ce qui fut alors regardé par tous les
gens de bien comme un luxé blâmable. » Cet exemple
eut bientôt tant d'imitateurs, que ces oiseaux se vendi-
rent deux cents sesterces , et leurs œufs vingt sesterces.
Le prix de ces œufs doit nous paraître d'autant plus
étonnant, qu'aujourd'hui il n'y a rien de plus commun^
et qu'on ne trouve pas même à les vendre. Ce même Hor-
456 SATURNALES.
tensius étaH dans l'usage d'arroser ses platanes avec- du
vin. Un jour il devait plaider dans une cause que lui et
Cicéron étaient chargés conjointement de défendre;
mais contraint, disait-il, de se rendre à sa campagne
de Tusculum pour arroser des platanes nouvellement
mis en terre ^ U pria son collègue d'échange avec
lui le jour de l'audience. On me dira peut-être que
ces travers d'Hortensius ne sufiSsent pas pour asseoir
un jugiement sur son siècle, bien qu'il se fît gloire
d'être eflGpminé ,' et de briller par l'élégance de sa
mise. Il était en effet si curieux de sa toilette, qu'il
lui fallait un miroir pour s'habiller, et qu'il le con-
sultait pour ÙLire à sa robe des plis onduleux, assu-
jettis par une ceinture artisteraent nouée sur le côté,
et marquant la hauteur à laquelle il relevait le bord
de son vêtement. Ajusté de la sorte, il lui arriva une
fois d'assigner pour cause d'injures un autre séna-
teur qui, en le rencontrant dans un chemin étroit,
avait froissé par mégarde son habillement : c'était
pour lui une affaire essentielle qu'un pli dérangé sur
son épaule. Je nç m'occuperai donc plus d'Hortensius;
mais je citerai des triomphateurs, des vainqueurs
des nations que le luxe a vaincus. Je ne dirai rien de
Fabius, surnommé Gurges, pour avoir dévoré son
patrimoine , parce que , chez lui , les vertus de l'ftge
mûr firent oublier les torts de la jeunesse. Mais à
quels excès de luxe et d'orgueil les succès continuas
de Metellus Pius ne le poussèrent-ils pas ? Je m'arrête
pour laisser parler Salluste : Metellus^ de retour
LIVRE II. 4^7
iians r Espagne ultérieure après une année d^ab-
sence , fut reçu aux acclamations de toute la po-
pulation des deux sexes ^ qui se portait enfouie^
pour le voir, sur les routes et sur les toits des mai-^
sons. Son questeur C. Urbinus et d* autres cunis^
sûrs de son assentiment^ t invitèrent a un souper
dpnt la reclierche surpassa tout ce qui s'était vu
jusqiûalors à Rome et dans le reste de la terre.
Des tapisseries et des décorations île toute espèce
coui^rcUent les murs de la salle à manger dans la-
quelle était dressé un théâtre pour lui donner la
comédie ; des eaux parfumées arrosaient le pavé ,
ainsi que cela se pratique dans les lieux saints les
plusjameux. Quand il eut pris place , une statue
de la Victoire , descendant ^ au bruit de la foudre^
dune ouverture pratiquée au plafond j déposa
une couronne sur la tête du général^ qui avait été
encensé y à son entrée^ comme une divinité. Au
moment de se mettre à table , il revêtit une robe
de pourpre tissue dor. Cette table était couverte des
mets les plus recherchés. Non-seulement la pro-
vince avait été mise à contribution j mais on avait
envoyé au-delà des mers, et la Mauritanie avait
fourni des oiseaux et des bêtes fauves dont plus
dune espèce était restée jusqi£ alors inconnue. En-
agissant ainsi^ Metellus perdit une partie de sa
renommée , dans V opinion surtout des anciens et
graves personnages , qui jugèrent cette conduite
pleine d'orgueil ^ dun exemple pernicieux et in-
digne du nom romain.
458 SATURNALES.
Cest ainsi que s'exprime Salluste, ce censeur si
rigide du luxe chez tout autre que chez lui.
J'ajoute que les personnes les plus imposantes par
leur rang ne furent pas à l'épreuve de ce luxe ef-
fréné. Voici le menu d'un repas donné pour la ré*
ception d'un pontife. Ce détail est tiré du quatrième
livre des Annales du grand-pontife Metelius. le neuf
des calendes de septembre , jour de V inauguration
de Lentulus^ nommé Jlamine de Mars , la maison
fut décorée , et trois tables , autour de cliacune des-
quelles étaient disposés des lits dUçoire^ furent
dressées dans la salle du festin. Les pontifes Q. Ca-
Tulusj M. Emilius Lepidus^ D. Silanus, C. César,
roi des sacri/icesy P. Scœvola Sextus, Q. Cornélius y
P. Volumniusy P. jilbinoifanus , et Vaugure L. Ju'^
lius César ^ chargé de V inauguration ^prirent place
aux deux premières. La troisième reçut les ves-
tales Popilia, Perpennia, Licinia^ Arruntia, la
Jlaminique Publicia, épouse de Lentulus, et sa
belle-mère Sempronia.
Pour Ventrée de table on servit des hérissons
de mer 9 des huîtres crues en quantité , des pa^
lourdes , des spondyles , des grives et des asperges.
Venaient ensuite une poule grasse , un bassin
d^huitres^ un de palourdes; des glands de mer
noirs et blancs; puis encore des spondjrleSy des
gljrçymérides y des orties de mer^ des becs- figues ;
des rognons de chevreuil et de sanglier, des vo-
lailles grasses saupoudrées de farine , et des coquil-
lages de l'espèce du murex.
LIVRE II. 4^9
La fond du diner se composa de tétines de
truie ^ dHune hure de sanglier^ d'un bassin de
poissons y d'un autre de tétines de truie, de ca^
nards^ de sarcelles bouillies y de lièvres y de vo^
tailles rôties j de fleur de farine et de pains du
Picenum. Peut -on se récrier sur le luxe actuel de
nos tables, quand on voit que celle des pontifes
était surchargée jadis de tant de mets ? Et n'est-ce
pas UDC honte que la diversitç de ces mets ? Aussi Cin-
cîus, qui persuada au peuple assemblé de recevoir
la loi Fannia, reprochait-il à ses contemporains l'ad-
mission sur leurs tables du porc de Troie; on le
nommait ainsi , parce qu'à l'imitation du cheval de
Troie , qui renfermait dans ses concavités une troupe de
Grecs armés, ce sanglier cachait dans ses flancs des
animaux comestibles de tous genres. On portait le
raffinement jusqu'à engraii;ser des lièvres. Nous allons
rapporter oe que dit, à ce sujet, Yarron au troisième
livre de son Traité d'Agriculture : « On vient d'ima-
giner un moyen de mettre les lièvres en mue ; on les
retire des parcs, puis on les enferme dans des fosses;
ainsi détenus et privés de mouvement , il faut qu'ils
engraissent.» Ce procédé pour engraisser des lièvres
ne peut causer autant d'étonnement que celui d'en-
graisser des escargots. Les curieux pourront le lire
dans le livre de Yarron que nous venons de citer. Je
me contente d'indiquer la source où le lecteur pourra
puiser.
Il ne résulte pas de ce que je viens de dire que
nous valons mieux que nos ancêtres , bu t\wvt nous
46o SATURNALES.
les égalons ; j'ai seulement voulu répondre aux re-
proches quHorus fait à notre siècle, et lui prouver,
comme cela est en efFet|, que les Romains étaient
jadis beaucoup plus voluptueux qu'à présent.
CHAPITRE X.
L*art de la danse , celui du chant ^ la profession
même de comédien , n'avaient rien de déshono-
rant chez nos ancêtres.
Je suis étonné , dit alors à Calcina Furius Albinus,
non moins vei^ que lui dans la connaissance des
mœurs et coutumes anciennes , que vous n'ayez rien
dit de cette quantité de mets qu'offrait à nos an-
cêtres le voisinage de la mer; c'eût été une preuve de
plus en faveur de la sobriété de notre siècle. Veuillez,
lui répondit Caecina, nous faire part de ce que vous
savez à ce sujet, car votre mémoire est un trésor d'anti-
quités. Cette antiquité, reprit Furius, doit être l'objet
de l'admiration de tous les bons esprits. En effet, notre
empire fut cimenté parle sang et la sueur de nos aïeux;
ce qui exigeait le développement de grandes et nom-
breuses vertus : mais, convenons -en, ces siècles si
riches en vertus furent souillés par des vices dont
nous met à l'abri notre manière actuelle de vivre.
Je pourrais, à l'appui de cette assertion, parler,
ainsi que j'en avais d'abord l'intention , de ce luxe de
LIVRE II. Ifiî
table que déployaient nos pères dans la recherche
des poissons de mer de toute espèce; mais ayant en-
core d'autres preuves à donner de notre amélioration,
je reviendrai plus tard sur ce sujet, et je vais main-
tenant vous entretenir d'un genre de dissolution que
nous ne connaissons pas.
Dites-moi, Horus, vous qui nous offrez toujours
pour modèles les anciens Romains, dans quelle salle
à manger avez-vôus vu, de notre temps, introduire
une danseuse ou un danseur ? Vous savez cependant
quel intérêt attachaient à cette sorte de plaisir ceux
d'entre eux qui se respectaient le plus. £t pour partir
de l'époque où régnait dans les mœurs la plus grande
austérité, c'est-à-dire de l'intervalle entre les deux
dernières guerres puniques , n'a-t-on pas vu des en-
fants de condition libre , que dis-je , des fils de séna-
teurs, se rendre aux académies de danse, et là,
prendre leurs leçons en jouant des cymbales? Ajou-
terai-je que les dames romaines ne voyaient rien de
messéant dans un art que les plus honnêtes d'entre elles
se contentaient de ne pas pousser jusqu'à la perfection?
cr Elle jouait du luth, elle dansait, dit Salluste, avec
plus de perfection qu'il n'appartient à une honnête
femme. » Il ne blâme pas Sempronia de danser, mais
de trop bien danser. Croyons-en le second Scipion
qui^ dans sa harangue contre la loi de Tib. Gracchus,
laquelle attribuait aux chevaliers seuls le droit de ju-
ger, parle des fils, et, ce qui est plus pénible encore
à dire, des filles nobles qui mettaient au nombre de
leurs études les plus sérieuses l'application à bien
46a SATURNALES.
danser. Écoutons-le parler : «c On leur enseigne des
attitudes immodestes; on les voit dans les salles de
danse, pêle-mêle avec de vils bateleurs, et jouant
du luth et de la sambuque. C'est là que la jeunesse
apprend à chanter sur un mode efféminé, que nos
pères réputaient déshonorant pour des enfants bien
nés. C'est dans ces tripots, je le répète, qu'on trouve
les fils et les filles de nos meilleures familles. On avait
beau me le dire, ajoute-t-il, je ne pouvais croire que
des personnes d'un haut rang donnassent à leurs en-
fants une semblable éducation; mais on m'a conduit
dans ces académies, où j'ai vu, j'en jure, plus de
cinq cents enfants des deux sexes; et, ce qui m'afflige
encore plus pour mon pays, j'y ai trouvé un enfant
de douze ans, qui, décoré de la bulle et fils d'un
prétendant aux magistratures, dansait en s'accompa-
gnant avec des cymbales, et prenait des attitudes
dont aurait eu honte l'esclave le plus corrompu. »
Jugez de la douleur du second Africain en voyant
figurer ainsi le fils d'un candidat qui, dans une cir*
constance où le désir et l'espoir d'obtenir une magis-
trature auraient dû l'engager à se mettre, ainsi que les
siens, à l'abri de tout reproche, ne peut prendre sur lui
de ne pas faire une chose honteuse, quoique non repu»
tée telle alors; et remarquons que Scipion se plaint que
la plus grande partie des nobles est entachée de cette
infamie. Ne voyons-nous pas aussi M. Caton traiter
le sénateur Cœcilius, d'une ancienne famille, de cou*
reur et de bouffon? « Il descend de cheval, dit-il , ges-
ticule sans changer de place , et dit des quolibets. »
LIVRE If. 463
Puis, dans un autre endroit^ parlant toujours du
même sénateur : a 11 chante partout où cela lui plaît;
quelquefois il déclame des vers grecs , fait de jnau-*
vaises pointes, donne à sa voix diverses inflexions,
et joue la pantomime. » Observons ici que Caton
pense que l'homme qui se respecte ne doit pas chanter;
et cependant l'art du chant n'était pas alors consi-
déré comme infamant, puisque L. Sylla, ce grand
personnage, eut la réputation d'un habile chanteur.
Qui plus est, l'opinion publique ne flétrissait pas
les histrions; nous en avons pour garant Cicéron, qui
fut si étroitement lié avec Roscius et ^sopus, qu'on
le voit employer ses talents à défendre leurs intérêts.
Ses lettres, parmi beaucoup d'autres preuves, vien-
nent à l'appui de ce que je dis; et qui n'a pas lu
cette harangue dans laquelle il réprimande le peuple
romain de troubler le spectacle pendant que Roscius
est sur la scène ? Il est constant que ce comédien et
lui faisaient assaut : il s'agissait enti'e eux de savoir
si Roscius varierait autant de fois ses attitudes pour
représenter un même sujet que Cicéron trouverait
de tours divers pour l'exprimer. Cette lutte inspira
tant de- confiance à Roscius dans son art , qu'il fit
un livre dans lequel il l'égalait à l'éloquence. C'est
ce même Roscius dont le dictateur Sylla faisait tant
de cas qu'il lui donna l'anneau d'or. Il était si honoré
et si aimé que chaque jour il tirait du trésor publie,
pour sa part , quatre mille sesterces. On sait que le
grand tragique iEsopus laissa à son fils vingt millions
de sesterces. Mais qu'ai-je besoin de citer des corné-.
464 SATURNALES.
dîens? Appius Claudius, honoré du triomphe, et qui
fut membre du collège des Saliens jusqu'à l'âge le
plus avancé , n'a-t-il pas été cité honorablement comme
dansant mieux que ses collègues? J'ajouterai, avant
de quitter ce sujet, qu'on a vu trois des premiers
citoyens de Rome, tous trois contemporains, se faire
honneur, non-seulement de leur goût pour la danse,
mais , qui pis est , de leur habileté dans cet art. L'un
d'eux est Gabinius, personnage consulaire, et l'en-
nemi de Cicéron , qui lui en fit hautement des repro-
ches ; le second , M. Cœlius , si connu à l'époque de
la guerre civile, et dont Cicéron prit la défense; et
le troisième, Licinius Crassus^ fils de celui qui périt
chez les Parthes.
CHAPITRE XL
Du prix qu'attachaient les Romains des derniers
temps de la république aux poissons , et parti*
cuUèremerU à la . murène.
Je ne puis parler des Licinius sans être amené bien
naturellement à passer de la danse des anciens à leur
engouement pour les poissons de mer^ et l'on sait
que le surnom de Murœna donné à cette famille lui
vient de sa prédilection pour ce poisson. C'est l'c^t-
nion deVarron , qui soutient qu'il en est de ce surnom
comme de celui d'Orata donné à Sergius , parce qu'il
LIVRE II. 465
aimait beaucoup les truites dorées. Ce même Sergius
imagina les bains suspendus, eut le premier un parc
aux huîtres, et adjugea le prix à celles du lac T^ucrin.
Il était contemporain de L. Crassus, cet orateur
célèbre que Cicéron nous représente comme si grave
et si sérieux; et cependant ce même Crassus, qui
avait exercé la dignité de censeur conjointement avec
Cn. Domitius , qui passait pour Thomme le plus élo-
quent de son temps, et qui occupait le premier rang
parmi les personnages les plus distingués de cette
époque, prit le deuil pour une murène morte dans
son vivier, et la pleura comme il eût pleuré sa fille.
Cette faiblesse ne put être cachée , car son collègue
Domitius lui en fit un crime en plein sénat. Crassus
ne rougit pas d'eu convenir, et, qui pis est, de s'en
faire gloire comme d'un acte de piété et de sensibilité.
Que les Lucilius, les Philippus, les Hortensius, ces
premiers personnages de Rome, auxquels Cicéron
donne le nom de piscinaires^ aient eu des réservoirs
remplis de poissons les plus rares , c'est un fait dé-
montré par Varron qui, dans son Traité de l'Agricul-
ture , rapporte que Caton dTJtique , héritier de Lu-
cilius, trouva dans les viviers et fit vendre quarante
mille de ces poissons.
Quant aux murènes , on les amenait depuis le dé-
troit de Sicile qui sépare Messine de Rhegium , jus-
que dans les réservoirs ' de Rome. Les gourmands
regardent comme également délicates les murènes et
les anguilles de ce détroit. Les Grecs leur donnent le
nom de irXûxai, et les Latins celui de flûtes (^Ae/luc-
I. 3o
466 SATUKlfALES.
tuare). On les nomme ainsi, parce que, lorsqu'elles
viennent k la surface de l'eau, la force du soleil, en
les desséchant, les met hors d'état de se replier et
de replonger, en sorte qu'elles sont aisément prises.
Si je voulais citer tous les écrivains distingués qui
ont célébré les murènes du détroit de Sicile, j'aurais
beaucoup à faire. Je toe contenterai de rapporter ce
que dit Yarron dans son traité intitulé ^ Gàllus de
admirandis. « En Sicile, on prend aussi à là main
des murènes ou flûtes , parce que leur embonpoint
les force à surnager. % Quelle passion effrénée pour la
table, et, comme le dit Cœcilius, quel excès de gour^
mandise che2 ces Romains qui tiraient dé si loin les
moyens de l'assouvir ! Cependant ce 'poisson , amené
de parages lointains^ était fort commun à Rome,
puisque Pline nous dit que lorsque le dictateur César
donna des repas au peuple, à roccasion de ses triom^-
phes ^ il reçut de C. Hirrius une quantité de murènes
du poids de six mille livres; et l'on sait que la mé-
tairie de cet Hirrius, qui n'avait que peu d'étendue,
fut, à cause de ses viviers, vendue quatre millions
de sesterces.
LiyR£ II. 467
CHAPITRE XIL
De V esturgeon , du mulet ^ du score et du loup.
L'esturgeon fut aussi compté, dans ce siècle,
parmi les mets délicieux que la mer offre aux gour-
mands. Pour juger du prix qu'on attachait à ce pois-
son pendant la seconde guerre punique, il suffît de
lire ce que Plante fait dire à son parasite dans sa co-
médie ayant pour litre Baccharia ; « Quel mortel fut
jamais plus heureux que je le suis maintenant, et
quelle aubaine pour mon ventre! Cet esturgeon, que
le sein des mers tenait naguère en dépôt pour moi,
va maintenant âtre englouti dans le repaire de mes
entrailles, à l'aide de mes dents et de mes mains. »
Si le témoignage d'un poète ne sufSt pas, Cicéron
va nous dire quelle estime faisait de l'esturgeon le
vainqueur de Carthage et deNumance. « Scipion, dit
l'orateur romain dans son dialogue defato (du des-
tin), était à sa campagne de Lavernium, avec Pon-
tius, lorsqu'on lui apporta par hasard un esturgeon,
poisson rare et très-délicat. Parmi les personnes qui
étaient venues lui rendre visite, deux étaient déjà in-
vitées à dîner, et il allait en inviter encore d'autres ,
quand Pontius lui dit à l'oreille : a Prenez garde à ce
que vous allez faire, Scipion, ce poisson n'est pas
assez gros pour tant de convives. »
3o.
468 SATURNA.LES.
Je conviens que du temps de Trajan on faisait peu
de cas de l'esturgeon. Voici comment, à ce sujet,
s'exprime Pline le naturaliste: <c Je suis étonné que
ce poisson, vu sa rareté, soit si peu recherché. » Mais
sa disgrâce ne fut pas de longue durée , car, sous le
règne de Septime Sévère, qui affectait une grande
austérité de mœurs, Sammonicus Serenus, person-
nage fort savant pour son siècle, en parlant à l'em-
pereur de ce poisson dans une de ses lettres, cite
d'abord les expressions de Pline mentionnées ci-
dessus, puis ajoute: a Pline, comme vous le savez,
vivait du temps de l'empereur Trajan, et il est sûr
qu'il ne s'est pas écarté de la vérité , quand il a dit
qu'à cette époque l'esturgeon était peu recherché;
mais l'estime qu'on en faisait dans les siècles précé-
dents n'est pas douteuse : c'est ce que je prouverai
par de nombreux témoignages, et d'autant plus aisé-
ment que je le vois reprendre faveur maintenant sur
nos tables; car lorsque vous me faites l'honneur de
me mettre au nombre de vos convives, je remarque
que ce poisson fait son entrée dans la salle à manger
au son de la flûte, et escorté par vos gens couronnés
de fleurs. Quant à ses écailles , ce qu'en dit Pline est
confirmé par Nigidius Figulus, grand scrutateur de
la nature , et qui , dans son quatrième livre des Ani-
maux, donne la raison pour laquelle les écailles de
l'esturgeon sont placées en sens contraire de celles des
autres poissons, d Ainsi parle Sammonicus, et l'éloge
qu'il fait de ce qu'il y a de honteux dans le banquet
donné par son prince , n'en prouve que mieux le cas
LIVRE JI. 4^
que Ton faisait d'un poisson qu'on servait sur la table
avec toute la pompe usitée dans les cérémonies reli-
gieuses. Quoi qu'il en soit, on ne doit pas être étonné
du prix exorbitant de l'esturgeon, quand on ap-
prend du même Sammonicus qu'Â.sinius Celer, per-
sonnage consulaire, paya un mulet sept mille sesterces ;
et ce qui peut donner une idée du luxe de la table à
cette époque, c'est que, selon Pline, il n'y avait pas,
de son temps , de mulet qui pesât plus de deux livres.
Maintenant on en trouve quelquefois de plus pesants
qui sont loin de coûter un prix aussi énorme. La
gourmandise de nos ancêtres ne se contentait pas des
poissons que lui offraient les côtes voisines; car
Octave, commandant de la station maritime de Mi-
sène, sachant que le scare était si peu connu dans les
parages de l'Italie, qu'à présent même ce poisson n'a
pas encore de nom chez nous, en amena sur ses
vaisseaux une immense quantité, qu'il fît jeter le long
des cotes, entre Hostie et la Campanie. Il donna
ainsi le premier l'exemple de semer des poissons dans
la mer de même qu'on sème des grains dans la terre ;
et, comme si cette importation eût été d'un intérêt ma-
jeur pour la chose publique , il la surveilla tellement
pendant cinq ans, que quiconque prenait un scare,
parmi d'autres poissons, était obligé de le rendre sur-
le-champ sain et sauf à son élément.
Est- il étonnant que la sensualité des Romains de
ce temps les ait asservis aux produits des mers , lors-
qu'on les voit attacher, je ne dis pas un certain prix,
mais le plus grand prix au loup du Tibre et autres
470 SATURlfALXS.
poissons de ce fleuve ? J'ignore les moti& de cette pré-
férence qui n'en exista pas moins, puisque M. Vairon,
dans le recensement qu'il fait de ce que chaque can-
ton de l'Italie produit de plus délicat pour la table,
s'exprime ainsi : a Les plaines de Capoue donnent le
meilleur froment , les coteaux de Falerne le meilleur
vin; Cassinum est renommé pour ses huiles, Tusculum
pour ses figues, Tarente pour son miel, et le Tibre
pour ses poissons. » Yarron, comme on voit, ne fait
pas de choix parmi ces poissons , mais il n'en est pas
moins vrai que le loup , comme je viens de le dire ,
obtint la préférence, et celui surtout qu'on péchait
entre les deux ponts. Parmi beaucoup de garants de
ce que j'avance, je choisirai Cincius, contemporain
de Lucilius , et je citerai un fragment de la harangue
qu'il prononça pour engager le peuple romain à re-
cevoir la loi Fannia. Non-seulement ce fragment vient
à l'appui de ce que j'ai dit du loup péché entre les
deux ponts, mais il offre encore un tableau des
mœurs du temps. Quand il veut peindre les volup-
tueux déjà ivres avant de se rendre au forum où ils
doivent prononcer des jugements, et nous faire con-
naître les sujets les plus ordinaires de leurs entretiens,
voici comment il s'exprime : <c Ils jouent aux dés, se
parfument d'essence et s'entourent de prostituées.
Lorsque dix heures sonnent, ils appellent un esclave
et lui donnent ordre d'aller voir ce qui se passe sur
la place des comices , de s'informer des noms de ceux
qui ont parlé pour ou contre telle loi, et du nombre
des tribus qui ont accepté ou refusé cette même loi ;
MYRS II. 471
puis ils partent pour le forum , afin de n'être pas
responsables des procédures faites en leur absence.
Il n'est pas d'urinal sur leur route dans lequel ils
ne soulagent leur vessie. Ils arrivent au comice de
mauvaise humeur, et appellent la cause : l'avocat la
défend; le juge demande les témoins ^ va épancher
de l'eau, revient, dit qu'il est parfaitement instruit
de l'affaire, et se fait présenter les pièces du procès,
quoiqu'il puisse à peina ouvrir les yeux. Que m'im-
pprtent, dit-*il à se$ cpUègues en ent^pt dans (a salle
d'audiençç, tputes cçs niaiseries ? Que n'allons-nous
plutôt boire djm vip miellé, coupé e^vec du vin. grec?
qiie ne m^ogepparnoMS unp grive bien grasse et un
de qes bous poissons, de c^ vrais loups du Tibre,
pê^s eptre l^ deux ponts ? »
Quant à LuciUus , ce poète si énergique et si fou-
gueux» il prouve qu'il connaît aussi le prix de ce
poisson d'un excellent goût qu il appelle gourmand
et sensuel ( iiguritor, catillo). £n effet, le loup du
Tibre est avidis des immondices que décharge le grand
cloaque entre les deux ponts. Ce nom de caiillo (sen-
suel) était eeiui que l'on donnait à ceux qui, arri-
vant irop tai^d aux festins donnés en l'iionneur d'Her*
cule» étaient réduits à lécher les plats. Voici ce que
dit Luciliu3 : c< Il feignait de faire apporter ce que
cbacuA aimait le mieux; l'un préférait les tétines
d'une truie et une volaille bien grasse; uo autre
fqjfiait choix du Loup friand péché entre les deux
ponts du Tibre.»
47^ SATURNALES.
CHAPITRE XIII.
Des lois rendues pour restreindre le luxe de la
table chez les anciens Romains.
Il serait trop long de faire le dénombrement des
mets que le raffinement ^e la sensualité imagina ou
perfectionna. Cette sensualité donna naissance aux
nombreuses lois qui eurent pour objet de régler les
dépenses de la table, auxquelles on crut mettre un
frein en ordonnant aux citoyens de prendre leurs
repas les portes ouvertes. On présuma que, se trou-
vant ainsi sous les yeux les uns des autres, ils seraient
forcés de borner leur luxe. La première en date de ces
lois somptuaires fut celle nommée Orchia, proposée au
peuple, de l'avis du sénat, par le tribun Orchius, la
troisième année de la censure de Gaton. Je n'en don-
nerai pas le texte qui est trop étendu, mais en sub-
stance elle réglait le nombre des convives, et donna
souvent lieu à Gaton de se plaindre qu'on la trans-
gressait relativement à la quantité des personnes in-
vitées. Ges infractions nécessitant l'autorité d'une loi
nouvelle , vingt-deux ans après , et l'an de Rome 692 ,
selon Aulu-Gelle, parut la loi Fannia. Voici ce que dit
à ce sujet Sammonicus Serenus: « La loi Fannîa,
très-vénérable empereur, fut reçue du peuple avec
l'approbation unanime des trois ordres. Il n'en est
LIVRE II. 473
pas de cette loi comme de la plupart des autres qui
furent proposées p^r les préteurs ou les tribuns ; elle
fut rendue par les consuls, de l'avis et du consent&-
nient de tous les gens de bien, pour obvier aux
maux inBnis que causait à l'état Tabus des dépenses
de la table. Il était tel , que pour satisfaire leur gour-
mandise effrénée^ les jeunes gens des meilleures fa-
milles vendaient leur honneur et leur liberté, et que
les citoyens d'un ordre inférieur étaient presque tous
plongés dans l'ivresse lorsqu'ils se rendaient aux co-
mices. C'est dans cet état qu'ils délibéraient sur les
intérêts de la république. »
Ce qui donnait à la loi Fannia un caractère de
sévérité que n'avait pas la loi Orchia , c'est que la
dernière s'était contentée de régler le nombre des
convives, en laissant à chacun la liberté de faire
manger son bien à peu de personnes, tandis que la
première réglait à cent as les frais d'un repas. Aussi
Lucîlius l'appelle-t-il plaisamment la loi Centussis.
Elle fut suivie, à dix-huit ans d'intervalle, de la loi
Didia , qui eut deux objets : le premier et le plus in-
téressant était d'assujettir à ses règlements, non-seu-
lement Rome, mais toute l'Italie, dont les habitants
étaient persuadés que la loi Fannia n'avait pas été
faite pour eux, mais pour les seuls citoyens habitant
la capitale; son second objet était de soumettre aux
peines qu'elle infligeait , non-seulement ceux qui don-
naient des repas somptueux, mais encore ceux qui y
assistaient. A la loi Didia succéda celle dite Licinia ,
parce que ce fut P. Licinius Crassus le riche qui la
474 shTvn^AjMs.
proposa* Elle fut reçue avec tant d'applaudissement
par les personnages les plus considérables, qu'en
vertu d'un sénatus-consuUe, elle fut promulguée avant
d'avoir été exposée, selon la coutume, pendant troi^
jours de marché consécutifs , et comme si elle eût été
sanctionnée par le peuple assemblé. Elle contenait ,
À quelques différences près , les mêm^s choses qua la
loi Fannia, et avait pour but de remettre tn vigueur
les lois précédentes qui tombaient en désuétude. C'était
le sort qu'avaient eu celles des Douze Tables ; vu le
décfi qu'elles éprouvaient à cause de leur ancienneté,
on les rajeunissait en leur donnant le nom de ceux
qui hs proposaient de nouveau. La loi Licinia portait
en substance qu'aux calendes et aux nones, ainsi
qu'aux jours de foire et de marché, il serait permis
de dépenser pour sa table trente as de plus qu'aux
autres jours , et qu'en tout autre temps , on se'conten-
ferait de trois livres de viande sans apprêt, d'une
livre de viande salée ou fîimée, avec toute liberté
pour chacun d'user des fruits de ses terres , de ses
vignes ou de ses plants.
On m'objectera sans doute que les lois coercitives
précitées pxY>uvent la sobriété du siècle oii elles ont
été faites; mais on en jugera autrement si l'on Ëiit
attention que ces lois, résultat de la volonté de quel-
ques particuliers , avaient pour but de réprimer les
vices de la totalité des citoyens, et qu'elles eussent
été sans objet si la corruption des mceurs n'eût pas
été aussi générale. On connaît cet axiotae: Les bonnes
lois dérii^nt des inauvaises mœurs»
UVRJE II. 475
Parut ensuite la loi Cornelia , également somptuaire,
et rendue par le dictateur Cdrnelius Sylla ; elle n'intei^
disait pas le luxe des festins , ne prescrivait pas de bor-
nes à lasensualité^ mais elle diminuait le prix des objets
de consommation; et quels objets, grands dieux! c'é-
tait Coût ce qu'il y avait alors de plus recherché et de
moins connu tant en chair qu'en poisson : et cepen-
dant il en baissa la valeur. Il voulut sans doute que
le bon marché excitât le Romain riche ou pauvre à
se livrer à tous les excès de la table; et, pour dire
ici franchement ce que je pense , je mets au premier
rang des prodigues et des gourmands celui qui se fait
servir des mets d'une pareille valeur, lors même qu'ils
ne lui coûteraient rien. J'ai ^onc une idée d'autant
plus haute de la tempérance de nos concitoyens, qu'ils
ignorent jusqu'aux noms des produits alimenteux spé-
cifiés dans la loi de Sylla, et par conséquent connus
généralement à cette époque. Après sa mort, le consul
Lepidus adressa aussi au peuple une loi alimentaire ,
c'est le nom que Caton donne aux lots somptuaîres
qui regardent la table. Elle fut suivie, peu d'années
après, de la loi Antia, proposée par Antius Restio.
Cette dernière, quoique parfaitement bien faite, tomba
sans avoir été abrogée, tant le luxe était invétéré, et
les vices étroitement unis. On rapporte d'Antius, que
de crainte d'être témoin des infractions &ites à une
loi proposée dans l'intérêt général , jamais , depub sa
publication, il ne mangea hors de chez lui. Je join*-
drais à ces divers règlements l'édit d'Antoine qui fut
depuis triumvir, s'il n'était souveraineméot ridicule
476 SATUIlirA.L£S.
de mettre au nombre des fléaux du luxe celui dont
les dépenses pour la table ne furent surpassées que
par celles de Cléopâtre, son épouse, lorsqu'elle avala
une perle dissoute. Antoine, persuadé que tous les
produits des eaux, de la terre et de Tair étaient des-
tinés à assouvir sa gloutonnerie, et à passer sous ses
dents et dans son gosier, avait voulu, pour cette
raison, transférer l'empire romain en Egypte; et
Cléopâtre, ne voulant pas être en reste, à cet égard,
avec un Romain,' avait parié avec lui qu'elle pourrait
consommer en un seul repas la valeur de dix millions
de sesterces. Antoine émerveillé n'hésita pas à soutenir
la gageure, en s'en remettant à l'arbitrage de Mu-
natiusPIancus, nommé juge de cet extravagant défi.
Le lendemain , Cléopâtre, qui voulait prolonger les
doutes d'Antoine, fit servir un repas magnifique à la
vérité, mais qui n'offrait rien d'extraordinaire à un
homme familiarisé avec tous les mets dont ce souper
se composait. Enfin la reine, en souriant, se fit ap-
porter un vase dans lequel elle versa, de fort vinaigre,
et détachant une des deux perles qu'elle portait aux
oreilles, elle la jeta dans ce vinaigre, et quand elle fut
dissoute, ce qui ne tarda pas , vu la nature de cette
concrétion pierreuse, elle l'avala. La reine avait gagné
la gageure, puisque ce pendant d'oreille valait au
moins dix millions de sesterces. Cependant elle se dis-
posait à en faire autant de l'autre, si Munatius, juge
intègre, ne se fût hâté d'affirmer qu'Antoine avait
perdu. On pourra se faire une idée de la grosseur de
cette perle quand on saura que celle restée intacte
LIVRE II. 477
ayant été apportée à Rome après la défaite de cette
reine etla conquête de TÉgypte, fut sciée en deux, et
que chacune de ses moitiés fut jugée assez grosse
pour mériter d'orner le simulacre de Vénus placé au
Panthéon.
CHAPITRE XIV.
Des diverses espèces de noix.
Furius parlait encore lorsqu'on apporta le dessert,
qui donna un autre cours à la conversation. Je dési-
rerais, mon cher Servius, dit alors Symmaque, en
portant la main sur des noix , que vous nous fissiez
connaître la cause ou l'origine de tous ces noms
divers donnés aux noix., et pourquoi ces autres fruits,
d'espèces et de saveurs si différentes, sont classés
parmi les pommes. Mais d'abord dites-nous sur les
noix tout ce que vous fournira votre mémoire enri-
chie par une immense lecture. Cette noix, dite ju-
glans, reprit Servius, tire son nom, selon quelques
personnes, de yi^f^a/ie (être utile) et àe glans (gland).
Voici ce que dit Gavius Bassus dans son Traité de la
Signification des Mots : <c£n nommant juglans l'arbre
qui porte ce fruit, c'est comme si l'on eût dit Jovis
qlans ( gland de Jupiter). La noix du noyer offre en
effet une saveur plus délicate que le gland; et nos
ancêtres, en la voyant si supérieure à ce dernier
478 SATURITALES.
fniit auquel^ elle ressemble, Uont jugéô digne d'être
eonsacrée à utt dieu, et l'ont appelée Jo^is glans,
dûût, par syncope, on a fait juglans. » On lit aussi
dans Cloatius Verus , qui a fait un livre sur les mots
tirés du grec , que de di-juglans^ qui équivaut à Dios
halanos^ on a fait juglans, par la suppressicm de la
syllabe di. Écoutons maintenant Théophraste. Les
productions particulières aux lieux montagneux, et
qui ne naissent pas dans la plaine, sont, le téré-
binthe, le chêne vert, le tilleul, le noisetier, et le
noyer ou le gland de Jupiter. Cette noix, chez les
Grecs, se nomme aussi basilique : celle-ci, nommée
aveline ou prénestine,'est le fruit du noisetier dont
Virgile recommande la plantation. Les Carsitains,
peuplade des environs de Préneste, tirent leur nom de
xfltDTÎa , mot grec qui signifie petite noix ; c'est d'eux
dont parle Varron dans son livre des dits remar-
quables, intitulé Marias et sa fortune. Voilà incon-
testablement la raison pourquoi ces noix sont ap-
pelées prénestines. On lit aussi , dans XAriobis ( le
devin ) de Naevius , ce passage : a Quels furent vos
hôtes hier? des habitants de Préneste et de Lanu-
vium ; il fallut donner aux uns et aux autres des mets
qui leur convinssent : aux seconds des oignons cuits
dans l'eau , aux premiers des noix en quantité. »
La noix que je tiens est nommée pontique chez les
Grecs , parce que chaque peuple donne à ce fruit le
nom du pays où il croît le plus abondamment ; c'est
ainsi que la noix du châtaignier (castanea nux)y
citée par Virgile, s'appelle encore noix Héracléolique.
LITRE II* 479
Le savant Oppius, dans son Traité des Sauvageons,
s'exprime ainsi : « La noix Hëracléotique, connue aussi
sous le Aom de châtaigne, celle appelée pontique, et
celle aussi dite basilique, germent et fleurissent à la
même époque que les noix grecques. »
Parlons maintenant de ces dernières. En disant
cela , il prit une amande dans Tassiette. Cette noix
grecque, appelée aussi amygdale, prend encore le
nom de noix de Thasos. J'en ai pour garant Gloatius
qui dit, dans son ouvrage cité plus haut : «c La noix
grecque est l'amygdale. » Et Atta [Quinctius), dans
sa supplication aux dieux , s^exprime ainsi : « N'épar**
gne2 ni les noix grecques, ni les rayons de miel.»
Puisqu'il est question de noix , je ne dois pas ou-
blier celle dite mollusque, quoique l'hiver nous prive
de ce fruit dont Plante fait mention dans son Cal^
ceolus : « Sur son toit, dit-il, on voyait un noyer
mollusque. » Mais il se contente de le nommer sans
nous en donner la description. C'est celui connu sous
le nom de noyer persique (le pêcher), dont le fruit
se nomme mollusque, parce que sa chair est extrê-
mement tendre. Nous ne pouvons suivre à cet égard
de meilleur guide que Sœvius, écrivain profondément
instruit, qui en parle dans son idylle intitulée More-
tum (sorte de gâteau), et fait dire au jardinier, qui
veut que, parmi les autres ingrédients, on y fasse
entrer le fruit du pêcher :
« Joins, Acca, aux basiliques une partie de ces
fruits , puis de ceux que donne l'arbre de Perse :
c'est ainsi qu'on les appelle depuis que les Macédo-
48o SATURNALES.
ntens, de retour de la Perse où ils ont livré de san-
glants combats sous les ordres du grand Alexandre,
ont rapporté aux champs de la Grèce cet étranger
qui les a enrichis d'un finit jusqu'alors inconnu, et
qu'on nomme noix mollusque , pour que personne
n'en ignore. »
On nomme noix térentine celle dont l'enveloppe
est si faible qu'elle se brise lorsqu'on la touche. Voici
l'origine de ce mot, selon Favorinus. «On entend,
remarque ce philosophe , quelques personnes, en par-
lant de certaines brebis ou noix, dire des noix ou
des brebis tarentines; elles devraient dire térentines,
du sabin terenus, qui signifie mou. C'est de ce mot
que la famille des Terentius a pris son nom. Telle
est l'opinion de Yarron qui s'adresse à Libon. » Ho-
race paraît avoir fait la même faute quand il a dit :
« Et la molle Tarente. »
C'est à la noix de pin que nous devons l'amande
que voici:
ce Qui veut manger le pignon doit en briser la
coque , » dit Plaute dans son CurcuUon.
LIVRE II. ^Si
CHAt>ITRE XVi.
Des diverses espèces de pommes et de poires.
Puisque les pommes forment une partie de noti^
dessert, parlons de leurs diveirses espèces^ iainsi que
nous l'avoTis fait des noix.
Parmi les auteurs qui ont écrit sur l'agriculture,
il en est qui établissent entre les, noix et les pommes
cette distinction : ils rangent parmi les noix tous les
fruits dont l'enveloppe est dure, et dont l'intérieur
est bon à manger; et, parmi les pommes, ceux dont
l'extérieur est bon à manger, et dont l'intérieur ren-
ferme un corps dur. D'après cette définition, le fruit
que Saevius range parmi les noix doit être mis au
rang des pommes.
Ce préambule terminé, je reviens à l'énumération
des différentes espaces de pommes, telle que l'a don-
née le soigneux observateur Gloatius, dan» son qua-
trième livre des mots tirés du grec. Malum Amerir
num , cotonium , citreum , coccy^ielum , conditi-
vum, iBi7i(jL7)Viç, mwteumyMiXttianumj orbiculanim,
ogratianum , prœcox , pcamuceum , Punicunlj Per-
sicumy quirianumy prosisium^ rubrum, scandia-
num , sihestre y struthium , Scantianum , lïbur ,
Feriiinum.
Remarquez que Cloatius met la pèche ( Persicum
48a SATCRNALES.
malum)dM nombre des pommes; et quM lui conserve
son nom, quoique depuis long-temps elle soit natu-
ralisée chez nous. Quant à son citreum malum ( le
citron) 9 c'est aussi un fruit de la Perse dont parle
Virgile :
Et ce fruit bienfaisaDr que peu d'autres égalent.
Il est hors de doute que c'est du citronnier que parle
Virgile , puisque Oppius , dans son Traité des Sauva-
geons, dit : tf Le citronnier n'est autre que le pom*
mier de Perse; le premier croit en Italie, le second
en Médie. » Peu après il ajoute : a Sa pomme est
très -odorante; placée parmi les vêtements, elle tue
les teignes; c'est aussi un alexipharmaque , car,
broyée dans du vin, elle a la propriété d'expulser le
venin. C'est, dans la Perse, un finit de toutes les
siaisons; l^s uns mûrissent pendant que Ton cueille
les autres, v Vous voyez qu'il est ici désigné par son
nom avec tous les caractères que lui reconnaît Vir-
gile, sans le nommer. Homère, qui le nomme Ouov,
reconnaît son odeur suave, quand il dit : « Il s'exhale
de ce fruit une odeur agréable. » Et lorsque Oppius
dit qu'on place cette pomme parmi les vêtements, il
s'accorde avec Homère , qui s'exprime ainsi : « Elle
enferme ses vêtements dans le citronnier odoriférant. »
C'est ce qui a fourni à Naevius, dans sa Guerre puni-
que, l'expression de robe citronnée.
Ce genre de fruit, continua Servius, en parlant
des poires, se subdivise en un grand nombre d'espèces
décrites également par Cloatius : pirum anicianum ,
LIVRE IJ. 483
cumubitiyum ^ cirritum ^ cervisca y caUuhsum^ crus^
tuminum^ decimanum^ Grœcidum^ LoUianUTn^
Lanmdnuniy laureum^ lateresianum , murapium^
Milesium^ murteum^ Nœs^ianum^ orbiculatum^ pras-
cianumjrubUey Signinumj Jullianum ^ titianum ,
Turrinianum, timosum ^ prœcooc ^ volemum, mes*
pilum^ sérum j sementivum sérum ^ Sextilianum
sérum , Valerianum sérum, , Tarentinum sérum.
CHAPITRE XVII.
Des diverses espèces de figues, d*olwes^ et de
raisins.
En voyant ces figues fiècbe$9 je ne puis oublier
que je vous dois la nomenclature de leurs différentes
espèces; c'est toujours l'exact observateur Cloatius
qui me servira de guide : ficus Africa^ alhulay ha-
rundinca^ asinastra^ atra, palusca^ augusta^ bi^
fera^ cariccLy caldiça , alba nigray Chia alba nigra,
Caipurniana alba nigra , cucurbitiva , duriçoria »
Herculanea^ Lii^iarui^ ludia, leptoludia, Marsica^
Numidica^ pulla- Pompeiana ^ prœcox y Tellana
titra.
11 est bon de savoir que , selon les livres des pon-
tifes, le figuier blanc est au nombre des arbres heu-
reux, et que le figuier noir est réputé malheureux.
Écoutons à ce sujet Veranius : a On regarde comme
3i.
484 SATURNALES.
des arbres heureux le chêne commun , celui de Jupi-
ter, l'yeuse, le liège, le hêtre, le noisetier, le cor-
mier, le figuier blanc, le poirier, le pommier, le cep
de vigne, le prunier, le cornouiller, et le lotus. »
Voici ce que dit Tarquitius Priscus dans son Cata«
logue des arbres servant aux présages : ce Les arbres
qui sont sous la protection des dieux infernaux, et
de ceux dont on cherche à détourner le courroux,
sont nommés malheureux ; voici leurs noms : Tala-
terne, la fougère, le figuier noir, ainsi que tous les
arbres à baies noires, ou à fruits noirs; le poirier sau-
vage, le petit houx, la ronce et le buissou, qu'il faut
brûler quand il s'agit de détourner de funestes pré-
sages. » Ajouterai-je que les bons écrivains semblent
distinguer le figuier des autres arbres fruitiers ? La
pomme , l'olive , la figue , le raisin , dit Afranius dans
une de ses pièces intitulée Sella; et Cicéron, au
troisième livre de ses Économiques, s'exprime ainsi :
((Il ne plante pas de vignes, et néglige celles qui
sont plantées; il n'a ni oliviers, ni figuiers, ni pom-
miers. »
Une chose qu'il ne faut pas ignorer, c'est que de
tous les arbres le figuier est le seul qui ne porte pas
de fleurs. Son lait extravasé donne des figues vertes
appelées grossi^ qui ne mûrissent pas, et que les
Grecs nomment oXuvOouç; c'est ce qui fait dire à
Mattius : « Parmi ces milliers de figues , vous ne trou-
verez pas un grossus; » et peu après : cr Prenez de ces
figues vertes (ou grossi) qui sont d'un autre lait. »
LIVRE II. 48^5
On lit aussi dans le premier livre des Annales de
Postumius Albinus : « Voilà pourquoi Brutus jouait
le rôle de stupide et d'idiot ; il affectait de manger des
figues vertes couvertes de miel. »
Voici les noms des diverses espèces d'olives :
olea AJricana , Alhigerus , Aquilia , Alexandrina^
j^gyptia^ culmineay conditii^a, Liciniana^ Orchas,
oleaster^ paiisia^ Paulia^ radius^ Sallentina^ Ser-
giana, Termutia. Et voici ceux des diverses espèces
de raisins : Ui^a Aminea ( ce nom lui vient du can-
ton d'Aminée, maintenant appelée Falerne ) ; w^'âj
asinuscay atrusca, albwerus ^ albena^ apiana^
apiciay bumammay ou, comme disent les Grecs,
^ou[AaaOoç, duracina, labniscay melampsithia y ma-
ronia j mareùtiSy numentana^ preciay pranniay
psithia ^pilleolata , rhodia , stephanitis , venucula ,
variolay lagea.
Je voudrais, dit ici Prsetextatus , que le temps
nous permît d'écouter plus long -temps notre ami
Servius; mais l'heure du repos est arrivé, et de-
main, au lever du soleil, nous devons jouir, chez
Symmaque (i), du charme de sa conversation. A ces
mots, la société se sépara.
(i) Nous verrons , au commencement du troisième livre ,
que la société se rassemble encore chez Praet^xtatus , et non
chez Symmaque ; nous verrons aussi qu'un passage du sixième
livre nous donne l'espoir d*en tendre le lendemain Flavien
disserter sur les connaissances de Virgile dans la science des
augures, et que cet espoir ne se réalise pas. D'autres remar>
486 SATURNALES. LIVRE II.
qiiâft eocore que fera le lecteur lui démontreront que l'ou-
vrage de Macrobe ne nous est f>as parvenu en entier. Nous
en avons eu déjà la preuve à la fin du neuvième chapitre de
ce livre , où il est question des reproches qu*Horus fait à son
siècle sur le luxe et la somptuosité des tables : or, on ne
connaît pas ce passage où Horus déclame contre les abus de
90A temps.
FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE DES CHAPITRES
DU PABMIER VOLVIIE.
LiE Songe de Scipion pagk i
COMMENTAIRE DU SONGE.
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE I. Différence et conformité entre la Répu-
blique de Platon et celle de Cicéron. Pourquoi ils ont
inséré dans ces traités, le premier, l'épisode de la révé-
lation d'Her ; le second , celui du Songe de Scipion . . \6
CHAP. II. Réponse qu'on pourrait faire à l'épicurien
Colotès , qui pense qu'un philosophe doit s'interdire
toute espèce de fictioos; de celles admises par la phi-
losophie, et des sujets dans lesquels elle les admet. . . 10
CHAP. III. Il y a cinq genres de songes ; celui de Scipion
renferme les trois premiers genres 26
CHAP. rV. Du but ou de l'intention de ce songe 3 H
CHAP. y. Quoique tous les nombres puissent, en quel-
que sorte, être regardés comme parfaits, cependant
le septième et le huitième sont particulièrement consi-
dérés comme tels. Propriétés qui méritent au huitième
nombre la qualification de nombre parfait !V>
CHAP. VI. Des nombreuses propriétés qui méritent au
septième nombre la qualification de nombre parfait . . 41
488 TABLK
CHAP. YII. Les songes et les présages relatifii anx adver^
sites ont toiyours i\n seos^ obscur et mystérieux; ils
renferment cependant dçs circonstances qui peuvent,
d'une manière quelconque , conduire sur la route de
la vérité l'investigateur doué de. perspicacité . . . . pack 63
CHAP. yill. n y a quatre genres de vertus : vertus poli-
tiques, vertus épuratoiresy vertus épurées, et vertus
exemplaires. De ce que la vertu constitue le bonheur,
et de ce que les vertus du premier genre appartiennent
aux régulateurs des sociétés politiques, il s'ensuit qu'un
jour ils seront heureux 67
CHAP. IX. Dans quel sens on doit entendre que les di-
recteurs des corps politiques sont descendus du ciel,
et qu'ils y retourneront 73
ÇËLAP. X. Opinion des anciens théologiens siur les enfers;
et ce qu'il faut entendre, selon eux, par la vie ou la
mort de l'âme 76
ÇHAP. XI. Opinion des platoniciens sur les enfers et sur
leur emplacement. De quelle manière ils conçoivent
la vie ou la mort de l'âme. . ., 81
CHAP. XII. Route que parcourt l'âme , en descendant de
la partie la plus élevée du monde vers la partie in-
férieure <)ue nous occupons 85
ÇHAP. Xni. Il est pour l'homme deux sortes de morts:
l'une a lieu quand l'âme quitte le corps; la seconde,
lorsque l'âme restant unie au corps, elle se refuse aux
plaisirs des sens, et fait abnégation de toutes jouis-
sances et sensations matérielles. Cette dernière mort
doit être l'objet de nos vœux ; nous ne. devons pas
hâter la première, mais attendre que Dieu lui-même
brise les Tiens qui attachent Tâme au corps. . '. 91
CHAP. XIV. Pourquoi cet univers est appelé le temple
de Dieu. Des diverses acceptions du mot âme. Dans
quel sens il faut entendre que la partie intelligente de
l'homme est de même nature que celle des astres.
DES CHAPITRES. 4%
Diverses opinions sur la nature de l'àme. De la dif-
férence qu'il y a entre une étoile et un astre. Ce que
c'est qu'une sphère, un cercle, une ligne circulaire.
D'où vient le nom de corps errants donné aux pla-
nètes PAGE 97
CHAP. XV. Des onze cercles qui entourent le ciel io6
CHAP. XYI. Pourquoi nous ne pouvons apercevoir cer-
taines étoiles, et de leur grandeur en général m
CHAP. XYII. Px>nrquoi le ciel se meut sans cesse et tou-
jours circulairement. Dans quel sens on doit entendre
qu'il est le Dieu souverain. Si les étoiles qu'on a nom-
mées fixes ont un mouvement propre ii5
CHAP. XYIII. Les étoiles errantes ont un mouvement
propre contraire à celui des cieux 121
CHAP. XIX. De l'opinion de Platon et de celle de Cicéron
sur le rang qu'occupe le soleil parmi lès corps errants.
De la nécessité où se trouve la lune d'emprunter sa
lumière du soleil , en sorte qu'elle éclaire , mais n'é-
chauffe pas. De [La raison pour laquelle on dit que le
soleil n'est pas positivement an centre, mais presque
au centre des planètes. Oiîgine des noms des étoiles.
Pourquoi il y a des planètes qui nous sont contraires,
et d'autres favorables 127
CHAP. XX. Des différents noms du soleil , et de sa gran-
deur 1 36
CHAP. XXI. Pourquoi l'on dit que les étoiles mobiles
parcourent les signes du zodiaque, bien que cela ne
soit pas. De la cause de l'inégalité de temps qu'elles
emploient respectivement à faire leurs révolutions.
Des moyens qu'on a imaginés pour diviser le zodiaque
en douze parties 1 44
CHAP. XXII. Pourquoi la terre est immobile, et pour-
quoi tous les corps gravitent vers elle par leur propre
poids ♦ i55
490 TABLB
LIVRE SECOND.
CHAP. 1. De rharmonie produite par le mouvement des .
sphères , et des moyens employés par Pythagorc pour
connaître les rapports des sons de cette harmonie.
Des valeurs numériques propres aux consonnances
musicales, et du nombre de ces consonnances. . page 160
CHAP. II. Dans quelle proportion , suivant Platon ^ Dieu
employa les nombres dans la composition de l'âme du
monde. De cette organisation de Tàme universelle
doit résulter l'harmonie des corps célestes 1 66
CHAP. III. On peut encore apporter d'autres preuves et
donner d'autres raisons de la nécessité de l'harmonie
des sphères. Les intervalles des sons dont la valeur ne
peut être fixée que par l'entendement « relativement à
l'âme du monde, peuvent être calculés matérielle-
ment dans le vaste corps qu'elle anime 17'A
CHAP. IV. De la cause pour laquelle, parmi les sphères
célestes, il en est qui rendent des sons graves , et d'au-
tres des sons aigus. Du genre de cette harmonie, et
pourquoi Thomme ne peut l'entendre 1 77
CHAP. y. Notre hémisphère est divisé en cinq zones,
deux seulement sont habitables; Tune d'elles est oc-
cupée par nous, l'autre l'est par des hommes dont
l'espèce nous est inconnue. L'hémisphère opposé a les
mêmes zones que le nôtre; il n'y en a également que
deux qui soient le séjour des hommes 18a
CHAP. VI. De l'étendue des contrées habitées, et de
celle des contrées inhabitables 1 92
CHAP. VU. Le ciel a les mêmes zones que la terre. La
marche du soleil , à qui nous devons la chaleur ou la
froidure, selon qu'il s'approche ou s'éloigne de nous,
a fait imaginer ces différentes zones tgk
CHAP. vni. Où Ton' donne, en passant, la manière
DES CHAPITRES. 49 <
d'interpréter un passage des Géorgiques relatif au
cercle du zodiaque page 200
CHAP. IX. Notre globe est enveloppé par l'Océan , non -
pas en un sens, mais en deux différents sens. La partie
que nous habitons est resserrée vers les p61es , et plus
large vers soû centre. Du peu d'étendue de TOcéan ,
qui nous paraf t si grand 202
CâAP. X. Bien que le monde soit éternel , l'homme ne
peut espérer de perpétuer, che2 la postérité, sa gloire ^
et sa renommée; car tout ce que contient ce monde ,
dont la durée n'aura pas de fin , est soumis à des vicis-
situdes de destruction et de reproduction 206
CHAP. XI. Il est plus d'une manière de supputer les
années: la grande année, l'année vraiment parfaite, '
comprend quinze mille de nos années 211
CHAP. XII. L'homme n'est pas corps , mais esprit. f ( /
Rien ne meurt dans ce monde, rien ne se détruit. ... 216 ^~~"
CHAP. Xni. Des trois syllogismes qu'ont employés les
platonicieiis pour prouver l'immortalité de l'âme. ... 220
CHAP. XIV. Arguments d'Aristote pour prouver, contre
le sentiment de Platon , que l'âme n'a pas de mouve-
ment spontané 22!
CHAP. XY. Arguments qu'emploient les platoniciens en
faveur de leur maître contre Aristote ; ils démontrent
qu'il existe ufie substance qui se meut d'elle-même , et
que cette substance n'est autre que l'âme. Les preuves
qu'ils en donnent détruisent la première objection
d'Arlstôte 232
CHAP. XYI. Nouveaux arguments des platoniciens con-
tre les autres objections d'Aristote 242
CHAP. XVIÎ. Les conseils du premier Africain à son
petit-fils ont eu également pour objet les vertus con-
templatives et les vertus actives. Cicéron, dans le
Songe de Scipion, n'a néglige aucune des trois parties
de la philosophie 249
49^ TABLE
SATURNALES.
LIVRE PREMIER.
IWTRODUCTLOW.
CHAP. I. Plan de tout Touvrage pagk affi
CHAP. II. Du début et de renchaînement des conversa-
tions de table ^3
CHAP. III. Du commencement et de la division du jour
civil a6S
CHAP. IV. Les expressions satumaliorum , noctafutwna
et die cjmtini sont latines 272
CHAP. y. Des mots vieillis et hors d'usage. L'expression
mille verborum est correcte et latine 279
CHAP. yi. Origine et usage de la prétexte. Comment de
ce mot Ton fit un nom propre, et de l'étymologie
de plusieurs autres noms 2K4
CHAP. yil. De Torigine et de rancienneté des Satur-
nales; puis, en passant, de quelques ai^tres sujets. . . 993
CHAP. yill. Du temple de Saturne; des attributs qqi
distinguent ce temple, ainsi que le simulacre du dieu.
Quel sens il faut donner aux fictions poétiques rela-
tives à cette divinité 3n3
CHAP. IX. Du dieu Janus , de ses' noms divers et Je sa,
puissance 3^5
CHAP. X. Date de la célébration des Saturnales. Cette
fête ne dura d'abord qu'un jour; plus tard on la cé-
lébra pendant plusieurs jours 309
CHAP. XI. Il ne faut pas mépiiser les esclaves, d'abord
parce que les dieux veillent sur eux, et ensuite parce
qu'il s'est trouvé parmi eux un grand nombre d'hom-
mes fidèles, prévoyants, courageux, et même plu-
sieurs philosophes. De l'origine des sigillaires 3i 5
CHAP. XII. Division de l'année par Romulus. . , 3^8
(^HAP. XIII. Division de l'année par Numa. Cause de
DES CHAPITRES. 49^
l'intercalation, et à quelle époque elle commença . page 338
CHAP. XIV. Des corrections faites au calendrier, d'a-
bord par César, ensuite par Auguste 3^3
CHAP. XY. Des calendes , des ides et des nones 347
CHAP. XVI. Distinction des jours chez les Romains, et
kurs diverses dénominations 353
CHAP. XVII. Toute la théologie se réduit au culte du
soleil. Les différents noms d'Apollon démontrent son
identité avec le dieu soleil 364
CHAP; XVIII. Bacchus est aussi le même que le soleil. . 38 1
CHAP. XIX. Mars et Mercure sont encore la même di-
vinité que le soleil 387
CHAP. XX. Esculape , Hercule , Hygie , Isis et Sérapis
ne sont autres que le dieu soleil 39a
CHAP. XXI. Adonis, Attis, Osins et Horus ne diffèrent
pas du soleil; et les douce signes du zodiaque se rap-
portent à la nature de cet astre 397
CHAP. XXn. Némésis, Pan qu'on appelle aussi Inus,
ainsi que Saturne, ne sont que des emblèmes du soleil. 4o4
CHAP. XXIII. Jupiter et l'Adad des Assyriens ne font
qu'un avec le soleil. On peut démontrer, d'après l'au-
torité des anciens théologiens et celle d'Orphée , que
le culte de tous les dieux n'est que le culte du soleil . . 406
CHAP. XIV. Éloge de Virgile, et son érudition variée.
Des sujets qui seront traités par ordre dans les livres
suivants 4^2
LIVRE SECOND.
CHAP. I. Comment les convives furent amenés à citer
les bons mots et les plaisanteries des anciens ^ig
CHAP. II. Plaisanteries et mots piquants de diverses
personnes ...i... * 4^3
CHAP. III. Bons mots de Cicéron 428
CHAP. IV. Bons mots d'Auguste sur quelques particu-
liers, et de quelques particuliers sur Auguste 433
/
494 TABLE DES CHAPITRES.
CHAP. V. Bons mots et mœurs de Julie, fille d'A.ugu$te. • 4/1 1
CHAP. YI. Autres citations de mots heureux et de re-
parties fines de quelques Romains page 444
CHAP. VIL Maximes et mots heureux des deux mimo-
graphes Laberius et Publius. Des deux histrions Py*
lade et Hylas 445
CHAP. YIII. Ce qu'entend Platon quand il dit qu'on
peut user des dons de Bacchus. Des dangers et de la
honte qu'il y a à se rendre esclave des plaisirs du tact
et du goût * 45i
CHAP. IX. Luxe de Q. Hortensius, de Fabius Guides,
de Metellus Pius et du grand-pontife Metellus. Du porc
de Troie, des lièvres et des escargots mis en mue. . . 455
CHAP. X. L'art de la danse, celui du chant, la profes-
sion même de comédien, n'étaient pas, chez nos as-
cétres, regardés comme déshonorants 604
CHAP. XI. Du prix qu'attachaient les Romains des der-
niers temps de la république aux poissons, et particu-
lièrement à la murène 464
CHAP.XII. De l'esturgeon, du mulet, du scare et du
loup; 467
CHAP. XHI. Des lois rendues pour restreindre le Inxe
de la table chez les anciens Romains 47a
CHAP. XIY. Des diverses espèces de noix 477
CHAP. XY. Des diverses espèces de pommes et de
poires ', 481
CHAP. XYI. Des diverses espèces de figues , d'olives et
de raisins 4o3
FIN BE LA TABLE.
ad p^. toi ,
[tHENEW YORK
PUBLIC LlBRÀr<Y
ASTOR, LENOX ANO
TILDE.N FOUN0ATION8.
Maer»imr foLl.
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FEB 1 7 1930